AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 117-130).

ÉTUDES POLITIQUES
ET SOCIALES

La question d’Europe en 1899.

… L’Allemagne, la Russie, la Hongrie, l’Angleterre, les États-Unis sont donc les pays dont vont dépendre plus particulièrement, au début du xxe siècle, la paix matérielle et le repos moral de l’Europe. Les trois premiers sont directement intéressés dans la succession d’Autriche ; les autres représentent le poids qui fera pencher dans un sens ou dans l’autre la balance de la civilisation Ainsi l’Europe n’est pas achevée. Tandis que les États qui l’encerclent ont atteint leur développement normal et réalisé leur forme définitive, une incertitude plane encore au centre. Plus on examine le temps présent, plus on cherche à en saisir l’ensemble, à en scruter les détails et plus il semble que ce fait capital surplombe tout l’avenir. Les conflits coloniaux pourront sinon s’éviter du moins se circonscrire et quelque degré d’acuité qu’atteignent jamais les rivalités commerciales, une guerre d’intérêts sera rarement populaire par la raison que les citoyens d’un même pays gardent des intérêts contradictoires. Mais là, au cœur de l’Europe, il ne s’agit ni de fortune ni de prépondérance. Ce sont des questions de vie ou de mort qui se posent ; on ne saurait ni les éluder ni les limiter. On pourrait du moins les aborder dans un désir de paix, de liberté, de justice. En sera-t-il ainsi ?

Aux Anglo-saxons de le décider. Il s’agit de savoir s’ils trouveront en eux-mêmes la force nécessaire pour triompher des suggestions de l’esprit de lucre et de domination. Déjà, chez eux, la lutte bat son plein. D’un côté, il y a tout un passé de libre-arbitre individuel et collectif, des traditions de justice et de légalité, l’habitude de débattre les affaires publiques, de raisonner les événements, de former et d’énoncer des jugements indépendants. De l’autre, il y a une montée extraordinaire de richesse et de force, des projets séduisants, des entreprises audacieuses, la confiance en soi qu’engendre le succès, le désir de garder son avance et aussi, il faut bien le dire, de pernicieux exemples déjà donnés par d’autres peuples.

Telle est la question d’Europe, question politique mais surtout morale et dont la gravité réside principalement dans son caractère inéluctable. Rien ne l’empêchera de peser sur le siècle qui vient. Qu’y pourraient des changements de gouvernements ou de dynasties. Qu’y pourrait le socialisme lui-même ? Pour que se produisent au point de vue international les effets bienfaisants qu’en attendent ses partisans, ne faudrait-il pas qu’au préalable, la réforme morale fut accomplie et qu’un souffle de fraternité eut déjà passé sur une Europe aux frontières indiscutées ?

… C’est là ce qui dans cette question de l’achèvement de l’Europe centrale donne une si haute portée aux éléments moraux. Elle comporte des principes adverses, des germes inéluctables d’oppositions, mais non pas nécessairement des causes de conflits armés. On peut dire que la paix ou la guerre en sortiront selon ce que vaudra l’esprit public. L’esprit public est une grande puissance dont l’action se fait sentir là même où on lui refuse des moyens réguliers de s’exprimer. Il importe donc de préciser ses allures et ses tendances. Ces bases de l’esprit public dans le monde moderne sont l’enseignement, la presse et la religion. C’est par l’enseignement et la presse que l’opinion peut arriver à la connaissance des faits sociaux : la religion doit lui apprendre à les juger avec bienveillance. La connaissance de la vérité et la bienveillance du jugement, n’est-ce pas là l’idéal supérieur de l’esprit public ? Il est évident que nous sommes loin, bien loin d’un tel idéal : certains événements donnent même l’impression d’un recul, d’une sorte de faillite morale. Ni l’enseignement, ni la presse, ni même la religion ne sont, à l’heure actuelle à la hauteur de leur mission !…

L’Avenir de l’Europe, « Indépendance Belge », 1899.

