Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Gabriel Vicaire

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 264-274).


GABRIEL VICAIRE


1848



Gabriel Vicaire, né en 1848 à Belfort (Haut-Rhin), a chanté en vers charmants la Bresse, son pays d’origine. Ses Émaux Bressans (1884) sont une suite de poèmes rustiques, d’une extrême franchise d’impression. De frais paysages, des tableaux d’intérieur à la manière flamande, des scènes de village tour à tour gaies ou mélancoliques y alternent avec de légères et spirituelles fantaisies.

« Il est, dit André Theuriet, des titres qui donnent des promesses que parfois le livre ne tient guère. On ne fera pas ce reproche aux poèmes Bressans de M. Gabriel Vicaire. Ils sont pleins de vie, de santé et de belle humeur. L’auteur, au rebours de beaucoup de ses confrères, s’exprime dans une langue ferme et savoureuse dont la sobriété et la gaîté font songer aux chansons populaires. Il s’exhale de son volume une bonne odeur d’herbe et de blé mûr, et sa poésie a le charme de tout ce qui est sincère et humain. »

La véritable originalité de l’auteur des Émaux Bressans est, en effet, d’avoir enfermé dans une forme exquise, d’un art d’autant plus achevé qu’il se dissimule, les plus délicates, les plus fugitives inspirations de la muse populaire. Son Miracle de Saint Nicolas (1888), où la tendresse mystique du moyen âge s’allie si heureusement et sans le moindre effort à la jovialité naïve de nos vieux conteurs, vient de montrer son talent sous un jour nouveau. La légende l’attire. Il y trouvera sans nul doute une source de rajeunissement.

M. Gabriel Vicaire a, en outre, publié dans diverses Revues de nombreux articles de Folk-Lore qui seront prochainement réunis en volume. On lui doit aussi, en collaboration avec M. Henri Beauclair, un petit livre de parodie vive et ingénieuse, Les Déliquescences d’Adoré Floupette, poète décadent, qui a paru en 1885 et eut alors un très grand succès de vogue.

Les œuvres de M. Gabriel Vicaire ont été éditées par MM. G. Charpentier, Lemerre et Vanier.

A. L.

EN RÊVE



Vous me demandez qui je vois en rêve ?
Et gai, c’est vraiment la fille du roi ;
Elle ne veut pas d’autre ami que moi.
Partons, joli cœur, la lune se lève.

Sa robe qui traîne est en satin blanc,
Son peigne est d’argent et de pierreries ;
La lune se lève au ras des prairies.
Partons, joli cœur, je suis ton galant.

Un grand manteau d’or couvre ses épaules
Et moi dont la veste est de vieux coutil !
Partons, joli cœur, pour le Bois-Gentil.
La lune se lève au-dessus des saules.

Comme un enfant joue avec un oiseau,
Elle tient ma vie entre ses mains blanches.
La lune se lève au milieu des branches.
Partons, joli cœur, et prends ton fuseau.


Dieu merci, la chose est assez prouvée :
Rien ne vaut l’amour pour être content.
Ma mie est si belle, et je l’aime tant !
Partons, joli cœur, la lune est levée.

(Émaux Bressans)

PAUVRE LISE


Avant-hier, la pauvre Lise,
Sans crier gare, a trépassé.

Elle est au milieu de l’église
Sur un tréteau qu’on a dressé.

Elle est en face de la Vierge,
Elle qui pécha tant de fois.

À ses pieds fume un petit cierge
Dans un long chandelier de bois.

Les gens qui sortent de confesse
Ont grand’hâte de s’en aller,

Et le curé bâcle sa messe :
Son déjeuner pourrait brûler.

Aux malheureux courte prière ;
Ça ne rapporte quasi rien.

Pas une âme autour de la bière ;
On dirait qu’on enterre un chien.


Seul, à genoux près de la porte,
Je regarde et je n’ose entrer.

