Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Rodolphe Darzens

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 334-343).




RODOLPHE DARZENS


1865




Rodolphe darzens est né à Moscou le 1er avril 1865. Il attendait sa sortie du collège pour donner son premier volume de vers : La Nuit (1884). À cet âge on s’éprend toujours de quelques aînés, de ceux-là surtout qui semblent mettre un peu d’audace dans leur œuvre et apportent au monde un art nouveau. M. Darzens se laissa d’abord influencer par Charles Baudelaire et Aloïsyus Bertrand, tout en se créant des attaches avec de purs Parnassiens.

Mais en avançant dans la vie littéraire, il s’est peu à peu dégagé de ce qu’il y avait de trop étroit dans ses premiers liens. Sa nature essentiellement ardente ne peut supporter longtemps rien qui ressemble à un emprisonnement. M. Darzens est tout élan et tout flamme. Aussi son lyrisme indépendant a-t-il vite commencé d’éclater d’abord dans Le Psautier de l’Amie (1885), et dernièrement dans cette belle pièce : L’Amante du Christ, où tout est étincelle et vie.

Mieux vaut marcher à pied que de monter dans le char, même triomphal, de quelqu’un, car, en cette posture, on est toujours plus ou moins asservi et annihilé. Que les jeunes poètes le sachent et imitent l’exemple de M. Darzens ! Ils seront comme lui récompensés par le succès, d’avoir renoncé à tout maître et de suivre, pieds et mains libres, le chemin de leur fantaisie.

Les œuvres poétiques de M. Darzens ont été publiées par Lebas, Alcan-Lévy et Lemerre. Ce dernier éditeur a donné encore du même auteur des poèmes en prose : Strophes artificielles.

E. Ledrain.





RODOLPHE DARZENS

RODOLPHE DARZENS




L’ICÔNE




Les moines byzantins, lorsqu’ils peignent des Vierges
Rehaussent d’or gemmé l’éclat de la couleur
Qui prend des tons vivants à la lueur des cierges ;

Ils entourent d’un nimbe ajouré la pâleur
Du front, et le métal tout constellé de pierres
Est encor buriné par un bon ciseleur.

Puis, de purs diamants, fixés sous les paupières,
Sont les yeux que leur font ces artistes zélés
Qui jeûnent chaque jour et couchent dans des bières.

Une dentelle d’or tombe en plis cannelés
Sur le corps, découvrant seulement les moins pâles ;
Et des rubis, avec des turquoises, mêlés

À des saphirs, à des perles, à des opales,
Sont rangés sur le sein en un large collier
Dont on voit resplendir de loin les quatre ovales.

— Ainsi, pour rehausser ta splendeur, joaillier
Du rhythme et de l’idée et ciseleur des rhythmes,
Je t’ai fait, avec mon amour, un singulier

Ornement et du goût de ces moines sublimes !
Afin que, lorsque ta vision me poursuit
Dans mes recueillements même les plus intimes

Et m’apparaît au seuil pâlissant de la nuit,
Je puisse, en murmurant ton nom, Chère Adorée,
M’agenouiller dans l’angle où la veilleuse luit,

Pour te prier ainsi qu’une Sainte dorée !


(La Nuit)





PLAINTE CRÉPUSCULAIRE




Les voir L’éclosion splendide des ténèbres !
Dans l’air silencieux de ce soir tiède encor,
Fleur dont chaque étamine est une étoile d’or
La nuit déploie au ciel ses pétales funèbres.

Ô seule amie en qui succombe mon orgueil,
Le désespoir aussi, dans mon âme profonde
Éclôt, comme là-haut sur le sommeil du monde
S’épanouit un vaste et lamentable deuil ;

Chère ! et je sens en moi naître une nuit égale
À celle de la froide et morne immensité ;
Une nuit sombre, où seule ainsi qu’une clarté
S’épanche tristement ta tendresse amicale !


