Anthélia Mélincourt/Le Château d’Alga

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 175-188).


LE CHÂTEAU D’ALGA.


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Les routes des montagnes étant couvertes de neige, les voyageurs furent obligés, en quittant la maison de campagne de sir Paperstamps, de suivre les chemins battus, et ils prirent, après avoir passé une barrière, une direction qui les conduisait au bord de la mer.

Il n’est pas étonnant, dit sir Fax, que les hommes soient en général disposés, comme j’ai remarqué qu’ils le sont, à regarder avec un suprême mépris, les littérateurs ; en voyant l’abjecte vénalité et la servilité dont ils donnent presque toujours l’exemple.

— Que deviennent alors les espérances du monde qui, dites-vous, consistent entièrement dans les progrès de l’esprit, progrès que vous croyez contre-balancer la détérioration physique de la race humaine.

— Quand je parle de l’esprit, je n’entends ni la poésie, ni les critiques périodiques, ni même les sciences physiques ; mais je place mes espérances sur la même base que sir Mystic, ses craintes, la tendance, générale du triomphe de la vérité morale et politique.

— La poésie a perdu ses beaux jours ^ dit sir Forester, Homère, Shakespeare et Milton ne peuvent revivre.

— Nous pouvons encore espérer un Lucrèce.

— Non, tant que la superstition et les préjugés n’auront pas perdu une grande partie de leur pouvoir. Si Lucrèce s’élevait parmi nous à présent, l’exil ou l’emprisonnement l’attendraient in failliblement ; nous avons encore plusieurs pas à faire pour arriver à la libéralité et à la tolérance de Tibère ; comme les sciences physiques, la pensée est devenue, en quelque sorte, l’esclave de l’erreur ; pour un ami de la liberté, on en compte quatre-vingt-dix-neuf, esclaves de la corruption et du luxe.

— Dans plusieurs cas, la science est moralement et politiquement neutre, ses spéculations ont peu de rapports avec les affaires de la vie.

— Il est vrai, même de telles spéculations sont souvent appelées sublimes ; mais le sublime de ce qui est inutile, passe mon intelligence. La neutralité n’est qu’apparente, si l’on admet que les progrès du luxe ont marché du même pas que les sciences physiques ; on doit reconnaître aussi que la superstition a perdu en proportion égale, et je crois qu’on ne peut nier que le monde n’ait gagné au change.

— La décadence de la superstition est, sans contredit, très-avantageuse, dit sir Forester ; mais les accroissemens du luxe ne sont pas moins pernicieux ; il est déplorable de penser que la plus riche est en même temps la plus indigente des contrées et que l’accroissement des jouissances superflues, chez quelques-uns, est contre-balancée par la diminution proportionnelle de l’aisance chez tous les autres. Des équipages splendides et de magnifiques demeures, sont loin d’être le symbole de la prospérité générale. Les vices et la folie marchent ensemble ; la corruption commence par les classes les plus hautes et descend dans les dernières. Si les hommes deviennent généralement plus corrompus à mesure qu’ils se font plus savans ; les progrès que la littérature a pu faire, ne peuvent être admis comme un contre-poids de l’avarice, du luxe et des maladies.

En conversant ainsi, les voyageurs s’avançaient lentement sur les bords de la mer où nous les laisserons continuer, leur chemin, et nous retournerons à Anthélia, que nous savons perdu de vue depuis long-temps, quoique nous soyons à sa recherche.

Anthélia ne se hasardait plus à des promenades solitaires, depuis son retour d’Onevote ; mais elle anticipait en imagination sur le temps on elle pourrait revoir ses bosquets favoris, dans la société du compagnon de sa vie, dont la présence ajouterait à leur intérêt magique, et lui rendrait cette sécurité que sa dernière aventure lui avait fait perdre.

Elle était assise dans la bibliothèque, le matin du jour où elle disparut, elle crut entendra les cris plaintifs d’un enfant ; elle se leva, ouvrit la fenêtre et écouta. Les cris paraissaient partir du bas des rochers. C’était certainement ceux d’un enfant qui souffrait. Anthélia n’hésita pas ; elle traversa le jardin, en courant, ouvrit la petite porte, descendit les marches du rocher, et aperçut une petite fille attachée à un arbre, qui criait et pleurait de toute sa force. Anthélia la mit aisément en liberté, et ses pleurs se séchèrent comme la rosée de mai. Elle lui demanda qui avait pu avoir la barbarie de l’attacher, dans un endroit si désert.

L’enfant lui répondit, qu’il n’en savait rien, que quatre étrangers qui arrivaient à cheval, l’avait enlevée de la commune où vivait son père, qu’ils l’avaient amenée là, et l’y avait attachée ; elle ne savait pourquoi.

Anthélia prit sa main et le guidait parmi les rochers, comptant le renvoyer par le vieux Pierre Gray, à ses parens, quand les hommes, qui avaient placé là l’enfant comme leur hameçon, sortirent de leur embuscade, saisirent Anthélia, et prenant toutes les précautions pour empêcher qu’on entendît ses cris ; ils la placèrent sur un de leurs chevaux, et traversant avec une grande rapidité des chemins peu fréquentés, ils arrivèrent dans un château solitaire sur le bord de la mer ; où après lui avoir fait traverser une longue suite d’appartemens magnifiques, ils la laissèrent seule.

Anthélia ne pouvait concevoir les motifs d’un procédé si extraordinaire, ni former des conjectures probables. Quelques minutes après, une vieille femme d’une physionomie riante, entra dans l’appartement, pour lui rendre tous les services dont elle avait besoin ; mais elle ne répondit aux questions qui lui firent adressées, qu’en secouant la tête et en souriant d’une manière rassurante.