Je pense aux cheveux de la morte
Que le soleil venait dorer,

À ses yeux bleu de violette,
Si doux alors que je l’aimais,

À sa bouche aujourd’hui muette
Et qui ne rira plus jamais.

Toute ma vie est en déroute.
À chaque coup du glas des morts,

Comme un peuplier sur la route
Mon âme tremble dans mon corps.

Ah ! pauvre belle, au temps des fèves,
Comme tu m’embrassais pourtant !

Quelle misère ! Où sont les rêves
Qui nous rendaient le cœur content ?

Toi qu’on disait la plus frisquette
Des filles de Château-Gaillard,

Ta dernière chemise est faite
De quatre planches de fayard.

Adieu, branle-bas et bombances,
Adieu la fleur de nos chansons !

Tu n’iras plus, aux folles danses,
Marcher sur le pied des garçons !


Ton bras, plus ferme que l’ivoire,
Comme un chardon s’est desséché ;

Ta gorge ronde est aussi noire
Que l’image de ton péché ;

Tes lèvres, fleurant comme roses,
Où l’amour menait si grand bruit,

Tes lèvres sont à jamais closes ;
Tes yeux moqueurs sont dans la nuit.

Ta jeunesse s’est consumée
Comme un feu de pâtre en plein bois,

Tu t’en vas comme la fumée
Qui s’éparpille autour des toits.

Dis-moi, pauvre âme abandonnée,
As-tu déjà vu le bon Dieu ?

Au puits d’enfer es-tu damnée ?
As-tu mis la robe de feu ?

As-tu mis le camail de soufre
Et la mitre de plomb fumant ?

Parle, parle. Est-ce vrai qu’on souffre
Mille morts éternellement ?

S’il ne te faut qu’une neuvaine
Pour sortir du mauvais chemin,

Pour vêtir la cape de laine,
Je n’attendrai pas à demain.


Traversant forêts et rivières,
Les pieds saignants, le cœur navré,

À Notre-Dame de Fourvières,
Pénitent noir, je m’en irai.

Bienheureux le pauvre qui touche
Les grains d’or de son chapelet !

Elle peut d’un mot de sa bouche
Nous rendre blancs comme le lait,

Elle peut d’un signe de tête
Effacer notre iniquité.

Je lui donnerai pour sa fête
Manteau d’hiver, manteau d’été ;

Et, quand viendra la grande foire,
Je veux offrir à son Jésus

Un moulin aux ailes d’ivoire,
Pour qu’il rie en soufflant dessus.

(Émaux Bressans)

CIMETIÈRE DE CAMPAGNE


J’ai revu le cimetière
Du bon pays d’Ambérieux
Qui m’a fait le cœur joyeux
Pour la vie entière,


Et, sous la mousse et le thym,
Près des arbres de la cure,
J’ai marqué la place obscure
Où, quelque matin,

Quand dans la farce commune
J’aurai joué mon rôlet,
Et récité mon couplet
Du clair de la lune,

Libre enfin de tout fardeau,
J’irai tranquillement faire,
Entre mon père et ma mère,
Mon dernier dodo.

Pas d’épitaphe superbe,
Pas le moindre tralala ;
Seulement, par-ci, par-là,
Des roses dans l’herbe,

Et de la mousse à foison,
De la luzerne fleurie,
Avec un bout de prairie
À mon horizon.

Ah ! dans ce décor champêtre
Comme je dormirai bien !
Quel excellent paroissien,
Curé, je vais être !

Après avoir tant trotté
Et s’être fait tant de bile,
C’est si bon d’être immobile
Pour l’éternité !


L’église de ma jeunesse,
L’église au blanc badigeon,
Où jadis, petit clergeon,
J’ai servi la messe,

Est encore là tout près,
Qui monte sa vieille garde,
Et, sans se troubler, regarde
Les rangs de cyprès.

Entouré de tous mes proches,
Sur le bourg, comme autrefois,
J’entendrai courir la voix
Légère des cloches.