Les articles politiques et sociaux parus en tête du Figaro chaque quinzaine de 1902 à 1906 ayant été pour la plupart assemblés en volume sous le titre de « Pages d’Histoire contemporaine » (Plon) et ces articles ainsi que les volumes (épuisés) de la Chronique de France ayant été analysés par M. Ernest Seillière, membre de l’Institut dans son livre Un artisan d’énergie française, les citations qui suivent ne sont empruntées qu’aux publications parues depuis 1915.

Ouvrez les portes du Temple !

Depuis que les « classes dirigeantes », au cours du xixe siècle, se sont résignées à instruire la Démocratie, elles ont constamment tenu leur effort enfermé dans les limites de l’utilitarisme professionnel. Ce fut un dogme que le travailleur dont le métier doit assurer la subsistance ne saurait être, sans dommage pour la Société, détourné de la voie étroite du perfectionnement technique et qu’aussi bien toute culture générale lui nuirait à lui-même et serait contraire à ses propres intérêts. Les sciences exactes, en ce qu’elles comportent d’applications directes et pratiques, les langues vivantes, commercialement apprises, composèrent la part du patrimoine intellectuel de l’humanité dont la jouissance fut dès lors concédée aux « classes laborieuses ». Et ceux qui les y admettaient s’estimèrent fort généreux et contemplèrent dans leurs miroirs la face du Progrès.

Or, il advint qu’un mouvement irrésistible se dessina qui poussait la Démocratie vers le pouvoir. Elle était le nombre, et le nombre devenait force. Les privilégiés composèrent avec cette force nouvelle, mais ils s’abstinrent de l’éclairer. Le partage des fonctions, passe encore ; le partage des connaissances, non pas. Les portes du Temple demeurèrent closes. Survint la guerre. La Démocratie prouva qu’elle n’avait pas seulement le nombre, mais encore le courage, l’abnégation et la persévérance. Car, sans faire tort à ceux qui les conduisirent et les commandèrent, c’est surtout à la masse des combattants obscurs, on peut bien le dire, qu’ira cette fois l’admiration de l’Histoire.

Quand, la paix rétablie, il faudra remplacer l’édifice que ceux même qui l’avaient construit et s’y carraient à l’aise ont jeté bas par leurs imprudences et leurs excès, on apercevra que l’avènement des gouvernements populaires est proche. Et la Démocratie recevra la garde du Temple sans que, du seuil, elle ait jamais été admise à en contempler le contenu, de ce Temple où sont accumulés les trésors de l’Intelligence et de la Beauté, l’effort des générations écoulées, l’espoir de la civilisation. Et parce que, dressé par un petit nombre d’initiés et selon des formules compliquées, l’inventaire en fut jalousement soustrait aux regards de la foule, voilà que le Temple et ce qu’il renferme se trouveront exposés aux hasards redoutables et aveugles des perturbations économiques et sociales. Et s’il allait être détruit ?…

Ce qu’il y a de plus surprenant dans le passé, ce n’est point la lenteur des progressions intellectuelles, ce sont les défaillances de la mémoire collective. Comment tant d’objets acquis ou réalisés, tant d’entreprises venues à terme, tant de constructions achevées, tant de découvertes enregistrées, comment tout cela a-t-il pu retomber dans le néant, disparaître parfois sans laisser de traces ? Un seul motif en rend compte : l’ignorance du grand nombre, entretenue par l’esprit de caste des privilégiés : une élite avait intérêt à garder pour elle le savoir, afin d’en faire un instrument de règne.

