Anthélia Mélincourt/La Maison de campagne de Mainchance

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 156-174).


LA MAISON DE CAMPAGNE DE MAINCHANCE.


Séparateur


Nous ne nous arrêterons pas à entendre les plaintes des deux vieillards, lorsqu’ils furent libres ; mais nous suivrons nos voyageurs qui se mirent en route au point du jour, pour continuer leurs recherches, sans avoir cependant aucun indice qui pût les guider. Ils avaient jusque-là eu beau temps ; mais à la fin de la soirée, le ciel s’obscurcit et la neige tomba à gros flocons ; toutes les traces des sentiers s’effacèrent peu-à-peu ; ils tournaient autour de la montagne ; leur position commençait à être inquiétante, quand au détour d’un rocher, ils découvrirent les arbres et les cheminées d’une maison de plaisance située au fond d’une vallée ; ils s’y dirigèrent, sonnèrent à la porte, et apprirent du portier, que cette habitation appartenait à sir Paperstamps, écuyer et poëte (que nous avions vu à la fête de Redrose) et qu’il y était alors. Ils envoyèrent leurs noms, et reçurent une invitation polie pour passer la nuit. On les introduisit dans le parloir, où ils retrouvèrent leur ancienne connaissance, M. Derrydown assis à un piano avec miss Celandina, fille du poëte. Ils chantaient un duo ; miss Celandina leur fit les excuses de son père, qui était alors en conférence, et qui ne pouvait avoir le plaisir de les recevoir de sitôt. Elle les quitta en priant M. Derrydown de vouloir faire à ses amis, les honneurs de la maison.

Sir Derrydown, leur apprit que jugeant ses espérances sur Anthélia, à leur terme, il avait découvert dans une vieille ballade, une raison convenable pour s’adresser à une autre objet, et qu’il s’était jeté aux genoux de miss Celandina. Le père avait pris des informations sur sa fortune ; le trouvant un très-bon parti pour sa fille, on avait déjà fixé le jour ou miss Celandina Paperstamps prendrait le titre de mistriss Derrydown.

Il les instruisit qu’ils ne verraient sir Paperstamps, qu’au moment du dîner, parce qu’il était en conférence avec sir Feathernest, Vamps, Killdead et Augde Antijack, important personnage arrivé de l’étranger, porteur d’une lettre de sir Mystic de Cimmerian Lodge, qui dénonçait l’approche d’une période de lumières publique ; lettre qui avait rempli ces messieurs de terreur, et les avait engagés à se réunir, pour chercher les meilleurs moyens à prendre, pour éteindre totalement et sans retour, les connaissances humaines. Je suis exclu du conseil, leur dit sir Derrydown, leur projet est de m’en cacher les résultats, mais je les attends pour savoir la vérité à la seconde bouteille.

Est-ce un tableau de famille, demanda sir Fax.

— Je ne sais, répondit sir Derrydown, mais je pense au moins, qu’il y a de grandes présomptions pour le croire ; car cette femme à mantelet écarlate, est la fameuse mère Vic, et l’enfant qui joue dans un coin, le petit Jack Horner, si fameux par son talent à enlever un grain de raisin au gâteau de la noël, en y introduisant délicatement le doigt ; ces messieurs ont de grands rapports avec lui, et voudraient pouvoir introduire leur doigt dans la bourse publique, et s’écrier avec Horner, en rapportant une prise, quel habile garçon je suis !

Le conseil secret fini, sir Paperstamps entra suivi de ses quatre co-associés, il salua les nouveaux venus très-poliment, et leur présenta M. Anyside. Sir Paperstamps n’aimait pas la manière de penser de Forester ; je crois même qu’il la haïssait, d’autant plus qu’elle avait été, autrefois, la sienne ; mais il jugea que comme propriétaire d’une terre dans le pays, et possesseur d’une grande fortune, Forester méritait des attentions ; de plus on ne savait pas comment tourneraient les affaires, et quel parti aurait le dessus, ou pour mieux dire emporterait le raisin du gâteau.