La vieille femme se retira, et rentra peu après avec un élégant dîner, auquel Anthélia ne toucha point. — Ma belle dame, je vous prie, ne vous laissez pas abattre par les chagrins, et ne vous privez pas de nourriture. L’héritière l’assura quelle n’en avait nullement le projet ; mais quelle était sans appétit pour le moment. Elle prit cependant un verre de vin, à la pressante sollicitation de la vieille.

Le lendemain le mystère, fut éclairci, par l’arrivée, du lord Anophel qui se laissant tomber à ses genoux, lui découvrit toute la violence de sa passion, qui l’avait porté à une extrémité à laquelle, la crainte seule de la voir passer dans les bras de l’un de ces rivaux, avait pu le déterminer.

Anthélia lui répondit, que si son projet était d’obtenir sa tendresse, il avait pris un très-mauyais chemin : que s’il espérait obtenir par la crainte sa main, sans son cœur, il pouvait être assuré qu’il n’y parviendrait jamais. Je ne m’appartiens plus, lui dit-elle avec beaucoup d’ingénuité et de franchise, cet aveu doit vous montrer le peu de succès qu’obtiendront vos persécutions.

Le lord, toujours aux genoux d’Anthélia, persista à débiter de grandes phrases, sur l’amour, l’espérance, la mort et le désespoir ; il lui parla des prérogatives attachées au titre de marquise d’Algaric, et finit par lui déclarer qu’il ne s’était porté à une mesure si extrême, qu’après avoir long-temps et mûrement réfléchi, et qu’elle ne sortirait du château d’Alga, qu’avec le litre de lady Achthar. Il la quitta en la laissant méditer sur ce qu’il venait de lui dire.

Le lendemain il renouvella sa visite, et reprit ses sollicitations ; il l’assura que, plus que jamais, sa détermination était de persévérer dans ses projets. Il reçut la même réponse d’Anthélia ; elle voulût raisonner avec lui sur l’injustice de ses procédés, mais il répondit à son tour, que son révérend tuteur et le poëte Feathernest, lui avaient appris que toutes les raisons qui s’opposaient à ses désirs, étaient injustes ou absurdes, et par cela seul manifestement jacobines ; que comme un pilier de l’état, il ne devait ni les écouter ni s’y rendre.

Sa seigneurie renouvella ses visites pendant une semaine, et tous les jours il était moins humble et plus menaçant, par conséquent plus désagréable à Anthélia. C’était ce que désirait Grovelgrub, par les insinuations de qui il agissait ; il fit entendre à son pupille, que le moment était venu de le charger de plaider sa cause, et de montrer à Anthélia, sous son vrai point de vue, l’inflexible résolution du lord et le peu de secours quelle pouvait attendre dans ce château écarté.

Le révérend avait ben d’autres vues que celles dont il flattait le lord, et il ne se présenta à Anthélia, que comme déplorant sa captivité ; il l’assura qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir, pour empêcher son pupille, de se porter à une criminelle violence, aux effets de laquelle il s’opposerait autant qu’il le pourrait ; il jura que son intention était de la mettre en liberté aussitôt que l’occasion s’en offrirait ; mais les avenues du château d’Alga étaient si bien gardées, et son projet présentait tant de dangers, qu’il avait besoin de beaucoup de ménagemens.

Anthélia le remercia de sa bienveillance ; elle lui demanda s’il ne pouvait, pas faire connaître à ses amis, sa situation actuelle pour qu’ils pussent la délivrer. Il répondit que lord Anophel l’avait déjà prévenu, que s’il en faisait rien, ou que si son secret, était découvert, comme il était le seul, qui pût le trahir, il était un homme perdu, et que toutes les espérances que lui avait données le marquis d’Algaric, ne se réaliseraient point.

Anthélia lui offrit de remplacer ce que la perte de l’amitié du marquis pouvait lui coûter ; mais il lui répondit que la chose était impossible à moins quelle ne pût le faire nommer évêque, comme sa seigneurie en avait le dessein. Votre délivrance, ajouta-t-il, doit s’effectuer sans que j’aie l’air d’y avoir contribué, et vous verrez, dans peu de jours que je sais servir mes amis sans me compromettre.

Il continua ses visites, l’amusant quelquefois avec des espérances éloignées ; souvent l’affligeant par des difficultés qu’il disait éprouver. Il paraissait continuellement occupé de la rendre à la liberté et déplorait les délais que des obstacles imprévus apportaient à son dessein ; mais toujours il l’assumait qu’il veillait sur elle, et que sous sa protection, elle n’avait rien à craindre. Il se flattait qu’Anthélia bercée par la crainte et l’espérance, ennuyée de la solitude, fatiguée de lord Anophel qu’il engageait, chaque jour, à se rendre plus désagréable, en viendrait enfin, à lui offrir sa main et sa fortune, comme un faible dédommagement de la perte de son évêché futur.

Anthélia ne fut pas long-temps à pénétrer ses vues ; mais comme elle ne jugea pas prudent de rompre avec lui, elle continua à écouter les détails de ses projets d’évasion, et à lui en rapporter tout le mérite. Elle passait les journées à lire ou à faire de la musique, et elle causa beaucoup d’étonnement au révérend, en lui demandant Rousseau et Gibbou.

Les fenêtres de son appartement étaient à une très-grande élévation, la partie du château sur laquelle elles s’ouvraient, était bordée de rochers arides battus par la mer. Elle regardait souvent l’Océan, et quand les vents en soulevaient les flots, elle, se sentait pénétrée de sentimens, quelle développa dans des stances, dont heureusement pour nos lecteurs, on n’a pas retrouvé la minute.