Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Léon Valade

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 437-445).




LÉON VALADE

1841-1883


Né en 1841 à Bordeaux, Léon Valade était fils et frère d’hommes qui ont rendu de grands services dans l’enseignement des sourds-muets. Après avoir fait ses études au Lycée Louis-le-Grand, il devint secrétaire de Victor Cousin, mais se lassa vite de cette position. Il entra jeune dans les bureaux de l’Hôtel de Ville, où il resta jusqu’à sa mort ; il y avait trouvé la bouchée de pain qui permet de vivre pour l’art, le rêve et l’idée.

Un recueil de sonnets Avril, Mai, Juin (1863) est l’œuvre commune et le début commun de Léon Valade et d’Albert Mérat, avec lequel il donna également une traduction de l’Intermezzo. C’était un brillant début, mais sa personnalité poétique se montre tout à fait formée dans le recueil suivant dont le titre À Mi-Côte (1874) le caractérise si bien, comme dans les pièces parues seulement dans divers journaux ou revues et tant appréciées des délicats.

Léon Valade n’a été, de son vivant, jugé à toute sa valeur que par un groupe restreint d’amis et de lettrés. Il n’a jamais cherché la renommée : on pourrait presque dire qu’il l’a fuie ; et peut-être cependant, tel qui a fait tout d’abord un gros tapage autour de son nom laissera-t-il après lui beaucoup moins que ce poète. Il a enfermé, d’une main singulièrement délicate, des sentiments exquis dans des vers achevés : il faut autre chose dans le bruit du moment, mais cela suffit pour rester.

Les œuvres de Léon Valade forment deux volumes publiés par A. Lemerre. Le premier renferme Avril, Mai, Juin et À Mi-Côte, et le second les poésies éparses jusqu’ici, et réunies là pour la première fois.

Camille Pelletan.



NUIT DE PARIS



Le ciel des nuits d’été fait à Paris dormant
Un dais de velours bleu piqué de blanches nues,
Et les aspects nouveaux des ruelles connues
Flottent dans un magique et pâle enchantement.

L’angle, plus effilé, des noires avenues,
Invite le regard, lointain vague et charmant.
Les derniers Philistins, qui marchent pesamment,
Ont fait trêve aux éclats de leurs voix saugrenues.

Les yeux d’or de la Nuit, par eux effarouchés,
Brillent mieux, à présent que les voilà couchés…
— C’est l’heure unique et douce où vaguent, de fortune,

Glissant d’un pas léger sur le pavé chanceux,
Les poètes, les fous, les buveurs, — et tous ceux
Dont le cerveau fêlé loge un rayon de lune.

(À Mi-Côte)



AU LEVER



Charmante, les yeux bruns de mollesse baignés,
Dans le désordre exquis des cheveux non peignés,
Jeune fille déjà, l’air d’une enfant encore
(Grâce double ! qui tient de l’aube et de l’aurore),

Elle est là, se croyant toute seule… Elle a pris,
Dans le frisson neigeux de la poudre de riz,
Une houppe de cygne, et, dormeuse encor lasse,
Sur la pointe des pieds se hausse vers la glace
Par un effort qui la cambre légèrement.
Pose coquette : ainsi le divin gonflement
Du souffle accuse mieux la naissante poitrine,
En même temps que bat l’aile de la narine,
Et que les cils pressés palpitent sur les yeux.
Attentive, elle tend sa peau d’un grain soyeux
Qu’effleure le duvet doux comme une caresse,
Et se dépite à voir que toujours transparaisse
Le sang jeune, par qui son teint reste vermeil,
De la carnation récente du sommeil ;
Car elle a beau poudrer sa joue ardente et fraîche,
Où, dans le rose, pointe une rougeur de pêche,
Toujours ce vilain rose et ce rouge insolent
Triomphent…
                         Ô Morale, aïeule au chef branlant !
Ô duègne, qu’en secret la mode farde et grime,
Ne t’indigne pas trop (bien que ce soit un crime
D’opprimer sous l’hiver le printemps rose et nu),
Ne t’indigne pas trop de ce crime ingénu.
Si naïve, l’erreur peut être pardonnée.
Songe qu’Avril aussi, jeunesse de l’année,
Parfois s’éveille avec un caprice pareil,
Et fait, à la surprise extrême du soleil,
Sur les rouges bourgeons, drus et pressés de vivre,
Scintiller la blancheur délicate du givre.

(À Mi-Côte)



LA MARGUERITE



Les amoureux (qui n’est naïf, aimant ?)
Ont cet usage, observé comme un rite,
D’aller aux prés cueillir la marguerite
Pour s’assurer qu’on les aime, et comment.

Chaque pétale a sa réponse écrite :
Un peu, beaucoup, ou passionnément,
Ou pas du tout… Et leur vague tourment
Du mot final s’adoucit ou s’irrite.

Si l’amour, fait de joie ou de douleur,
Dit son secret, c’est dans toute la fleur
Plutôt qu’en l’un ou l’autre des pétales :

Car tout, l’oubli comme le souvenir,
La langueur tendre et les hauteurs fatales,
Au cœur aimé tout cela peut tenir.