(Le Psautier de l’Amie)





MADRIGAL




Je le sais, lente visiteuse
Dont j’adore les petits pas,
Ta douce parole est menteuse,
Ta prunelle n’éclaire pas !

Mais sites paupières sans fièvres
Ne cachent point d’astres égaux,
Si les mots que chantent tes lèvres
Dans mon cœur restent sans échos




Tes chers yeux disent bien des choses
Musicales ; ta chère voix
— Singulières métamorphoses —
Est une clarté que je vois !

Et tandis qu’éperdu, j’écoute
Avec mes regards tes aveux,
Ta chanson dissipe mon doute,
Nuit plus sombre que tes cheveux !


(Le Psautier de l’Amie)





NOSTALGIE





Il pleut, et l’averse d’octobre
Attriste l’air moins que ton cœur ;
Cède enfin à l’ennui vainqueur
Puisque tout meurt de son opprobre !

Sois lâche et ne résiste plus ;
Ensevelis-toi dans son ombre
Pour voir briller, regards sans nombre,
Les yeux de ton passé confus ;

Car l’amour, clarté glorieuse,
Éclipse ces astres discrets
Tes Souvenirs et des Regrets
Qu’aime la nuit mystérieuse.

Et l’Ennui seul est cette nuit
Où luiront tes anciennes joies..
— Ah ! sois triste, pour que tu voies
Leur lumière humble qui te fuit !


(Le Psautier de l’Amie)




MAINS LILIALES




Tu te peignais. Amie, avec des mains si blanches
Qu’elles étaient des lys mêlés à tes cheveux,
Et que ces bras, sortant à demi de tes manches,
Semblaient des tiges hors de vases somptueux ;

Tu te peignais avec des mains si parfumées
Que, fou, j’ai respiré des lys en les baisant,
Et qu’en rêve je vois des corolles aimées
Dès que leur souvenir se réveille à présent ;

Avec des mains si délicates, si légères,
Qu’elles seules sauraient adoucir mes douleurs,
Et que de n’avoir plus leurs caresses trop chères
Je ne suis qu’un pays sans parfums et sans fleurs.





PER AMICA SILENTIA LUNAE




Errer par la nuit amicale
Calmera ton fiévreux tourment,
Errer doucement, en rhythmant
Tes rêves à ca marche égale ;

Le soleil, splendide ce cruel
Ainsi que l’amour dont tu souffres,
Vient de s’abîmer dans les gouffres
Incommensurables du ciel ;


Tu peux, sans craindre d’insolence
Des vains bruits, t’écouter penser,
Car voici que va commencer
Le règne assoupi du silence ;

Et déjà luit sur les toits bleus
La pâle espérance céleste
Qui dissipe l’ombre funeste
Avec ses doux rayons frileux !




C’est par la ville humide un peu
Du clair souvenir de la pluie,
Que ta promenade s’ennuie,
Car tu t’attristes du soir bleu.

Nulle des étoiles percées
Au métal du ciel rajeuni
Ne laisse jusqu’à l’infini
Jaillir tes subtiles pensées ;

Et, comme l’or d’un mauvais vin.
L’au-delà que ta soif contemple
Rutile à travers la lune ample
Où ton espoir se cogne en vain.





Afin que ton esprit se recueille, attristé
Des actions mauvaises lâchement voulues,
Après les heures lumineuses révolues
Voici les sombres heures dans le ciel d’été.

Tu peux rougir, puisque ta honte est invisible,
De tous tes vieux péchés commis en chaque lieu ;
N’as-ru pas renié ta foi, maudit ton Dieu
Et désiré cruellement d’être nuisible ?


Confesse-toi : la nuit t’exhorte au repentirs
Les ténèbres et le silence y sont propices :
Et puis, ne vois-ru pas, du haut des précipices,
Surgir la lune — clairon d’or ! — pour t’avertir ?