Et tant que l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, n’apportaient pas à l’homme leur concours merveilleux pour la diffusion de toutes choses, un pareil calcul s’excusait, se légitimait presque. Mais de quels arguments honnêtes l’appuyer alors que ces inventions avaient préparé le déplacement de l’axe social ? La pédagogie vint au secours des obscurantistes. Elle inventa une théorie étrange, d’après laquelle l’attention ne saurait se fixer sur un ensemble, l’intelligence le saisir, la mémoire le retenir qu’autant que les détails en ont été l’objet d’une étude préalable approfondie. Regardez-y de près ; tous nos systèmes d’enseignement reposent d’aplomb sur cette doctrine que nul n’ose contredire ni même discuter, et dont les événements actuels soulignent pourtant à nouveau l’absurdité et le néant.

Il faut démolir cette Bastille. La Démocratie doit à son tour recueillir l’enseignement des siècles et prendre contact avec la science désintéressée. Elle est beaucoup mieux préparée à en bénéficier que votre méfiance ne vous le laisse croire. L’air pur des grands courants historiques, la révélation des abîmes cosmiques, les souffles créateurs de l’art allégeront sa marche laborieuse.

Ouvrez les portes du Temple ! Il n’est que temps. L’avenir de l’humanité l’exige.

Pages de critique et d’histoire, 1918.

La réforme de la presse.

Des circonstances atténuantes, oh ! certes, il y en a. Parce qu’une institution a déchu, on n’est pas autorisé d’ailleurs à en rendre responsable en bloc la corporation qui en a la garde. Il faut avoir d’abord opéré le décompte des pesées extérieures dont cette corporation est peut être la victime.

Beaucoup des fautes pour lesquelles la presse contemporaine mérite d’être censurée, sont de simples répercussions dans un milieu spécial de fautes générales où chaque pays, chaque race, chaque catégorie sociale ont leur part de culpabilité. Ces coupables eux-mêmes ont droit à quelque indulgence du fait d’événements dont ils n’étaient pas les maîtres et dont ils ont subi les conséquences. Le temps en lequel nous vivons a été agité par les applications d’inventions incessantes autant qu’ingénieuses. L’existence matérielle en a été transformée, les appétits surexcités, l’équilibre familial ébranlé. Puis, ce sont de nouvelles formes de groupements qui sont apparues et très vite, ces groupements se sont trouvés investis d’une force redoutable : trusts et cartels économiques ou politiques prompts à soumettre l’individu désarmé à leur tyrannie anonyme.

Tous ces éléments de désordre moral ont insufflé l’habitude de mentir : mensonge obligatoire, dilué, à jet continu de tous le plus redoutable car il devient bientôt inconscient : « mensonge perlé » pourrait-on dire, qui sévit presque partout. Ayons donc le courage d’en faire l’aveu : jamais on n’a autant menti que dans la société actuelle. Quelques réformes dans les procédés des chancelleries officielles sont pour nous tromper. Il est vrai — ici ou là — les voies gouvernementales sont moins tortueuses qu’aux époques précédentes. Mais qu’est cela si l’humanité en masse se prend à l’engrenage du mensonge au point de s’en faire une seconde nature et de ne plus même s’apercevoir de la sinistre transformation qui s’opère en elle ?

Certes, je le répète, il n’est pas aisé pour l’homme isolé de tracer sa voie au milieu de foules que des espoirs irréfléchis et des déceptions injustifiées aigrissent ou abattent tour à tour. Certes, il ne l’est pas d’échapper à l’emprise des trusts et des syndicats que les passions ou les intérêts font surgir à tous les carrefours de l’existence. Pourtant, cette orientation individuelle, le journaliste peut-il en être dispensé, lui qui est chargé d’orienter les autres ? Tous les efforts ont convergé en vue de s’emparer de lui, car sa profession, le désigne. Plus l’organisation de la Presse est puissante, plus on cherche à faire d’elle un instrument d’intimidation, de corruption, de chantage — et plus les redressements de la conscience quotidienne lui sont rendus difficiles.

