Annuaire de l’Institut-canadien pour 1868/Discours de M. Kerr

Après la lecture de M. Dessaulles, l’Honorable Horace Greeley fit son entrée dans la salle au milieu des acclamations les plus empressées de l’assemblée. Ce vétéran, encore si plein de vigueur, de la presse et de la liberté, dut comprendre ainsi qu’il l’exprima ensuite si bien, qu’il était entouré d’amis et d’admirateurs des idées qu’il a si longtemps défendues. Lorsqu’il eut pris place près d’un président, M. Kerr, professeur à l’école de Droit de l’Institut, prononça en anglais le discours suivant dont la traduction est due à M. J. N. Bienvenu, attaché à la rédaction du Pays :


M. le Président, Mesdames et Messieurs,

Un moment j’ai été porté à regretter le choix que j’avais fait du sujet sur lequel je devais vous adresser la parole ce soir ; mais, à présent que je vois ici un homme qui s’est fait une grande réputation politique, je me réjouis d’avoir fait de l’état des affaires en Europe et en Amérique le sujet de mon discours.

L’histoire, a-t-on dit, se répète elle-même, et quiconque étudie profondément l’histoire du passé peut prophétiser exactement les événements que le futur réserve. Une nation comme un individu a son enfance, son âge mûr et sa vieillesse. Elle a des crises à essuyer ; elle a ses combats et ses victoires à ses débuts ; sa décrépitude et sa faiblesse plus tard. La mort l’atteint ensuite, et les quelques membres qui lui restent sont absorbés par les nations voisines qui viennent de dépasser l’enfance. Depuis les premiers âges du monde, telle a été la destinée des peuples. L’Égypte, Babylone, la Perse, la Grèce et Rome sont nées, ont grandi et sont tombées. Le Croissant, dont la lueur sanglante se reflétait jadis sur l’Europe méridionale, ne luit plus que faiblement sur les bords de l’Hellespont, et, s’il n’était soutenu par les puissances chrétiennes, il disparaîtrait dans l’obscurité. La Pologne autrefois le boulevard de la chrétienté contre les Turcs a cessé d’exister. Dans les déserts de l’Amérique centrale, le voyageur contemple avec étonnement les traces d’une haute civilisation qu’y ont laissé des nations dont l’existence ne nous est aujourd’hui attestée que par les ruines de leurs villes.

Tous les royaumes de l’Europe font parade d’hommes armés. Depuis les quelques dernières années, l’art de la guerre a subi des changements si complets que les armes de la Crimée sont maintenant oubliées dans le passé comme l’arc de guerre et le bélier démolisseur des croisades. Les nations ne peuvent faire en sorte de demeurer en arrière de leurs voisins dans les préparatifs de guerre, car une telle négligence suscite des attaques. Elles épuisent leurs ressources pour demeurer en paix en se préparant à la guerre. Mais le seul entretien de tels armements est une cause de ruine pour tout le continent ; car non seulement on détourne le travail du soldat et du marin de la voie qui pourrait accroître la richesse publique, mais une grande parti de cette richesse est inutilement appliquée à faire vivre ces hommes dans une oisiveté comparative. Le tout se résume alors en une simple question de patience pour la nation. L’abus parvenu à certain degré, le peuple se rebelle et pour éviter les conséquences de cet événement, le souverain lance la nation dans une guerre étrangère.

Les questions d’Orient, de Rome et du Rhin sont toutes de vastes poudrières dont une simple étincelle peut à tout moment causer l’explosion et envelopper l’Europe toute entière dans les nuages de la guerre. La Grèce, la nation peut-être la plus mal gouvernée du continent européen, convoite la Crète. Faible et ruinée elle n’oserait braver la Turquie, si elle n’était assurée de l’aide morale et matérielle de la Russie, ce pays qui depuis le règne de Pierre Le Grand a toujours visé pratiquement à la conquête de la Turquie pour faire du Pont-Euxin une mer fermée, assurer à son peuple un débouché vers le sud, et des rivages et des ports où ses flottes puissent aborder durant toutes les saisons de l’année.

L’Italie n’attend que le moment favorable pour saisir sa proie et s’emparer de Rome. Aussitôt la France engagée dans une guerre avec une puissance européenne de première classe, l’Italie s’élancera sur la ville aux sept collines. La nation française autrefois estimée par les Italiens en est maintenant tout à fait détestée, et si jamais la violence est la cause de la mort de Louis Napoléon, le coup fatal sera porté par la main d’un Carbonaro.

Neveu de cet homme étrange, le fruit de la première révolution française, Louis Napoléon encore inconnu du monde était mu par un sentiment intérieur qui lui disait qu’il était destiné à jour un rôle important dans l’histoire de la France. Après deux vaines tentatives, il réussit à se rendre acceptable au peuple et fut élu président de la République. Par son célèbre coup d’état de 1851 il renversa cette république et se fraya une route vers sa propre élection comme Empereur des Français.

Une fois assis sur le trône, il effaça par la prise de Sebastopol la tache que la retraite de Moscou avait imprimée sur les armes de la France. Par les victoires de Magenta et de Solferino, il ajouta de nouveaux fleurons aux guirlandes que les aigles françaises portaient déjà. Sa politique étrangère jusqu’au commencement de la malheureuse expédition du Mexique a été propre à élever la France à la première position en Europe, et à lui faire à lui-même la réputation du plus habile homme d’état de tout le globe.