Reste sourd au mauvais conseil
Des tentations éloquentes,
Et fuis, dans L’exil du sommeil,
Les chères veilles fatigantes ;

N’écoute pas le son charmeur
Que prend chaque voix illusoire,
Aussi vaine que la clameur
Des victoires et de la gloire.

Et clos tes yeux pour ne pas voir
Se dégrafer la nuit cynique
Qui fait saillir sous le ciel noir
Le globe d’or d’un sein unique !





CYGNES




Par ces soirs blancs de calme autant que de clartés
Je veux rêver d’oiseaux funèbres et d’eau pure
Où leurs passages, pour toujours, sont reflétés :

Car voici que, là-bas, l’éternelle verdure
Des vieux espoirs — forêt prochaine de sapins ! —
Me promet le repos avec la paix future.


Puis, je sais que les deuils extérieurs et vains
Ne valent pas la vision sans violence
Que mes yeux clos contemplent en ces soirs divins :

Des cygnes noirs glissant sur un lac de silence.





LA VOILE




Mon Âme, quel ennui de demeurer tranquille !
Je suis las d’admirer un même océan bleu ;
Si nous tentions d’atteindre aux plages de quelque île
Là-bas, au large, afin de voyager un peu ?

N’es-tu pas une voile blanche de navire,
Ô mon Âme ? Il se lève enfin un bon espoir !
Et son souffle pourrait peut-être nous suffire
Pour parvenir au port avant la peur du soir.

Le calme, dont le doux bercement nous invite
À rester, est trompeur comme l’eau de la mer,
Et, si tu veux partir, ô mon Âme, profite
Du léger vent qui nous présage un ciel moins clair.

Vers d’autres horizons, vers ces îles lointaines
Dont la verdure émerge aux limites des deux,
Sur l’avenir et ses promesses incertaines
Mettons le cap, mon Âme, avec des cris joyeux !


VERS L’OUBLI




Je quitte maintenant la féconde campagne
Où l’or des blés mûris chante l’espoir prochain,
Tandis qu’un fleuve, lentement, au val voisin
Épand la joie incessante qui l’accompagne.

Tout à l’heure viendra l’ennui vert des forêts
Avec ses pins, antiques douleurs taciturnes
Et ses silences où toutes les peurs nocturnes
Mêlent leurs pleurs aux longues plaintes des regrets.

Puis, demain, j’atteindrai les monts que le vent broie
Sans pouvoir les humilier dans leur orgueil,
Sur lesquels seule, l’ombre ample d’ailes de deuil
Plane avec le mélancolique oiseau de proie.

Mais de quels sommets blancs de neige et de clarté
M’apparaitront vos éternelles accalmies,
Ô mers lointaines, mers polaires, endormies
En l’oubli glacial de votre éternité ?





VOCATION




Sen aller, — ce songe est le mien !
Le front levé, l’âme ravie,
Par les routes et par la vie,
Mage, sorcier, bohémien ;




Répéter la bonne aventure
Aux passants qui n’écoutent pas
Et préfèrent vivre ici-bas
Sans penser à la mort future ;

À toute heure ainsi qu’en tout lieu,
Proclamer, comme les prophètes,
Que c’est fini le temps des fêtes,
Qu’avant peu c’est l’instant de Dieu !

Dire : « Cette vie est si brève
« Qu’auprès de l’Éternellement
« Elle dure moins qu’un moment
« Et n’est que le rêve d’un rêve !

« C’est pourquoi je passe avenir
« — Étant le clairon qui précède
« Celui duquel nous vient tout aide —
« Qu’il est l’heure du repentir! »

Mais, je le le sais bien ! mes paroles
Seront d’inutiles rumeurs,
Et j’irai, frère des semeurs
Qui jettent au vent des corolles ;

Les hommes détournant les yeux
S’écarteront tous de ma route,
Anxieusement pris du doute
Que, peut-être ! je viens des cieux.

— Or, pareil au vieux patriarche
Auquel Dieu parlait autrefois,
Chaque nuit, j’entends une voix
Qui m’éveille et qui me dit : « Marche ! »