On se rendit dans la salle à manger, où, comme à l’ordinaire, on parla très-peu et où l’on agit beaucoup. Quand le vin commença à circuler, M. Feathernest, à l’aide de la logique de son ami, M. Mystic prouva qu’il était un modèle de goût, de désintéressement, de génie et de vertu publique. C’était un trop bon exemple, pour qu’il ne fut pas suivi. Sir Paperstamps, commença l’énumération de ses propres talens, et déclara qu’il ne croyait pas qu’il existât un homme d’un aussi grand génie, ni qui possédât des qualités aussi précieuses que les siennes.

Sir Vamps et sir Killdead l’interrompirent en faisant l’éloge du vin. Je ne suis pas étonné que vous le trouviez bon, leur dit l’amphitrion de la fête, il a été choisi par mon ami Feathernest, l’homme le plus savant dans cette partie.

M. Derrydown avait grand soin que la bouteille fut toujours en circulation et quand il vit que les convives étaient dans cet état y où la raison pâlit, obscurcie par les vapeurs du Madère, il chercha querelle à sir Vamps, comme au plus irritable de ces messieurs, celui-ci, la tête déjà chaude, se, répandit en injures au grand contentement de sir Derrydown, quoiqu’il feignit d’en être furieux, et qu’il dit d’un ton tragique, ces vers d’une vieille chanson.

Dans cet état d’ivresse où l’homme est souffrant, ou fou, et qu’il cherche à soulager par un torrent de mauvaises paroles.

Cette apostrophe fut suivi d’un violent appel à l’ordre par le président. Sir Derydown s’excusa avec beaucoup de gravité, et dit : que pour prouver son repentir, il voulait porter un toast qu’il prononça de suite : « À votre projet pour l’extinction des lumières de la raison, humaine. Puisse-t-il avoir le succès qu’il mérite.

Rien n’est en meilleur train, répondit sir Anyside, il nous faut seulement mettre les alarmistes en campagne, comme du temps de la guerre des Jacobins ; mais alors nous avions deux honnêtes gens parmi nos ennemis, (sir Paperstamps et Feathernest s’inclinèrent en souriant) quoiqu’ils fussent, pour la plupart peu versés dans l’histoire et sur-tout très-ignorans sur la valeur des choses.

Ces deux messieurs, s’écrièrent ensemble, que voulez-vous dire ?

J’ai dit pour la plupart ; observez, je ne mets pas dans ce nombre, mes très-chèrs amis Feathernest et Paperstamps, qui ont changé de parti, comme le sublime Burke, d’une manière très-désintéressée.

— Il y a cependant, dit sir Forester, quelques personnes, et ce ne sont pas les moins versées dans la philosophie qui appellent le sublime Burke, un apostat pensionné.

Des philosophes, s’écria sir Vamps, tout philosophe est un scélérat ! qui ne se fera jamais de scrupules de séduire la femme de son prochain, ou de s’emparer de son bien.

— Vous pouvez, sans doute, prouver ces assertions, demanda sir Forester.

— Les prouver ! L’éditeur de la revue légitime, prouver une assertion.

— L’église est en danger, cria sir Anyside.

— Je ne vois pas, continua sir Forester ; comment l’église est en danger, par la demande de prouver la liaison qu’il y a entre la pratique de la philosophie et l’habitude du vol.

— Pour votre satisfaction, monsieur, et pour vous prouver ma disposition à vous oblige, dit sir Anyside, puisque vous avez un titre et de la fortune, je veux bien argumenter. Les philosophes ne croient pas aux dix commandemens ; le sixième dit : tu ne voleras pas ; donc chaque philosophe, est un voleur, puisqu’il ne croit pas aux commandemens dans leur ensemble.

— Rien ne peut être plus clair, répétèrent les quatre co-associés ; l’église est en danger, l’église est en danger.

