Anthélia Mélincourt/Les Véritables Principes de population

Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 69-76).


LES VÉRITABLES PRINCIPES DE POPULATION.


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Sir Télégraph, Oran et Forester étaient assis autour d’une table placée près de la fenêtre, et ils déjeunaient, quand une chaise de poste s’arrêta dans la cour de l’abbaye. La voiture fut ouverte, il en descendit un individu long, maigre et pâle.

— C’est sir Fax, s’écria sir Forester ; sir Fax ! le champion de la raison, l’admirateur passionné de la vérité. Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car l’arrivant entra dans cet instant dans le salon et s’assit à la table du déjeûner, après avoir été présenté à sir Télégraph.

— Votre abbaye a singulièrement gagné à la métamorphose, dit sir Fax, après quelques momens ; j’ai de la peine à reconnaître les vestiges de l’ancien monastère, que j’ai perdu de vue depuis deux ans.

— Les paysagistes ne me sauront pas mauvais gré de la métamorphose ; j’ai ménagé les effets pittoresques autant que je l’ai pu.

— L’extérieur a été très-peu altéré, et j’y retrouve encore tous les caractères d’un véritable monastère.

— Sir Télégraph l’interrompit, l’intérieur est aussi très-monastique ; je vous assure, excellente table, vin vieux, que voudriez-vous de plus ?

— Ajoutez, que quoique serviteur des dames, je suis encore libre ; je cherche et ne trouve point ; je crois voir dans chaque femme, celle que je dois aimer ; cette illusion ne tarde pas à s’évanouir ; je crains, vraiment, que ce ne soit jamais qu’en optique que je pourrai la voir.

— Est-ce un malheur, répondit sir Fax, un célibataire est très-considéré.

— J’espère, s’écria sir Télégraph, que je n’aurai pas long-temps à jouir de cette considération ; qu’est-ce que la vie sans l’amour.

— Qu’est-elle avec l’amour, lui demanda sir Fax : un cerisier à fleur double, des fleurs sans fruits, après un mois la fleur tombe et elle est remplacée par la vanité elles chagrins.

— Le mariage, j’en conviens, peut être orageux ; mais le célibat me présente de bien plus graves inconvéniens.

— Considérons, dit sir Fax, avec tout le calme philosophique le mariage, relativement à son utilité dans la société ; il faut, j’en conviens, que quelques-uns se marient pour que le monde se perpétue ; mais il faut que plusieurs s’en abstiennent pour qu’il ne soit pas trop peuplé. Peu et bien, ces mots sont appliquâmes à ce cas, ne vaudrait-il pas mieux qu’il y eût un petit nombre d’habitans sur la terre, vivant en paix et en harmonie, que cette foule disproportionée de fous, d’esclaves, de pauvres, de voleurs et de cul-de-jatte, dont sa surface est encombrée. On déclame contre les maux physiques et moraux ; on les attribue avec les machinéens à un mauvais principe) ou avec quelques philosophes modernes à la construction physique du globe. La cause de tous les maux qui affligent la société, est pourtant claire et facile à faire disparaître en la soumettant à un calcul. Il ne s’agit que de réduire la la population proportionnellement aux moyens de subsistance ; il faudrait pour cela obliger chaque époux à prouver qu’il peut nourrir six enfans, nombre sur lequel on peut ordinairement calculer.

— Ce calcul pourrait rarement être fait d’une manière sûre, repartit sir Forester ; car les changemens de position dans la vie sont plus ordinaires et plus surprenans que dans les romans.

— Que la fortune qui paraît le mieux assurée puisse être rapidement détruite, je n’en disconviens pas ; mais il y a des probabilités qui offrent assez de garantie pour justifier les entreprises et les mettre hors des atteintes du reproche.

— Vous avez peu de raison, de vous plaindre que la génération présente ne calcule pas assez, s’écria Forester ; l’amitié n’est plus, hors quelques exceptions assez rares, qu’un faible lien serré par l’intérêt où la vanité ; l’amour n’est aussi qu’un marché vénal et honteux, le mariage, le plus sordide, le plus bas et le plus avilissant des commerces ; nous ne sommes, enfin, qu’une race dégénérée, soumettant notre existence à des raisonnemens glacés, et nous pourrions presque nier que deux et deux font quatre, si nos intérêts nous y engageaient.

— La peinture que vous faites et qui s’applique exclusivement aux deux premières classes de la société, est, j’en conviens, assez exacte ; vous leur rendez justice dans le fait ; mais vous avez tort dans l’âpreté de votre censure ; parmi les autres classes, les choses diffèrent ; la triste influence de la taxe des pauvres a entièrement détruit le principe des calculs ; le peuple se marie sans scrupule et il se confie, pour la subsistance de sa famille, à la providence ou à la paroisse ; il se marie même dans l’asile du malheur, et change les hôpitaux, cette retraite de l’âge et des infirmités, en une florissante manufacture de jeunes mendians et de vagabonds.

Le barouche de sir Télégraph parut alors devant la porte ; sir Forester pressa inutilement son ami de lui donner un jour de plus. Télégraph était pressé d’arriver à Mélincourt. Il promit néanmoins en partant de revenir bientôt à l’abbaye. Il secoua amicalement la main de Forester et celle de sir Oran, salua avec grâce sir Fax, et sortant de l’appartement, il s’élança dans sa voiture qui disparut aussitôt.

Ces quatre chevaux, dit sir Fax, comme le barouche s’éloignait, consomment la nourriture de huit hommes, pour le fol amusement d’un seul. Ainsi, comme Salomon l’observe, la vanité est le plus grand des maux.

Sir Télégraph ne réfléchit pas, répondit Forester ; mais il a le cœur bon et l’esprit juste, j’espère beaucoup de lui ; il a été mal dirigé dans ses études, et vous ne disconviendrez pas que la marche que l’on suit dans les académies ne soit bien propre à dégoûter de l’instruction.