Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Albert Mérat

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 414-422).




ALBERT MÉRAT

1840


Albert Mérat, né à Troyes le 23 mars 1840, est attaché à la Présidence du Sénat. Il débuta en 1863 par un volume de sonnets, Avril, Mai, Juin, en collaboration avec Léon Valade. Ce fut aussi avec lui qu’il donna l’Intermezzo, poème imité de Henri Heine. En 1866, il publia seul un volume de poésies, Les Chimères, pour lequel l’Académie française lui décerna le prix Maillé Latour Landry ; puis il fit paraître successivement L’Idole (1869), Les Souvenirs (1872), L’Adieu (1873), Les Villes de marbre (1874), poésies couronnées par l’Académie française, Printemps passé (1875). Enfin, il publia deux volumes où se résument les qualités de l’auteur, Au Fil de l’eau (1877), et Poèmes de Paris (1880).

« Par ce volume excellent (Au fil de l’eau), dit M. Emmanuel des Essarts, comme par l’ensemble de son œuvre, Albert Mérat a conquis sa place au premier rang des jeunes poètes. Ce n’est pas un narrateur tel que Coppée, un psychologue comme Sully Prudhomme, comme Silvestre un lyrique amoureux, comme France un alexandrin pénétré de « modernité » ; c’est en poésie un peintre de genre et de paysage, encadrant ses tableaux dans les quatrains de la stance ou du sonnet. Il a semé des chefs-d’œuvre dans tous ses recueils et déployé dans son art une certitude, une souplesse qu’aucun autre n’a dépassées. »

Les poésies de M. Albert Mérat ont été publiées par A. Lemerre.

A. L.



LA JUNGFRAU


Au milieu de la chaîne énorme des grands monts,
Si hauts que l’air, plus rare, y manque à nos poumons,
Jusqu’au fond du lac bleu prolongeant ses abîmes,
Superbe, et dépassant du front toutes les cimes,
La montagne de loin attire les regards.

L’imagination douce des montagnards
La trouve la plus belle et la nomme : la Vierge.

De la fenêtre étroite et basse de l’auberge,
Tandis que s’apprêtaient les guides dans la cour,
Mon œil, à l’horizon, dessinait le contour
De la montagne pâle et blanche comme un cygne.
Le soleil colorait cette candeur insigne,
Et l’on voyait rougir la neige sans affront,
Comme fait une enfant qu’on a baisée au front,
Craintive, et dont le sang à la joue embrasée
Pour la première fois monte en vive rosée.
L’astre, c’était l’amour ; la neige, la candeur.

Puis, lorsque s’éteignit toute cette splendeur,
— Car l’esprit la retient, mais l’heure la déplace, —
Mes yeux, moins éblouis, virent les flancs de glace,
La stérile froideur et l’immobilité,
Et pourtant l’invincible attrait de la beauté.

Je ne sais pas comment cela se fit… Peut-être
Était-ce l’air du soir soufflant par la fenêtre,
Peut-être la fatigue, ou bien un souvenir ?
Mais le tableau que l’âme a peine à contenir


S’effaça peu à peu : les lignes s’arrondirent ;
Les angles purs et droits vers le ciel assouplirent
En ondulations leur rigide dessin ;
L’aspérité du roc se moula comme un sein,
Ayant pour vêtement la neige immaculée.

L’image palpitait, charmante, reculée,
Obscure, insaisissable, et pourtant près de moi ;
Et, sans que ma raison pût concevoir pourquoi,
Le mont géant avait des épaules mignonnes.

Et comme on a parfois des rêves monotones
Quand l’amour qu’on berçait n’est pas bien endormi,
Pâle et blanche, et venant à moi d’un air ami,
Avec cette beauté que la grâce décore,
Je vis, spectre charmant, celle que j’aime encore.

(Les Chimères)



LE MOULIN



Cest par eau qu’il faut y venir.
La berge a peine à contenir
Le fouillis d’herbes et de branches,
Ce monde petit et charmant,
La grande roue en mouvement,
Les vannes et leurs ponts de planches.

Un bruit frais d’écluses et d’eau
Monte derrière le rideau
De la ramure ensoleillée.
Quand on approche, il est plus clair ;
Le barrage jette dans l’air
Comme une odeur vive et mouillée.


Pour arriver jusqu’à la cour,
On passe, chacun à son tour,
Par le moulin plein de farine,
Où la mouture en s’envolant,
Blanche et qui sent le bon pain blanc,
Réjouit l’œil et la narine.

Voici la ferme ; entrons un peu.
Dans l’âtre on voit flamber le feu
Sur les hauts chenets de cuisine.
La flamme embaume le sapin ;
La huche de chêne a du pain,
La jatte de lait est voisine.

Oh ! le bon pain et le bon lait !
Juste le repas qu’on voulait ;
On boit, sans nappe sur la table,
Au tic-tac joyeux du moulin,
Parmi les bêtes, dans l’air plein
De l’odeur saine de l’étable.