— Répétons ce cri, dit M. Vamps, c’est un tocsin, infaillible, pour rallier autour de nous, toutes les vieilles femmes du pays, quand même les faits seraient faux.

— Je sais très-bien qu’il a été un temps, dit sir Forester, où la voix de la raison pouvait être étouffée par les clameurs de la foule aveugle et bigote ; cris qui n’avaient aucun rapport avec la question politique qui les faisaient pousser. Mais je vois avec plaisir que ces jours sont à leur fin : le peuple lit et il pense ; ces yeux sont ouverts ; il sait que ses malheurs viennent des taxes au-dessus de ses forces, de la circulation fictive du papier-monnaie et de la corruption des représentais populaires. Ces faits sont vrais, et jusqu’à ce que vous leur en ayez ôté la connaissance ; vous pouvez vociférer que l’église est en danger, sans qu’une voix se joigne à vous, à moins qu’elle ne soit payée.

— Mon ami, M. Mystic, s’écria Feathernest, dit que c’est une mauvaise chose que de voir le peuple lire et penser, et cela est certain. Oh ! que sont devenus ces temps heureux d’ignorance, où le peuple était imbécille, et savait qu’il l’était. Un homme ignorant, jugeant par instinct est plus sûr de son fait, qu’un homme qui lit et qui par conséquent est mal informé.

— Excepté toutefois, les lecteurs de la légitime revue, ajouta M. Vamps son éditeur.

C’était le temps, continua sir Anyside, où nous conduisions le peuple comme nous voulions, et où il répétait, à notre gré nos cris de guerre. Alors c’était un bon peuple, dont les sentimens étaient honnêtes et respectables ; mais depuis qu’il prétend discuter le poids des charges personnelles ; lire et penser sur leurs causes et leurs remèdes, nous ne l’avouons plus pour le peuple par excellence. Céderez-vous au peuple, lorsqu’il demande une réforme intérieure ; tout homme qui la désire est un ennemi de la patrie ; comme Voltaire et Rousseau ont été les trompettes de Marat et d’Hébert. On ne peut pas penser à la réforme, monsieur, nous avons été vingt-cinq ans en guerre pour l’empêcher, et l’avoir après tout ce qu’on a fait, ce serait le plus grand des malheurs ; au lieu de cela, la dette nationale s’est accrue ; c’est, à mon avis, une très bonne compensation. Enfin, nous sommes, et tous ceux qui pensent comme nous, sont les seuls hommes bons et sages.

— Permettez-moi de vous prier de me dire ce que vous entendez par des hommes bons et sages demanda encore sir Forester.

— Un homme sage, est celui qui cherche à avoir la chose la plus nécessaire un homme bon, est celui qui l’a, le nec plus ultra de la sagesse et de la bonté, consiste à s’approprier, autant que possible, de l’argent du trésor et à dire à ceux, dans la poche duquel il est pris, qu’on est satisfait des choses comme elles sont ; laissant le superlatif pour quand on aura pu tirer davantage du trésor.

— Nous rendrons notre position la meilleur possible, dit Paperstamps ; mais nous n’oublierons pas de crier à la détresse et à la dissipation, ces exclamations déroutent la multitude.

— Oui, répartit sir Fax ; mais les causes morales et politiques de notre situation, sont trop universellement connues, pour être dénaturées par un tel art, et toute l’éloquence de la corruption est déjouée par ces seuls mots : bourgs pourris, taxes et papier-monnaie.

— Je suis très-faché, dit sir Anyside, de trouver un gentilhomme qui prenne le parti de la multitude, qui est de tout temps destinée à payer des taxes et à fournir, aux besoins, des gens en place.

— Un poëte, dit sir Forester, dont on ne peut déplorer la perte plus vivement que je le fais, a dit autrefois :

Nous devons nous trouver heureux d’être gouvernés par des hommes sages, prudens et bienfaisans, et non par ces hommes vénaux, qui sont juges des dangers qu’ils craignent, et de l’honneur qu’ils n’ont jamais connu.