Regardons autour de nous Vérités supprimées ou maquillées, exposés truqués, faussetés habilement démenties de façon que le démenti s’évapore en laissant subsister la fausseté à cet état de choses, l’Europe doit la guerre internationale d’hier et la paix misérable d’aujourd’hui en attendant la guerre sociale de demain. Il serait peut-être temps de s’inquiéter ?

Or, le remède se résout en une alternative très simple : ou bien rejeter l’outil — ce qui est indésirable et d’ailleurs impraticable ou bien purifier les mains qui l’actionnent.

En résumé, il importe pour l’avenir de la Pédagogie, disions-nous, que « la Cité soit alerte et bien équipée et que la Presse soit indépendante et sûre ». Or, la Presse, dans son ensemble, n’est ni indépendante, ni sûre. Asservie par les intérêts financiers ou les passions politiques, gangrenée par une ambiance délétère, ses rouages faussés par l’esprit de camaraderie, la Presse se trouve le plus souvent hors d’état de remplir sa mission alors que précisément cette mission est devenue une sorte de sacerdoce chargé des plus lourdes responsabilités. De cet état de choses, le journaliste est la première victime. Il aime son métier ; il est anxieux de franchise, de culture, de considération, mais on tend à faire de lui un esclave voué à la pratique du « mensonge perlé ». Non seulement son salaire est insuffisant mais sa sécurité est aléatoire.

Il doit être défendu contre ses chefs, contre lui-même, contre les parasites qui le déconsidèrent. Nous croyons que la loi, l’université et l’opinion ont chacune leur rôle à jouer dans l’organisation de cette défense : la loi par deux ordres d’intervention : 1o en déclarant incompatibles la qualité de directeur ou d’administrateur de tout journal politique quotidien et celles de député, sénateur, fonctionnaire de l’État aussi bien que de directeur ou administrateur d’une grande société financière, industrielle ou commerciale ; 2o en précisant et en réglementant le délit de diffamation : l’université en créant des Facultés de journalisme qui distribueraient une culture générale appropriée tout en assurant la préparation technique désirable. Car plus les moyens d’information deviennent rapides et complets plus le sens objectif et critique doit être développé ; l’opinion enfin, en renonçant à exiger la simultanéité de l’information et de la critique et en comprenant que, la nouvelle télégraphiée ne pouvant donner lieu à une analyse immédiate sincère et éclairée, le même journal ou la même édition ne peuvent contenir à la fois l’énoncé des faits et leur commentaire.

Conférence à la Ligue Française, 1924.

L’État et la Cité.

Le terme est antique. Il ne fut pas toujours précis. Civitas ce n’était point la ville, Urbs ; ce n’était pas non plus res publica, l’État. Cela tenait de l’un et de l’autre. Plutôt cela allait de l’un à l’autre, la notion s’élargissant ou se rétrécissant selon les époques. Cette imprécision subsiste. Un dilemme se tient devant nous. Il y a au fond du creuset où s’élaborent les destins politiques une sorte de conflit entre les doctrines de l’impérialisme d’État et celles de l’autonomisme municipal. C’est en vain qu’à cet égard les futuristes se flattent de découvrir des formes nouvelles. Ils seront conduits malgré eux à utiliser les principes de ces deux formes anciennes par ce motif qu’après tout il n’en existe pas d’autres. Poussez votre investigation à travers les temps historiques, des tribus africaines aux clans nordiques, du chinois à l’aztèque, de l’anglo-saxon au slave, vous retrouverez toujours le double germe que Rome et l’Hellade ont simplement fait fructifier avec un tel éclat que leurs noms y demeurent attachés.

Mais cela ne veut pas dire que des accommodements ne puissent surgir et que les termes du dilemme soient contradictoires. Le passé en est garant. L’intégration de la cité grecque dans l’empire romain est un des phénomènes les plus instructifs de l’histoire et il est regrettable qu’un nouveau Fustel de Coulanges ne se soit pas rencontré pour en mettre en relief les phases successives.