Elles ont vu mes vingt ans
Et n’en sont pas plus moroses ;
Elles me diront des choses
Pour passer le temps.

Puis, l’après-midi, j’espère,
Tous les petits polissons
Qui vont prendre des leçons
Du premier vicaire,

D’un couplet de mirliton
Salueront nos mausolées,
Et joueront dans nos allées
À saute-mouton.

Bref, je serais, il me semble,
Un mort tout à fait heureux,
Si parfois deux amoureux
S’en venaient ensemble,


Lui timide, un peu jeunet,
Elle fraîche et guillerette,
Cueillir un brin de fleurette
À mon jardinet.

Craintifs comme deux colombes
Prêtes à s’effaroucher,
Je crois les voir s’approcher
De nos pauvres tombes.

Ils se tiendront par la main,
Regardant tout sans mot dire,
Mais je veux qu’un bon sourire
Leur vienne en chemin.

« Cher poète sans malice,
Diront-ils en se signant,
C’est là qu’il dort maintenant ;
Que Dieu le bénisse !

Jamais il n’a fait affront
À qui l’invitait à boire. »
Et pour fêter ma mémoire,
Ils s’embrasseront !

(Émaux Bressans)

CANTIQUE


Ô Dieu qui fis les fleurs, l’eau chaste, la nuit claire,
Et l’aube frissonnante et le soir triomphant,
Dieu que la terre adore et qui daignes te plaire
Aux refrains du vieillard et du petit enfant,


Toi qui fais sous ton porche entrer les hirondelles,
Seigneur miraculeux et doux, maître indulgent
Qui jettes l’espérance au cœur de tes fidèles
Comme une rose pourpre au ruisselet d’argent,

Notre sœur, l’alouette, au lever de l’aurore,
Te salue, et son cri plane au-dessus des bois.
Quand vient le soir paisible, elle t’appelle encore ;
Rends-nous simples comme elle, et prête-nous sa voix.

Mon Dieu, nous ressemblons à la graine qui vole
Dans l’aire ténébreuse où l’on bat le froment :
Nous sommes le roseau, nous sommes l’herbe folle
Que les bœufs de labour écrasent méchamment.

Garde-nous du serpent à la langue dorée ;
Berger compatissant, souviens-toi que jadis
Tu guidais au bercail la brebis égarée ;
Permets que les chanteurs aient place au Paradis.

Et vous dont le Printemps en fleur dit les louanges,
Vous qui nous souriez dans les feux de l’été,
Reine de l’univers et maîtresse des Anges,
Ô vierge gracieuse, ô dame de beauté,

Étoile de la mer, vase pur, tour d’ivoire,
Vous qui venez à nous sur les ailes du vent,
Vous, la source d’eau vive où les âmes vont boire,
Vous, la nue éclatante et le soleil levant,

Dans le bleu du matin tourterelle envolée,
Lis de candeur éclos dans le jardin des cieux,
Soutien de l’innocent, Marie immaculée,
Laissez tomber sur nous un regard de vos yeux.


Vos pieds blancs sont posés sur l’océan qui gronde,
Votre front resplendit par delà le couchant.
Mais vous prenez pitié des misères du monde,
Et du rossignolet vous écoutez le chant.

Faites que nous gardions gaiement votre bannière
Et que, bons serviteurs fatigués de lutter,
Nous entendions encore, à notre heure dernière,
Au clocher du village un Angélus tinter.

Cette musique est douce à l’orphelin qui pleure,
Douce à la nuit qui tombe et douce au point du jour.
Elle nous conduira vers la claire demeure
Où fleurit le rosier de l’éternel Amour.

Heureux si, de bien loin suivant les saints apôtres,
Parmi l’or et l’azur du royaume enchanté,
Nous pouvons, dans la paix promise à tous les vôtres,
Adorer à jamais votre virginité !

(Le Miracle de Saint Nicolas)