(À Mi-Côte)



LE REPOS



Hors du wagon poudreux, pour aspirer l’air pur,
Parfois un voyageur se penche à la portière
Et soudain se retire, apercevant le mur
Bas et crépi qui garde un étroit cimetière ;


Un étroit cimetière où l’on sent que les morts
Sont au large, couchés sous les croix espacées,
Et dont les verts cyprès mettent comme un remords
Dans la sérénité molle de ses pensées…

Cet aspect grave, au lieu des gais tableaux mouvants
Que cherchait son regard, le gêne. Chose impie,
Que, pour tracer plus droit leur route, les vivants
S’en viennent côtoyer cette foule assoupie !

Mais l’ardent tourbillon de poussière et de bruit
Ne réveille pas un de ces dormeurs ; il passe
Leur immobilité fait songer et poursuit
Ceux qu’une fuite aveugle emporte dans l’espace.

Le grand repos des morts dit aux voyageurs las :
« Frères impatients, pourquoi courir si vite ?
« Sans tant de hâte vaine et de fatigue, hélas !
« N’arriverez-vous pas au but que nul n’évite ?

« Que le Destin vous tue en route, ou qu’à vos grés
« Il vous laisse vaguer d’un bout du monde à l’autre,
« La place importe peu ! bientôt vous dormirez,
« Comme nous, d’un sommeil aussi lourd que le nôtre. »

Et lui, le voyageur, pourrait dire à son tour :
« Sédentaires amis, certes, je vous envie
« Pour n’avoir pas connu l’amer et vain séjour
« Des villes, dans la mort non plus que dans la vie.

« Quand nos yeux seront clos et rompus nos genoux
« À force de souffrir et de lutter sans trêves,
« Qui sait si seulement notre sommeil, à nous,
« Ne sera pas fiévreux et plein de mauvais rêves ?


« Et de même que dans nos faubourgs populeux
« Nous allons, coudoyés par la foule des rues,
« Nous subirons encore, à l’ombre des ifs bleus,
« La promiscuité funèbre des cohues ;

« Tandis que vous avez chacun, sûrs d’y rester,
« Six pieds de terre au moins d’où nul ne vous évince,
« Ô vous dont le sommeil profond semble ajouter
« À la paix du tombeau la paix de la province ! »

(À Mi-Côte)



MINIATURE

I



C’est parce qu’elle était petite
Et charmante fragilement,
Qu’elle m’eut encore plus vite
Pour esclave que pour amant.

C’est que j’étais si grand pour elle,
Qu’abrégeant l’espace entre nous,
Mon attitude naturelle
Était de vivre à ses genoux.

C’est qu’amoureux de sa faiblesse,
J’aimais à prendre dans mes mains
Ses petits pieds que marcher blesse,
N’étant pas faits pour nos chemins.


C’est qu’en mes bras serrant sans peine
Celle que je nommais mon bien,
J’avais, plus facile et plus pleine,
L’illusion qu’il était mien…

— Et c’est aussi que son caprice
Mettait tant de flamme à ses yeux,
Qu’il fallait bien que je le prisse
Ainsi qu’un ordre impérieux.

C’est qu’à la fois enfant et femme,
Orgueilleuse sous ses dehors
Si frêles ! elle avait dans l’âme
L’indomptable fierté des forts.


II

C’était, du bout de la bottine
Jusqu’à la pointe des cheveux,
Une nature exquise et fine,
Un corps délicat et nerveux :

Frêle instrument, dont la paresse
S’éveillait dès qu’on y touchait
Et vibrait sous une caresse
Comme un violon sous l’archet.


III

Passagère et mignonne hôtesse !
D’où vient qu’elle semble tenir,
Du seul droit de sa petitesse,
Tant de place en mon souvenir ?


Dans l’ampleur folle des toilettes
Lourdes à dessein, elle avait
L’ébouriffement des fauvettes
Frileuses sous le chaud duvet.

Le froissement doux des étoffes
Lui seyait, et s’abattait sur
Ses petits pas, avec des strophes
D’un rythme nonchalant et sûr.

Elle le savait, l’ingénue,
Et qu’une influence des cieux
L’avait formée exprès menue,
Comme tout joyau précieux.

Son élégance était de race,
Pure comme l’or du creuset ;
Et le dernier mot de la grâce,
Sa taille souple le disait.

Un instinct de molles postures
Sans fin la faisait ondoyer :
Car dans les moindres créatures
La vie a son plus chaud foyer.

Et son cœur aussi battait vite !
Et dans un ardent tourbillon
Son esprit que tout rêve invite,
Noir d’une ombre, gai d’un rayon,

Allait d’un vol où ma pensée
Ivre contagieusement
La suivait, parfois distancée
Et fidèle non sans tourment.


IV

Réminiscences mal bannies !
Ô chers prestiges regrettés,
Faits de nuances infinies,
Pleins de saveurs et d’acretés !

Douceur étrange des voix grêles,
Faiblesses au charme vainqueur,
Réseau puissant de mailles frêles
Où pour jamais se prend un cœur !

Morte, absente, ou bien infidèle,
Qu’importe ! rien ne peut ternir
L’exquise miniature d’elle
Que mon âme a su retenir ;

Et le regret en moi tressaille,
Nul amour nouveau n’étouffant
L’ancien rêve, fait à la taille
D’une petite et blonde enfant.

(À Mi-Côte)