Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jacques Normand

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 275-284).




JACQUES NORMAND


1848




Jacques Normand, né à Paris en 1848, se fit recevoir avocat à vingt et un ans. Soldat pendant l’année terrible, il rapporta de sa campagne Les Tablettes d’un Mobile (1871), journal en vers, puis il entra à ï École des Chartes. La fréquentation des vieux auteurs et spécialement des conteurs gaulois de la Renaissance lui fit retrouver à leur suite la veine abandonnée de joviale et légère humeur qui appartient en propre au tempérament français.

Parallèlement à ses travaux de paléographie, Jacques Normand écrivait des saynètes, des récits en vers, qu’il a rassemblés sous le titre de Paravents et Tréteaux (1875). À côté de morceaux joyeux et populaires comme Les Écrevisses et Le Chapeau, et de contes émouvants comme La Gervaise, on y trouve la restitution très intelligente d’une farce du XVIe siècle, La Cornette, qui gagna à l’auteur l’attention du public lettré. Ce premier succès engagea Jacques Normand à faire jouer de délicates comédies en vers, Le troisième Larron, L’Auréole, L’Amiral, etc., qui toutes ont été favorablement accueillies. Déjà il avait publié un recueil intitulé : À tire-d’ailes, où il abordait la poésie de sentiment. Ensuite vinrent Les Moineaux francs (1887), si bien nommés, qui témoignent d’une grande souplesse d’imagination et d’une remarquable finesse d’esprit. Moineaux charmants et ironiques des Tuileries et du parc Monceau, « ils bravent, a dit M. de Pontmartin, les embarras de Paris et les foules du dimanche... et tandis que les merles nous sifflent à distance et que les palombes s’avancent gravement d’un pas de douairière pour becqueter la miette de pain des enfants, eux, les moineaux, n’y mettent pas tant de cérémonie. » C’est cette familiarité de ton et cette grâce de style qui font l’originalité de Jacques Normand et lui assignent une des meilleures places parmi les poètes vraiment français de notre temps.

Les œuvres de Jacques Normand ont été éditées par M. Calmann-Lévy.

Paul Mariéton.


LA GERVAISE

Au petit port normand l’allégresse était grande.

C’est qu’ils sont signalés, les revenants d’Islande,
Les pêcheurs du pays partis depuis longtemps ;
C’est que malgré le flot, le vent et les gros temps,
On dit que nul ne manque à l’appel ; et l’on pense
Au bonheur du retour après la triste absence,
Au fils que l’on revoit, à l’époux qui, ce soir,
Au foyer, près de vous enfin viendra s’asseoir ;
Qui va vous rapporter de sa course lointaine
L’argent qu’on enfouit dans le vieux bas de laine,
Et tous ces beaux récits qu’on écoute en tremblant,
A l’heure du souper, quand le linge bien blanc
Resplendit sur la table, et qu’aux fenêtres closes
Le sombre vent d’hiver met ses plaintes moroses.

Ô bonheur ineffable et tendre du retour !
Ils seront là ce soir...
                               Et tout le long du jour,

Amassés sur la grève, hommes, femmes et filles
Ont vu passer au loin les légères flottilles
Des bateaux annoncés qu’ils se montrent entre eux,
Reconnus par le cœur autant que par les yeux :
« Le Saint-Jean !
                        — Le Saint-Paul !
                                                  — Le Saint-Bonaventure !
— Mon homme !
                         — Mon enfant !
                                                 — La mer est forte et dure. . .
Mais ils dansent à peine !
                                       — Oui... fameux chargement !
— Bonne pêche, pour sûr !
                                        — Ils filent joliment !...
— Si ce grain du nord-ouest ne les prend pas en route,
Ils seront à Fécamp avant la nuit, sans doute !
— Et, deux heures après, au pays !... »
                                                            Le Pays !
Mot discret, mot intime, aux charmes inouïs,
Pour ces humbles vainqueurs de la mer en furie,
À la fois moins et plus que celui de Patrie !

Or donc, tout en rêvant, du haut de mon chalet,
Je les voyais passer gaîment sur le galet,
Quand une douce voix sonnant à mon oreille :

« Eh bien ! et le dîner, monsieur ? Qu’on se réveille !
La soupe est sur la table et va froidir sans vous! »

C’est la Gervaise, avec ses cheveux d’un blond roux,
Sa taille tombant droit, sa figure avenante :
Brave femme du port que j’avais pour servante.

Elle était tout émue et joyeuse : un éclair

S’allumait par instants au fond de son œil clair ;
Le sang rapidement colorait sa peau blanche ;
Elle avait arboré la robe du dimanche,
Le fichu flambant neuf et le plus beau bonnet :
Après quatre longs mois son Pierre revenait !
Son Pierre, son époux, son homme enfin : le père
Des deux petits blondins qui l’appellent leur mère,
Gars de quatre à cinq ans, barbouillés et fripons,
Qui la suivent toujours, blottis dans ses jupons !

