Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Henri Cazalis

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 423-429).




HENRI CAZALIS

1840


Henri Cazalis, né à Cormeilles-en-Parisis (Seine-et-Oise), fit ses études littéraires à Paris. L’esprit de curiosité scientifique dont la trace se retrouve dans quelques-uns de ses meilleurs poèmes le poussa dans des directions variées. Étudiant en droit, puis en médecine, passionnément épris et profondément instruit des littératures orientales, il a joint à cette riche et multiple expérience intellectuelle celle des grands voyages et de la vie cosmopolite. C’est dire que peu d’écrivains de ce temps-ci ont coulé plus de métaux et de plus précieux dans le moule de leurs vers. Un goût souverain de l’art, un amour à la fois religieux et mélancolique de la beauté, une sorte de mysticisme nihiliste, de désenchantement enthousiaste et comme un vertige de mystère, donnent à sa poésie un charme composite, inquiétant et pénétrant, comme celui des tableaux de Burne Jones et de la musique tzigane, des romans de Tolstoï et des lieds de Heine. Henri Cazalis a publié sous le pseudonyme de Jean Caselli les Chants populaires d’Italie (1865) ; et sous son véritable nom Melancholia (1866), Le Livre du Néant (1872), Henri Regnault (1872), L’Illusion (1875), et en 1875 une traduction en vers du Cantique des Cantiques.

Les œuvres poétiques de Henri Cazalis ont été publiées par A. Lemerre.

Paul Bourget.



LA BÊTE



Qui donc t’a pu créer, Sphinx étrange, ô Nature !
Et d’où t’ont pu venir tes sanglants appétits ?
C’est pour les dévorer que tu fais tes petits,
Et c’est nous, tes enfants, qui sommes ta pâture :

Que t’importent nos cris, nos larmes et nos fièvres ?
Impassible, tranquille, et ton beau front bruni
Par l’âge, tu t’étends à travers l’infini,
Toujours du sang aux pieds et le sourire aux lèvres !

(Melancholia)



RÉMINISCENCES

à darwin



Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,
Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe ;
Et mon cœur reverdit, quand tout redevient vert.


Certains jours, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a grandi lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l’ombre des Dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui me tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle :
Pour monter vers le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur : la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme,
Et les siècles sans fin que j’ai mis à grandir.

Mais c’est en vain : toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;

Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre,
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !

(L’Illusion)



VIE DIVINE


Aime, ainsi que la mer, la mer dressant ses vagues
Comme des seins tendus aux baisers du soleil,
Et de ses cris d’amour, de ses longs soupirs vagues,
Gémissante, emplissant tout l’espace vermeil ;

Comme ces larges nuits qui cachent sous leurs voiles
La palpitation d’un cœur illimité,
Aime, et fais de ton cœur un grand ciel plein d’étoiles,
D’où s’épanchent la paix sereine et la clarté !

Désire, aime sans fin, souffre, brûle, aime encore,
De rêves sans limite enivre-toi toujours ;
Avant le soir funèbre, abreuve-toi d’aurore,
Ouvre toute ton âme à d’immenses amours.

Alors verse tes chants aux sombres multitudes,
À tous ceux qu’ont rendus stériles les douleurs,
Comme ces vents qui font germer les solitudes
Et, tièdes et féconds, trembler l’âme des fleurs.

Aime et vis, comme un Dieu sur terre voudrait vivre,
Penche-toi vers tous ceux que tu verras souffrir,
Et de lumière et d’art, de rêves toujours ivre,
Incendié d’amour, ne crains plus de mourir !

(L’Illusion)



TOUJOURS



Tout est mensonge : aime pourtant,
Aime, rêve et désire encore ;
Présente ton cœur palpitant
À ces blessures qu’il adore.

Tout est vanité : crois toujours,
Aime sans fin, désire et rêve ;
Ne reste jamais sans amours,
Souviens-toi que la vie est brève.

De vertu, d’art, enivre-toi ;
Porte haut ton cœur et ta tête ;
Aime la pourpre, comme un roi,
Et, n’étant pas Dieu, sois poète !

Rêver, aimer, seul est réel ;
Notre vie est l’éclair qui passe,
Flamboie un instant sur le ciel,
Et se va perdre dans l’espace.

Seule la passion qui luit
Illumine au moins de sa flamme
Nos yeux mortels avant la nuit
Éternelle, où disparaît l’âme.

Consume-toi donc, tout flambeau
Jette en brûlant de la lumière ;
Brûle ton cœur, songe au tombeau
Où tu redeviendras poussière.


Près de nous est le trou béant ;
Avant de replonger au gouffre,
Fais donc flamboyer ton néant ;
Aime, rêve, désire et souffre !

(L’Illusion)



LE SAGE



Le vieux Viçvamétra dans les austérités
Avait vécu cent ans, et le farouche ascète
Assombrissait parfois de regards irrités
Le ciel clair, où les Dieux anciens menaient leur fête.

Le peuple entier du ciel redoutait ce géant,
Car le vieillard pouvait, d’une seule parole,
S’il les dédaignait trop, renvoyer au néant
Tous ces amants divins dont la terre était folle.

Il avait si longtemps, du fond de ses forêts,
Pesé la vanité du ciel et de la terre ;
Il avait pénétré d’effroyables secrets ;
iMais, comme il était bon, il préférait les taire.

Il savait qu’eux aussi les Dieux devaient périr,
Que tous étaient encor plus vains que nous ne sommes,
Et qu’un mot suffirait pour faire évanouir
Ces fantômes créés par le songe des hommes.

Il était devenu très vieux ; il dit un jour :
« Ces ombres, ma pitié les a trop laissés vivre ;
J’élargirai le cœur des hommes par l’amour ;
Mais il est temps qu’enfin leur esprit se délivre ! »


Alors il aperçut, sanglotante, étouffant,
S’affaissant sous le poids trop lourd de sa souffrance,
Une femme qui, près du cercueil d’un enfant,
Les yeux au ciel, cherchait sa dernière espérance.

— Et le vieillard pensa : « Le silence vaut mieux…
Quel mot consolerait cette âme qui succombe ? »
Et, n’osant pas encor faire écrouler les cieux,
Les deux doigts sur sa bouche, il entra dans sa tombe.

(L’Illusion)