Les poëtes, monsieur, répondit Feathernest, ne sont pas condamnables pour changer d’opinion politique. Les Muses, a dit un auteur Français, sont étourdies et folâtres, et elles peuvent jouer sur les rochers ou sur le gazon. Chanter à leur fantaisie Hampden ou Ferdinand, Washington ou Pitt.

— Si les poêles peuvent consentir, dit sir Forester, à se placer dans la ligne des inconséquent, ils le peuvent ; mais s’ils veulent se donner pour gardiens de la morale publique, pour les détracteurs du vice et de l’oppression ; il serait décent qu’en changeant de parti, ils laissassent connaître au monde, le prix qu’ils ont mis à la vente de leur conscience.

— Que cela fut décent, dit Feathernest, je ne le sais-pas ; mais ce que je sais fort bien, c’est que ce ne serait pas sage.

— Non, dit Anyside, il n’y aurait aucune sagesse à cela.

— Monsieur, continua le poëte, je suis un homme sage et bon ; je suis un homme respectable.

— Oui, monsieur, s’écria Vamps, nous sommes tous des hommes respectables.

— Et nous le soutiendrons de la tête et de la main, envers et contre tous, ajouta Anyside.

— Nous nous opposerons à tous les empiétemens populaires, s’écria Killdead.

— Nous ramènerons la glorieuse obscurité des temps féodaux, ajouta sir Feathernest.

— Nous rebâtirons le temple Mystique de la superstition, continua Paperstamps.

— Nous éteindront totalement les lumières de l’esprit humain, dit enfin l’éditeur de la revue.

— Nous prendrons tout ce que nous pourrons pour nos peines, crièrent à la fois tous les interlocuteurs, et ils se mirent à chanter ce vieux refrain.

— Le gâteau de la noël de Jack Horner, est l’emblème de la bourse publique, d’où l’on cherche toujours à tirer quelque chose. Heureux Horner, qui ne voudrait pas être assis dans ton petit coin, et comme tu mis le doigt dans le gâteau de la noël, insinuer sa main dans les coffres publics, dit M. Paperstamps.

Les cinq associés reprirent ensemble. Oh ! qui ne voudrait avoir le doigt dans le gâteau de la noël.

M. Feathernest continua ; usant des licences poétiques. Je suis libéral d’applaudissemens, non pour ceux qui les méritent ; mais pour les riches qui veulent les payer ; je fais ma cour aux grands et j’essaie ainsi de mettre le doigt dans le gâteau de la noël.

M. Vamps reprit la parole : Je veux boire ma part du plus excellent vin, dussent la philosophie et la liberté être anéanties, et la génération présente proclamer que je suis leur perpétuel ennemi, pourvu que j’aie un doigt dans le gâteau de la noël.

Ce fut au tour de M. Killdead. Je veux chanter les guerres et les batailles ; car la guerre augmente toutes les dépenses : j’endormirai le public avec le triomphe sur les Algériens. Ainsi j’introduirai un doigt dans le gâteau de la noël.

M. Paperstamps recommença : Pendant que vous réussirez tous par la ruse, j’essayerai le langage mystique ; j’écrirai en vers et en prose sans être compris, et pendant que le public s’engouera, je mettrai un doigt dans le gâteau de la noël.

Enfin M. Anyside finit : Mon tailleur est si adroit, que mon habit peut toujours se retourner et montrer la couleur du jour. Car je borne tous mes souhaits à prendre place parmi ceux qui ont un doigt dans le gâteau de la noël.

L’orgie des cinq associés se prolongea fort avant dans la nuit, même après l’absence des nouveaux venus, qui se retirèrent de bonne heure, ainsi que sir Derrydown, pour pouvoir continuer le lendemain leurs recherches.