Anthélia Mélincourt/La Maison du vicaire

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 134-143).


LA MAISON DU VICAIRE.


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Quand le vicaire eut dépêché ses affaires, il s’assit avec ses hôtes, autour d’une table, sur laquelle on mit une cruche d’ale, au large ventre, et une bouteille du vin qu’il avait vanté, et qui fut, en effet, trouvé digne de l’éloge ; cette première bouteille fut suivie d’une seconde. Le révérend témoigna beaucoup de regrets de la disparution d’Anthélia ; il fit son éloge en disant qu’elle était la fleur des montagnes, le modèle de la beauté imaginaire, la fille de l’harmonie, le type de la douceur et l’image de la charité ; il ajouta qu’il était bien fâché de ne pouvoir donner de renseignemens sur son enlèvement. Il assura que toutes les routes de la montagne avaient été visitées sans succès, non-seulement par sir Hippy et les domestiques du château ; mais encore par tous les montagnards des environs, excepté dans la partie la plus sauvage qui avait été négligée ; il finit par observer à ses hôtes, que s’ils persistaient dans leurs projets de recherches, il les engageait à passer la nuit chez lui, pour pouvoir le lendemain au point du jour, se diriger de ce coté là ; il leur offrit de leur servir de guide. Les trois amis acceptèrent la proposition, et passèrent la nuit dans le vieux parloir, à causer sur divers sujets ; une difficulté s’étant élevée sur un point d’histoire, sir Fax proposa de recourir à la bibliothèque du vicaire, pour la résoudre. Le vicaire se versa un verre de vin, le but, et quittant son fauteuil, il se dirigea vers un des coins de l’appartement, il ouvrit, avec complaisance, la porte d’un petit cabinet ; voici ma bibliothèque : Homère, Virgile, et Horace, mes vieilles connaissances ; sur cette tablette sont : Tilloston, Alterbury et Jérémy Taylor qui me sont nécessaires pour le matériel de mes exhortations et la règle de ma doctrine, et pour mon amusement particulier, dans les demi heures qui s’écoulent entre le déjeuner et le thé ; voici une traduction de Rabelais.

— C’est une collection très-bien choisie, dit sir Fax.

Multum in parvo, reprit le vicaire ; de plus il a quelque chose qui peut vous amuser ; ce petit tiroir renferme une collection de minéraux qui ont été trouvés sur nos montagnes : quelques fossiles et un os curieux, entouré de stalactites, récemment découvert dans une fouille.

— C’est l’os d’un pouce humain, dit sir Forester.

— Très probablement, lui répondit le vicaire.

— Il doit avoir appartenu, en suivant les proportions ordinaires, à un individu d’environ douze pieds. Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas aussi grands.

— Excepté les Patagons, dont l’existence est très-douteuse, dit sir Fax.

— Ce doute n’est pas permis, répliqua Forester ; mais il vient de l’insupportable vanité des hommes civilisés, qui, dans les limites malsaines des villes, déclinent de génération en génération avec une rapidité effrayante. Ils ne veulent pas admettre qu’il y ait jamais eu, ou qu’il y ait des individus mieux constitués et plus grands qu’eux. Les Patagons sont une nation errante ; ils ne sont qu’accidentellement sur leurs côtes ; quelques voyageurs ne les ayant pas aperçus, veulent, je ne conçois pas pourquoi, infirmer le témoignage de ceux qui les ont vus. Celui d’un homme d’honneur comme l’était l’amiral Biron, devrait plus que suffire ; ses officiers et ses matelots ont aussi assuré la même chose. Il y a de plus, le témoignage de M. Guyot, qui apportait des côtes du Pataguay, le squelette d’un de ces géans qui avait près de douze à treize pieds de long. Le vaisseau qui le ramenait en Europe, ayant éprouvé un calme plat, un prêtre espagnol à bord du bâtiment, (c’était l’archevêque de Lima,) décida que le calme avait pour cause, le squelette du Patagon, et il obligea le capitaine à le faire jeter à la mer. L’évêque mourut peu après, et il y fut aussi jeté. Je ne puis m’empêcher de m’affliger de ce que le saint homme ne fut pas mort plutôt ; car alors nous aurions eu un Patagon en Europe.

— Votre souhait est orthodoxe, reprit le révérend, l’évêque n’était rien moins qu’un coquin d’inquisiteur. Votre doctrine des grands hommes est orthodoxe aussi ; car enfin Goliath et sa famille ont existé, quoique leur race soit maintenant éteinte.

— La multiplication dès maladies, la diminution de la force, et la brièveté de l’existence, ont fait les mêmes progrès que la détérioration de la taille humaine ; la mortalité des villes comparée à celle d’un village situé dans les montagnes, est d’un à trois ; ce qui montre clairement les mauvais effets de l’abandon du genre de vie naturel à l’homme, et de l’entassement de la multitude, dans d’étroites cités, où la respiration des divers animaux, les exhalaisons des morts et des mourans, et la corruption continuelle des étaux et des tueries, rendent l’air aussi malsain que celui d’une prison ; les effets en sont visibles sur le tempérament de ceux qui n’y sont pas accoutumés. Le commerce tend aussi à faire circuler les instrumens de destruction, et à rendre les vices et les maladies d’un peuple communs à tous les autres ; ainsi nos courses éloignées nous ont produit de nouvelles semences de mort, et nous avons laissé, à notre tour, de funestes traces de nos visites. C’est ce que les îles de la mer Pacifique peuvent attester. Considérons encore les effrayantes conséquences de la consommation des liqueurs spiritueuses ; pratique si pernicieuse, que si tous les maux étaient renfermés dans la boîte de Pandore, elle contribuerait seule à la ruine de l’espèce humaine.

— Vous-mêmes, vous trouvez dans le progrès des sciences, et la rapide augmentation des lumières intellectuelles, un contre-poids à la masse de ces calamités physiques, même en admettant que leur existence soit aussi certaine que vous le posez en fait.

— Sans un tel contre-poids, la condition de l’humanité serait, en vérité, désespérée ; les connaissances intellectuelles, je vous l’ai souvent observé, sont formées aux dépens des familles animales.

— Vous ne pouvez pas alors, concevoir l’existence d’hommes, mens sana in corpore sano ?

— Rarement, dans l’état présent de la nature dégénérée.

— Il vous faut cependant reconnaître que l’intelligence qui est la meilleure partie de la nature humaine fait des progrès rapides.

— Les sciences collectivement considérées, se sont généralement accrues, par l’état de société où l’homme vit, et peuvent s’accroître encore, plus par la coopération du nombre. Mais les connaissances positives de chaque individu n’ont pas augmenté. Donnez à l’homme, aidé de ses machines, un fardeau à supporter, il en viendra plus facilement à bout que cet Hector dont les bras faisaient trembler les Grecs ; mais ôtez lui ses machines, quelle comparaison y aura-t-il entre Hector et lui ? On peut faire la même comparaison entre Homère et nos poètes modernes.

— Je soutiendrai néanmoins, dit sir Fax, qu’on peut l’établir entre Shakespeare et le chantre de l’Illiade.

— C’est reculer de deux cents ans, répondit sir Forester, et s’arrêter à l’époque la plus fertile en génie. Shakespeare est le phénomène des temps modernes ; mais ces héros nous ressemblent, au lieu que ceux d’Homère, sont d’une race plus haute et plus noble ; et dans son poëme leur langage et leurs caractères sont ceux des Dieux.

Sir Fax se leva et s’approcha du petit cabinet, dans l’intention de prendre Homère. Prenez garde en le touchant de ne pas le déranger, dit le révérend ; car il y a trente ans qu’il repose.