Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jean Ajalbert

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 307-311).



JEAN AJALBERT


1863




Jean Ajalbert est né en 1863 à Levallois-Perret (Seine). Ses premiers vers lui ont été inspirés par le spectacle continu des bords pelés de la Seine à Asnières, des terrains vagues de Clichy-la-Garenne et des environs. Dans son premier volume, Sur le Vif, il s’appliquait à réaliser en poésie ce que Raffaelli a réalisé en peinture, et le regretté Robert Caze, dans une préface qu’il mit à ce livre, constatait, « de la première à la dernière page du manuscrit, l’impressionisme, la chose vécue, vue, observée, immédiatement fixée sur le papier. »

Les Paysages de Femmes et Sur les Talus révèlent plus complètement la personnalité d’Ajalbert. Dans les Paysages, il n’éprouve plus autant le besoin réaliste de préciser, il range ses courtes pièces de vers comme des pensées qu’il extrairait de Mémoires intellectuels secrets. Dans ce poème de six cents vers : Sur les Talus, son observation est davantage aiguisée encore, et l’harmonie poétique est neuve et curieuse. Expert dans le jeu des rimes et des rythmes, il se soucie par-dessus tout de subtile psychologie. Il évoque des paysages faits de tons atténués et d’échos troublants. Il est gouailleur et mélancolique. Il sait formuler d’une voix légère les axiomes et les contradictions de la fine diplomatie de l’amour.

Les poésies d’Ajalbert ont été éditées par Tresse et Stock et par L. Vanier.

Gustave Geffroy.




LES CHEMINÉES





Pensives — sur les toits comme des Sphinx penchées —
Profilant dans le ciel leurs noires ossatures —
Elles dévoilent les choses les mieux cachées.

Elles geignent — tremblant ainsi que les mâtures
D’un navire qui vogue au hasard de l’orage —
Avec leurs longs tuyaux, plantés sur les toitures.

Par les sombres minuits, plus d’une fait naufrage
Sous la bourrasque — et va se perdre dans la rue,
Quand siffle la tempête et que le vent fait rage.

Et lorsque en blancs flocons la neige tombe drue —
Seules, émergeant des couches, les Cheminées
Esquissent leurs tuyaux dans la lumière crue.

Elles passent, alors, d’hivernales journées,
Secouant dans les airs leurs panaches splendides,
Au-dessus des maisons du froid abandonnées.

Mais, sur les toits plus bas, leurs spirales morbides
Font craindre un foyer triste, où sanglotent les mères,
Devant les doux berceaux, qui demain seront vides.

Ainsi, j’apprends où sont les souffrances amères,
En regardant au ciel s’envoler les fumées
Que disperse le vent, gloires, bonheurs... Chimères !

Et je vois, par les toits, dans les maisons fermées.


(Sur le Vif)




GENNEVILLIERS





C’est ici que Paris déverse ses eaux sales...

Il semble que la boue a déteint sur les cieux,
Et les nuages font des flaques colossales,
Comme sur la route où s’embourbent les essieux
Des tombereaux, chargés de moellons et de briques.

Le soleil s’est lassé d’éclairer ce ciel, gris
De la fumée opaque aux faîtes des fabriques,
Qui bornent l’horizon du côté de Paris.

Vers Argenteuil, pays des moulins minuscules,
S’étagent des carrés de maigres échalas
Condamnés, sous le poids d’éternels crépuscules,
À fournir les marchés d’acides chasselas.

Les récoltes ont là d’impossibles genèses ;
Les paysans y sont plutôt des égoutiers,
Arrachant, par l’engrais, des légumes obèses
D’un sol à qui la Lune a caché ses quartiers,
Et pour qui le Soleil n’a pas eu de lumière.

Sur les maisons, des toits de tuiles « vermillon... »

C’est la campagne, mais sans chaume et sans chaumière,
Sans la moindre alouette ou le moindre grillon.

Une chèvre — au piquet — broute l’herbe râpée ;
Des vieilles meurt-de-faim cherchent des pissenlits ;


Des gamines — pas plus hautes qu’une poupée —
Dans les meules de paille humide ont fait leurs lits
Auprès de leurs amants de dix ans, dont les hottes
Sont pleines de « mouron pour les petits oiseaux. »

Là, des feuilles de choux, des fanes de carottes
Jaunissent sur le bord d’un champ ; quelques roseaux
Sa lamentent aux vents, parmi les eaux croupies,
Tandis que, sous le ciel, qui semble de la chair,
Où les nuages bas appliquent des charpies,

Chaque arbre a l’air d’un long balai, debout, dans l’air.


(Sur le Vif)





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*       *




Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, ô gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué
Jamais navigué de sa vie.

Le cœur craignait de chavirer,
Mais la mer se faisait si belle,
Qu’il ne sut pas lui résister,
Et vogue, vogue la nacelle.

Le cœur, essuyant son chagrin,
S’embarqua, jeune d’espérance ;
Et, seul, Dieu sait ce qu’il advint
De ce pauvre cœur en partance...


Il était une fois, ô gué,
Un cœur si neuf, ô gué, ma mie,
Qu’il n’avait jamais navigué,
Jamais navigué de sa vie.


(Paysages de Femmes)





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*       *




C’est la Vanité du Demain,
L’effritement de la Matière :
Deux mains qui se « serrent la main »
Sur un marbre du cimetière.

Qui dira le tertre glacé,
Sous lequel dort votre âme blanche,
Et si l’œil cher d’un fiancé
Suivit votre cercueil de planche,

Vierge fatale, dont la mort
Plongea le secret dans la terre,
Vous dont la main étreint si fort
Une main close de mystère ?

C’est la Vanité du Demain,
L’effritement de la Matière :
Deux mains qui se « serrent la main »
Sur un marbre du cimetière...


(Paysages de Femmes)