Ah ! certe, elle était belle, et gaie, et pleine d’aise
Et bonne à regarder, cette brave Gervaise !

J’achevais de dîner, quand la nuit brusquement
Se blanchit d’un éclair livide : un tournoiement
De vent et de grêlons s’abattit sur la plage ;
La tempête éclatait sombre, pleine de rage,
Et soulevait les flots d’écume couronnés.
Serré contre sa mère, et les yeux étonnés.
Un des enfants cria... Gervaise devint pâle.

« Allons, lui dis-je, allons! ce n’est qu’une rafale...
Un coup de vent... D’ailleurs, ils sont au port déjà ! »

D’un brusque mouvement, son œil interrogea
L’horloge aux poids de plomb pendue à la muraille :
« Qui sait ? »
                   Et l’ouragan, dans un bruit de mitraille,
Vint s’abattre en râlant sur le toit ébranlé.
Elle pâlit plus fort ; moi-même je tremblai.

Une heure se passa, terrible; une autre encore.
Personne !

Autour de nous la grande voix sonore

De l’orage en fureur ne cessait de tonner.

« Un semblable retard ne doit point étonner,
Dis-je à la pauvre femme ; après tout, la tempête,
Terrible comme elle est, à Fécamp les arrête...
Puis un verre devin, offert au cabaret...

— Avant de me revoir ?... Jamais il ne pourrait ! »

Et, sans un mot de plus, elle demeura sombre,
Aux carreaux ruisselants cherchant à percer l’ombre.

Tout à coup, au dehors, on frappa rudement.
« Lui ! dit-elle, c’est lui ! »
                                         Mais, dans l’encadrement
De la porte, apparut la taille maigre et haute
Du père Jean, le vieux douanier de la côte,
Tout inondé de pluie, et le fusil baissé.
« Et Pierre ? » dit Gervaise.

                                         Alors, embarrassé,
Le douanier, debout sur le seuil de la porte :

« Votre homme ?... Il va venir... La marée est très forte
Et cause son retard et celui des amis... »
Puis, s’avançant vers moi: « Le facteur m’a remis
Cette lettre pour vous, » me dit-il à voix basse.

Mais tandis qu’aux carreaux Gervaise, triste et lasse,
Allait se replacer pour regarder au loin,
Le brave douanier, m’attirant dans un coin
Comme pour me donner une lettre :

                                                        « A la plage
« Trois bateaux sont brisés... plus rien de l’équipage

« Qui montait le Saint-Paul... Pierre est parmi les morts.
« En vain sur le galet on a cherché les corps...
« Rien... Apprenez la chose à cette pauvre femme,
« Monsieur !... Moi, voyez-vous, ça me briserait l’âme ! »
Puis, le vieux douanier, haussant sa grosse voix
Rude comme un clairon et tremblanre à la fois :

« Adieu, monsieur! » fit-il.
                                         Et sans autre parole
Il sortit, s’enfonçant dans la tempête folle.

Je restai seul avec Gervaise et les petits,
Les yeux gros de terreur, à ses côtés blottis.

Oh ! l’horrible devoir ! l’épouvantable tâche !
Parler, c’était cruel ; me taire, c’était lâche...
J’aurais, en me taisant, prolongé son espoir...
Mais d’un moment à l’autre elle allait tout savoir
Par le premier venu, cruellement, peut-être...
Parler ?... D’un pareil coup ébranler ce pauvre être,
Briser ce pauvre cœur qui battait, éperdu,
À l’appel d’un bonheur si longtemps attendu !...
Convertir cette joie en tristesse éternelle !...
Oh ! l’horrible devoir !
                                   Je m’avançai vers elle
Cependant, et cherchais quelque détour adroit,
Ouand soudain de la main me montrant un endroit,
Un coin du petit bourg perdu dans la nuit noire :

« Tiens ! dit-elle, du feu chez la femme Grégoire...
Chez Thérèse on allume... et chez Françoise aussi...
Leurs hommes sont ici, pour sûr! ils sont ici !
Mais Pierre ?... Ah ! je saurai ce que cela veut dire ! »

Et, quittant la fenêtre, ivre, comme en délire,
Elle voulut sortir... Mais étendant le bras
Et l’arrêtant du geste :
                                   « Oh ! non ! ne sortez pas ! »

Elle me regarda, blanche comme une morte,
D’un pas inconscient s’avança vers la porte :
« C’est donc vrai ? »
                              Ne sachant que dire, je me tus.
Pas un cri, pas un seul ! — Ses deux bras abattus
Tombèrent lourdement; ses mains froides cherchèrent
Les têtes des petits, doucement les pressèrent
Contre le beau fichu tout neuf, éblouissant,
Qu’elle avait mis pour mieux faire fête à l’absent,
Et, s’asseyant d’un coup :
                                       « Mon homme ! mon pauvre homme ! »

Ah ! comme elle souffrait, la brave femme, et comme
En la voyant ainsi, froide, ne pleurant pas,
Je comprenais que tout se ressemble ici-bas,
Et combien sont cruels, en leurs mêmes alarmes,
Les orages sans pluie et les douleurs sans larmes!