Laissons donc de côté la question de l’évolution de l’étatisme. Dut-il s’orienter vers un absolu auquel pour ma part je ne crois guère, le rôle de la cité moderne en serait à peine diminué. C’est qu’elle puise sa force grandissante non dans des aspirations ou des raisonnements, pas même dans une législation en passe de s’établir, mais dans des réalités acquises et dans des nécessités inéluctables. Songez à la situation inattendue qu’ont créée la T.S.F., les avions, l’automobile, les progrès de la chimie pratique d’une part — et de l’autre, l’uniformisation de l’existence et la substitution progressive d’une classe unique aux divisions sociales jusqu’ici prédominantes.

De cet état de choses encore inachevé, mais déjà fortement dessiné, une vue hâtive ou superficielle porterait à conclure que la cité va sortir diminuée en cohésion, en personnalité. C’est tout le contraire ; on s’en aperçoit déjà. La logique du reste le confirme. Les inventions susdites, par les applications dont elles sont susceptibles créent de la mouvance, de la sociabilité, de l’interpénétration… c’est entendu. Mais elles créent en même temps de l’indépendance, donc de l’autonomie renforcée. La cité n’était pas maîtresse du chemin de fer, du télégraphe, du téléphone… elle l’est ou peut l’être de ses autos, de ses avions, de sa T.S.F. La chimie tient en réserve pour elle des facilités singulières qui, sans atteindre au degré prédit par Berthelot, pourront jouer dans son alimentation un rôle considérable.

Parallèlement, sa pépinière de desservants et de dirigeants croît en nombre et aussi en qualité pratique. Viennent des circonstances troublées qui la vouent à un isolement relatif et plus ou moins durable, elle sera bien mieux à même de se suffire que ne le fut sa devancière du iiie siècle par exemple lorsque commencèrent de craquer les cadres de la civilisation étatiste.

Conférence, Berne 1932.

Le principe d’intermittence.

Ce qui va bientôt dominer partout, c’est l’obligation de l’économie. Or, par une conséquence de l’uniformisation des habitudes d’existence, la dépense individuelle s’est accrue considérablement et de telle manière que ni l’arrêt du gaspillage administratif ni le refrènement du luxe inutile ne sauraient y apporter de réelle compensation. Il faudra donc recourir à l’introduction d’un principe nouveau, d’une méthode inédite. Ce principe c’est celui de l’intermittence signalé, il y a trois ans déjà, comme seul capable d’arrêter la course à la débâcle qui s’est déclenchée et s’accélère sous nos yeux. On est aveugle, en vérité. On l’est par ce qu’on s’est accoutumé à des raisonnements et à des calculs d’une rigidité mathématique sans tenir compte de la pesée des impondérables pas plus que des forces psychiques dont la qualité mathématique — si elle existe — échappe à notre appréciation. L’opinion s’est habituée à peu près partout à l’idée de ressources indéfinies et à la conclusion qu’un productivisme intégral et une répartition rationnelle auront raison de toutes les difficultés. C’est ainsi qu’après que la question politique a longtemps dissimulé aux regards des gouvernants et des gouvernés la question économique, celle-ci à son tour cache la question sociale, laquelle est à la base de tout le désarroi présent. Or, la question sociale est une question d’ordre passionnel rendue dangereuse par ces haines « sédimentaires » dont nul n’est à même de supprimer le dépôt ni même d’apprécier l’épaisseur.

Que l’on regarde maintenant autour de soi ; des fondations nouvelles ne cessent de se multiplier : Instituts, Bureaux, Comités, Académies il en résulte la construction ou l’aménagement d’édifices pour les abriter et la désignation de fonctionnaires pour les administrer. Si parmi ces institutions, il en est de contestables quant à leur opportunité, admettons que la plupart sont issues d’un dessein louable ou répondent à quelque besoin certain. Mais toutes jusqu’ici sont établies sur le principe de la permanence : permanences ruineuses. Pour les créer, il se rencontre encore quelques Mécènes dont la générosité toutefois ira en s’amincissant. Mais pour entretenir ou restaurer leurs façades pour maintenir le personnel nécessaire, pour solder les surplus imprévus qui paiera et avec quoi ?