Lorsque vous passerez par là,
Entrez dans le moulin. Il a
Des horizons pleins de surprises,
Un grand air d’aise et de bonté,
Et contre la chaleur d’été
De la piquette et des cerises.

(Au Fil de l’Eau)



LE COURANT



Il faudrait, pour quitter la ville, un vieux bateau,
Suivant l’eau lentement, sans voiles et sans rames ;
Sur des nuages blancs, aussi blancs que des femmes,
Le ciel d’été, l’azur étendrait son manteau.

Serré dans le granit comme dans un étau,
Le fleuve mord ses bords et glisse en courtes lames ;
Et la ville aux toits bleus tout pailletés de flammes
Parade bruyamment comme sur un tréteau.

Plus de quai ; des maisons d’un étage, des rives,
Les saules, les bouleaux, les aubépines vives,
Un coin du bien-aimé paysage français.

Les peupliers sont hauts, les collines sont bleues…
Où donc est la rumeur de foule où je passais ?
Je ne sais pas combien j’ai pu faire de lieues.

(Les Souvenirs)



LES FENÊTRES FLEURIES



Les Parisiens, entendus
Aux riens charmants plus qu’au bien-être,
Se font des jardins suspendus
D’un simple rebord de fenêtre.


On peut voir en toute saison
Des fils de fer formant treillage
Faire une fête à la maison
De quelques bribes de feuillage.

Dès qu’il a fait froid, leurs couleurs
Ne sont plus que mélancolie ;
Mais cette habitude des fleurs
Est parisienne et jolie.

Ainsi, tout en haut, sous les toits,
L’enfant aux paupières gonflées,
Qui coud en se piquant les doigts,
A près d’elle des giroflées.

Quelquefois même, et c’est charmant,
Sur la tête de la petite
On voit luire distinctement
Des étoiles de clématite.

Aux étages moins près du ciel,
C’est très souvent la même chose :
Un printemps artificiel
Fait d’un œillet et d’une rose.

Dans un pot muni d’un tuteur,
Où tiennent juste les racines,
Un semis de pois de senteur
Laisse grimper des capucines.

Les autres quartiers de Paris
Ont des fleurs comme les banlieues :
C’est que le ciel est souvent gris,
Et qu’elles sont rouges et bleues ;


C’est qu’on trouve un charme en effet
À ce fantôme de nature,
Et que le vrai sage se fait
Des bonheurs en miniature.

(Poèmes de Paris)



LES ÂNES



Leur poil est le poil gris qui sied aux philosophes.
Ce vêtement, pareil aux solides étoffes,
Luit convenablement sans tirer le regard.
Comme on les traite bien, ils n’ont pas l’air hagard
Des nôtres, malheureux et las, rendus cyniques.
Leurs grands yeux doux sont pleins de choses ironiques :
Mais après tout, ils sont des ânes, et leur dos
Doit porter le labeur honnête des fardeaux.
Seulement ce n’est pas l’herbe ni la farine
Dont l’odeur vaine excite et tente la narine ;
Mais les figues, les fruits délicats et mielleux,
Les limons doux, l’amas des raisins merveilleux
Dont les coteaux soufrés cuisent la chair exquise.
La balance du bât est ajustée et mise
De sorte qu’elle soit pour eux un bercement.
Comme un pavillon d’or, brille joyeusement,
Faisant prisme et saillie entre les deux oreilles,
Le haut collier de cuivre aux teintes sans pareilles ;
Et, de chaque côté du front pensif et gai
Qui penche à peine à terre et n’est pas fatigué,
Verts, et d’un juste accord rythmés au pas agile,
Tremblent des rameaux pris au laurier de Virgile.

(Les Villes de Marbre)



LES COLLINES



Quand je monte vers la barrière,
En laissant la ville en arrière ;
Quand la rue est près de finir,
Un mirage, un décor, un rêve,
Au bout de mon chemin se lève :
Voyez les collines bleuir !

Je vous connais : vous êtes Sèvres ;
Vous avez des noms doux aux lèvres
Et des sourires tentateurs.
Vous êtes Meudon ; vous, Asnières,
Et vous faites bien des manières
Pour de si petites hauteurs.

C’est que vous êtes les collines
Chères, profondes et câlines,
Honneur charmant de notre été,
Et que vous êtes très jolies
Dans vos fines mélancolies
Et vos caprices de gaîté.

C’est, lorsque Mai verdit les branches,
Que vous nous donnez, les dimanches,
À pleins rayons votre soleil,
L’ombre qui tombe de vos chênes
Et, tout près des sources prochaines,
Une heure d’aise et de sommeil.


Vos clairières et vos futaies,
Les ronces mêmes de vos haies,
Tous vos sentiers, je les connais ;
Car rien de vous ne m’est farouche,
Et j’ai baisé plus d’une bouche
Dans les fleurs d’or de vos genêts.

Blondes collines apparues
Vers la banlieue, en haut des rues,
Clamart ou bien Montmorency,
Votre grâce est partout la même ;
Mais entre toutes je vous aime,
Ô montagnes en raccourci !

(Au Fil de l’Eau)