Après un long moment, les yeux toujours baissés :

« Cependant les bateaux au large sont passés...
Le Saint-Paul — je l’ai vu — marchait premier en tête !
Il était à Fécamp bien avant la tempête...
Je l’ai vu !... je l’ai vu!... dit-elle en s’animant ;
Ah ! monsieur, on vous ment! Oui, pour sûr, on vous ment ! »

Et, passant sur son front sa main maigre et pâlie
Comme pour en chasser le vent de la folie :

« Pierre va revenir. . . Il revient... Sur la mer
J’ai bien vu le Saint-Paul passer dans le ciel clair...
Je le reconnaîtrais entre mille sans peine :
J’ai cousu de mes doigts sa voile de misaine !
Pierre ne pas venir ?... Qui vous a dit cela ? »

Plus de doute à présent : la folie était là
Et d’un instant à l’autre allait saisir sa proie.
Alors, prenant ses mains :

                                        « Le bon Dieu vous envoie,
Lui dis-je doucement, tout bas, avec bonté,
Gervaise, une terrible épreuve, en vérité.
Mais reprenez courage, ô ma pauvre affligée !
Songez au lourd fardeau dont vous êtes chargée,
À ces pauvres petits qui n’auront plus que vous ! »

Elle mit les enfants entre ses deux genoux,
Et plus calme, sentant qu’en sa douleur amère
Pour n’être plus épouse, elle était toujours mère :

« Alors, Pierre ?... dit-elle. Oh ! je veux tout savoir !

— Trois barques ont péri, lui dis-je, sans espoir.
Le Saint-Paul est du nombre, avec tout l’équipage.
— Et les corps ?
                         — Pas un seul ! En vain, sur le rivage,
Avec les autres, Jean, le douanier, penché... »

— « Eh ! bon Dieu de bon Dieu ! c’est qu’ils ont mal cherché ! »
Dit une rude voix, tandis que ferme et forte
Une main brusquement faisait tourner la porte ;
« Ces maudits gabelous ont de bons yeux vraiment!
Dire que c’est payé par le gouvernement ! »

Et, sous son grand chapeau de toile goudronnée.
Trempé, mais l’œil ardent, la face illuminée,
Le marin bien vivant devant nous se campa.
Gervaise dit : « Mon homme ! »
                                                Et les enfants : « Papa ! »

Ah ! la rude embrassade et l’énergique étreinte !

Alors, le croiriez-vous ! . . . Moi, dont l’âme contrainte
Depuis quelques instants souffrait étrangement ;
Moi, simple spectateur du brusque dénoûment
De ce drame bien simple et fréquent sur nos plages,
Je sentis mes regards se voiler de nuages,
Je perdis connaissance et je m’évanouis...

Quand, un moment après, les yeux tout éblouis,
Secouru par Gervaise avec un soin extrême,
Par Pierre soulevé, je revins à moi-même,
J’entendis le marin qui disait : « Ce n’est rien ! »
Puis d’un ton gouailleur et doux :
                                                    « Parisien ! »

(Paravents et Tréteaux)

EN

REVENANT DE FAIRE L’ESPRIT

Hier soir, à dîner, chez les... Saint- Amarante,
À dix nous avons eu de l’esprit comme trente.
Nous avons discuté sur maints points délicats,
Ciselé des bons mots, analysé les cas

Les plus enchevêtrés de la psychologie ;
Composé savamment une exquise eau rougie,
Où le vin-passion et le sucre-désir
Avec l’eau-désespoir se mêlaient à loisir ;
Nous avons effleuré des questions diverses,
Couru dans le jardin fleuri des controverses,
Semé le paradoxe à pleines mains, risqué
Tel jugement bizarre et fort alambiqué,
Poussé jusqu’à l’absurde... et même davantage
Le long dévidement du tarabiscotage ;
Troué, vrillé, fouillé, sans peur du fiasco,
L’âme de l’homme ainsi qu’une noix de coco ;
Abordé, le scalpel en main, comme des braves,
Les mystères les plus hardis et les plus graves,
Et parlé tour à tour, changeant notre sujet,
Politique, adultère, art, romans et budget.

Et, pendant le dîner entier, je le répète,
De l’esprit, de l’esprit toujours : une tempête,
Un cyclone effrayant de traits et de bons mots,
Les uns rances déjà, les autres frais éclos;
De l’esprit par ruisseaux, par torrents, par cascades.
De l’esprit, de l’esprit à nous rendre malades!
Et, dès que je sortis, en effet, il me prit
Une indigestion formidable d’esprit!

La tête bourdonnante et les jambes brisées,
Je m’assis sur un banc dans les Champs-Elysées.
Je t’aperçus alors, en relevant les yeux,
Ô lune !... Tu glissais doucement dans les cieux,
Avec ta face bête et ton front sans pensée...
Et, si je l’avais pu, je t’aurais embrassée !

(Les Moineaux francs)