Or, que l’on cesse d’enraciner au sol lesdites institutions, qu’on leur donne une organisation intermittente et comme un vague relent de campement, les voilà non seulement allégées d’entraves, déchargées de maints soucis mais encore accommodées au goût du jour. Ce goût du jour n’est point issu d’un caprice mais bien d’un instinct. La vitesse règne. L’existence est devenue trépidante aussi bien par la coopération incessante de la machine que par le recours continuel à la tension de l’organisme humain. Il n’y a pas d’autre remède que l’alternance des activités. Il faut tenter d’affaiblir une préoccupation par celle qu’on y substitue en évitant le cumul de l’une et de l’autre. Les émietter est une utopie, car chaque activité nouvelle doit avoir le temps de s’établir, de s’installer, de pénétrer l’être qui s’y donne. L’homme, en somme, se trouve soumis à la tyrannie de courants à haute fréquence dans une quantité de domaines. Et de tels courants ne sont supportables que s’ils s’interrompent et efficaces que s’ils se répètent. De là la diffusion de l’idée de « session » qui, directement ou sous des déguisements s’infiltre déjà de divers côtés. La session périodique contient de la sorte en germe la solution de maintes difficultés économiques en même temps qu’elle facilite à l’organisme de l’individu la détente devenue indispensable.

Union Pédagogique, 1928.
Dans le jardin de Tarquin.

… Le traité à conclure devra porter sur trois points principaux. Le premier de ces points a trait à la propriété. Il faut que le prolétariat en accepte le maintien, et les privilégiés la limitation. Hors de là, point de salut. C’est, de nos jours, l’alpha et l’oméga de toute paix sociale. Il est assez probable que, plus tard, on trouvera très surprenante la liberté actuellement laissée aux citoyens plus intelligents, plus actifs ou plus favorisés par la chance, d’accumuler entre leurs mains autant de richesse qu’ils réussissent à en capter. On se demandera comment l’ordre public pouvait subsister avec un pareil principe, mais, de nos jours, au contraire, la propriété est constituée en dogme et il faut un effort d’esprit pour que ceux qui la détiennent consentent à la séparer de la morale.

La propriété n’est pas un dogme, mais c’est une nécessité. Sauf, bien entendu, dans les sociétés demeurées à l’état primitif, elle est une perpétuelle réincarnée. Supprimée, elle recommence aussitôt à se développer. La révolution russe est venue juste à point pour le rappeler à ceux qu’égaraient sur ce point les divagations scientifiques d’une certaine école. Actuellement, la naïve ignorance du prolétariat et le sinistre égoïsme des milliardaires se sont accordés pour accélérer la concentration des capitaux en un petit nombre de mains. Ils seront ainsi plus aisés à confisquer, pensent les prolétaires ; on les défendra plus sûrement, se disent les ploutocrates. Double utopie. Groupés de la sorte, les capitaux attisent de plus en plus la haine sociale. Une fois saisis, ils tomberont en poussière et tout sera à recommencer. De la ruine collective accumulée sortira un nouveau travail d’accaparement individuel qui s’emploiera péniblement à réparer les pertes subies. Ce mécanisme est fatal. Il est, de plus, normal et fécond. C’est lui qui tient l’humanité civilisée en haleine. Le souci de gagner et de s’élever est le plus sûr antidote à la paresse animale, et plus nombreux sont les individus qui y réussissent, plus grand est le bénéfice de la collectivité. Ceci toutefois n’est exact que jusqu’à un certain degré. Franchi ce degré, le bénéfice de la collectivité s’infléchit rapidement. Le bien-être du grand nombre élève la moralité générale. Le luxe du petit nombre tend au contraire à l’abaisser. Il n’en fut pas toujours ainsi. Du temps que le luxe se traduisait par la satisfaction d’instincts esthétiques élevés, la collectivité pouvait en tirer profit d’une autre manière ; de beaux édifices, des œuvres d’art, des existences fastueuses mais régulières et localisées ne sauraient se comparer, au point de vue de la répercussion sur la moralité publique, avec la frénésie des automobiles, des colliers de perles et des dîners au restaurant qui synthétise les vulgarités coutumières du luxe actuel. Une société qui compterait une poignée de milliardaires et des foules de travailleurs sans ressources s’affirmerait probablement comme la plus vile et la plus rabaissée qui puisse être.

