Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XV

Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 58).


Les Celtes, les Germains et les Slaves.

Tandis que, sur la vaste scène oblongue constituée par le bassin de la Méditerranée allaient évoluer les destins de la Rome impériale, trois rangs de peuples étaient venus se masser, de la péninsule ibérique à la mer Noire, comme pour contempler le drame ; tels d’innombrables spectateurs sur les degrés d’un amphithéâtre gigantesque. Mais le sort ne les avait pas poussés là pour regarder. Il les avait érigés en héritiers obligatoires du monde romain : héritiers bien différents les uns des autres par le tempérament, les aptitudes, les ambitions et dont les heurts devaient constituer la trame sanglante d’une nouvelle tragédie d’où sortirait cette personnalité jusqu’alors sans visage et sans cerveau : l’Europe. Ainsi, pendant près de dix siècles — du ve au xve environ — l’activité des Celtes, des Germains, et des Slaves allait se dépenser principalement à l’édification des substructions européennes, en y employant des matériaux pris dans les ruines de la cité romaine et un ciment fabriqué de façon plus ou moins rudimentaire d’après les données antiques.

Mieux préparés que ne l’étaient alors leurs rivaux à entreprendre une pareille tâche, les Celtes possédaient encore cet avantage d’avoir été, dès sa formation, associés au fonctionnement de l’empire et appelés en plusieurs circonstances à lui fournir un appui et à lui servir de contre-fort. Mais parce que — après la chute de cet empire — l’idée impériale rebondit d’abord dans leurs rangs et s’empara ainsi de leur mentalité, les Germains en vinrent à se considérer comme des légataires universels ; dès lors, ils ne cessèrent plus de vouloir rétablir à leur profit l’ancienne hégémonie. Quant aux Slaves, sur qui agissait par ailleurs le voisinage de Byzance, l’hésitation à recueillir leur part de l’héritage latin n’eut d’égale chez eux que la ténacité à continuer d’y prétendre. Ainsi les privilèges celtes, les prétentions germaniques et les indécisions slaves vinrent-elles accroître la violence de conflits dont la géographie — en ne dressant entre tous ces peuples que des frontières fluviales — avait posé le germe fatal.