C’est pourquoi l’opération symbolique à laquelle se livrait Tarquin dans son jardin redevient d’actualité. Tarquin n’abattit point toutes les tiges fleuries pour les ramener au niveau des herbes à peine sorties du sol. Il se contenta de rogner celles qui dépassaient trop ouvertement leurs voisines. C’est là un geste délicat, puisqu’il comporte à la fois de la violence et de la mesure, c’est-à-dire le dualisme le plus difficile et le plus méritoire à réaliser pour l’homme. Il ne serait pas impossible d’y procéder pourtant. Dans son remarquable ouvrage posthume, Walther Ratheneau n’est pas loin de le conseiller à ses concitoyens. Ce milliardaire qui avait perdu la foi en la légitimité de ses milliards — et qui n’a pas été assassiné pour autre chose — eut la claire vision de son temps et le courage de s’en expliquer.

« Où va l’Europe ? », 1923.

Le service ouvrier.

La limitation légale des fortunes privées, seule manière d’en finir avec la lèpre ploutocratique qui ronge les assises des États européens, ne suffirait pas toutefois à assurer un avenir de paix sociale, car tout n’est point affaire de législation parmi les hommes, et la loi sans les mœurs ne vaut. Il faut encore avoir raison du préjugé millénaire qui place le travail manuel dans une situation constamment humiliée par rapport à l’intelligence et à la culture. Des dissertations n’y feront rien, car il est évident que ledit préjugé, qui s’explique par l’histoire, n’a plus, depuis longtemps, de raison d’être autre que l’intérêt matériel de ceux qui l’invoquent. Scientifiquement, il a perdu toute signification, l’hygiène savante ayant établi péremptoirement à la suite de l’hygiène empirique que les muscles et le cerveau, loin de s’opposer, s’équilibrent par l’exercice alternatif. Moralement, il n’en a jamais eu. Il était directement contraire à l’Évangile, mais il n’en est que plus instructif de constater comment le christianisme a dû s’en accoutumer et vivre avec lui sans oser le condamner par la suite, comme il l’avait fait au temps de la primitive Église. N’empêche que si l’on remonte le cours des âges, c’est à un chrétien, à l’un des plus grands qui aient vécu, à saint Benoît de Nursie, fondateur des Bénédictins, qu’il faut se reporter pour trouver la formule applicable à l’époque présente. En obligeant ses moines à manier l’outil, une partie du jour, et à mener le travail des bras concurremment avec celui de l’esprit, saint Benoît visait à préparer une élite de « régénérateurs de la vie ». Quatorze siècles ont passé ; la recette demeure la même. Mais c’est à tout le monde, maintenant, que doit s’appliquer le précepte donné par le célèbre religieux. On parle de « service civil » et, ce terme étant vague, beaucoup s’en emparent, comme d’un thème à paraphraser. Soyons plus nets et plus francs. C’est « service ouvrier » qu’il faut dire. Entendons par là le stage obligatoire à l’atelier, à l’usine, au chantier : stage dont la durée et les modalités peuvent varier selon les besoins de la communauté, mais dont le principe doit demeurer aussi immuable que celui du service militaire.

« Où va l’Europe ? », 1923.