Le retrait des troupes françaises du Mexique et le résultat de la guerre entre la Prusse et l’Italie alliés contre l’Autriche ont eu l’effet d’amoindrir sa réputation. Désirant la conquête de la Vénétie par l’Italie, croyant que l’Autriche serait trop puissante pour la Prusse, et que la médiation de la France serait payée volontiers par la cession de la frontière du Rhin, il s’éveilla de son rêve par la défaite des Autrichiens et le naissance d’une nation allemande, la Prusse en tête, contrôlant dans les entreprises militaires une population de trente millions d’âmes. Le fusil à aiguille de la Prusse était plus qu’une arme terrible en présence de l’ancienne carabine. Le système militaire de la Prusse était plus complet que celui de la France, et l’Empereur comprit que si la Prusse énorgueillie par des victoires sur les Autrichiens attaquait la France, la contestation serait top également balancée pour qu’il fut prudent de la risquer.

Un sursis d’une année a produit cependant de grands changements en France. Le 1er janvier 1868, les troupes françaises furent armées du fusil Chassepot égal sinon supérieur au fusil à aiguille de la Prusse. Les arsenaux français regorgèrent de munitions militaires, et Napoléon III pouvait tout à coup mettre sur pieds une armée excédant par le nombre celle avec laquelle Napoléon Icommença la campagne de Russie en 1812.

Maintenant Louis Napoléon et Bismark se regardent tous les deux d’un côté à l’autre du Rhin comme deux gladiateurs romains attendant leur tour pour descendre dans l’arène, s’étudiant l’un l’autre, et cherchant le défaut de leurs armures.

Mais la lutte a beaucoup plus d’importance pour l’Empereur des Français que pour Bismark ou le roi de Prusse. Dans le cas où la France serait victorieuse, Bismark pourrait se retirer dans la vie privée ; mais le roi de Prusse n’en serait pas moins roi, et les malheurs de son pays resserreraient les liens d’allégeance de ses sujets. Cependant Louis Napoléon doit combattre pour conquérir : sa défaite ne serait pas seulement la mort pour lui, mais la chute de sa dynastie du trône de France. Il n’est pas estimé par le peuple français ; la masse ne le tolère que comme un moyen d’éviter de plus grands maux : les Orléanistes, les Bourbons et les Républicains le détestent. Il peut arriver que quelques amis lui demeurent fidèles dans son malheur ; mais un homme qui a tant fait pour étouffer la voix de l’opinion publique doit s’attendre à tomber sous les clameurs dès que le peuple pourra se faire entendre. Dans le cas d’une guerre entre la France et la Prusse, il est tout probable que l’Autriche se rangera du côté de la première de ces puissances, et l’Italie avec la dernière, tandis que la Russie tirant avantage du trouble général enverra ses troupes en Turquie et menacera avec un corps d’observation les frontières autrichiennes. Sous ces circonstances, l’Angleterre fidèle aux anciens principes peut encore envoyer sa flotte à travers les Dardanelles, et lancer une armée au secours des Turcs.

Ce serait une guerre de géants et les cris de la veuve et de l’orphelin se feraient entendre sur tout le continent, et les beaux champs de l’Europe seraient dévastés et couverts de sang.

Depuis plusieurs années, la Russie à répandu des troupes sur les frontières de l’Europe, et ayant maintenant subjugué les Circassiens et forcé l’Émir de Bokhara à demander la paix, l’Esclavon et l’Anglo-Saxon se trouvent face à face sur le sol de l’Asie. Avant longtemps l’intrigue esclavonne et la mauvaise foi hindoue feront éclater des rebellions contre l’Angleterre, toutes plus sanglantes et plus terribles celles qui les ont précédées.

Passant de l’ancien monde au nouveau, nous voyons une guerre sanglante qui fait des ravages dans l’Amérique du Sud, tandis que, dans la partie nord du continent, nous trouvons les deux républiques du Mexique et des États-Unis qui s’efforcent de rétablir l’ordre sur leurs frontières et de recouvrer les forces perdues dans la guerre. Et ici on permettra peut-être de rappeler deux épisodes de l’histoire du pays pour indiquer la différence qui existait entre les acteurs et les intentions réelles qu’ils avaient dans les guerres qui ont dernièrement sévi au Mexique et aux États-Unis.

Accablé par le nombre, Maximilien, empereur du Mexique, se livre à ses ennemis, est jugé par une cour martiale, condamné à mort et fusillé. Aux yeux du monde entier il a été follement et inutilement assassiné, et son sang imbibé dans le sol crie vengeance contre ses assassins.

Fait prisonnier, enfermé pendant quelques temps pour des raisons d’État, Jefferson Davis, ex-président de la confédération du Sud, est enfin relâché sous une caution donnée non par ses amis, mais par ses ennemis, dont l’un Horace Greeley honore cette assemblée de sa présence ce soir. — Rare magnanimité que celle qui a porté cet homme à engager sa propre fortune pour délivrer un ennemi invétéré des chaînes et de la prison !

Nous regardons tous avec un intérêt soutenu les événements tels qu’ils se développent d’eux-mêmes aux États-Unis, car, quelque peu disposés que nous puissions être à ne pas accepter la théorie de la destinée manifeste de M. Seward, il n’y a pas un seul de nous qui n’admette que les calamités des États-Unis sont en grande partie des malheurs pour le Canada, tandis que la prospérité de nos voisins se réfléchit sur nous. Puisse cet état de choses durer longtemps ! Puissent les démons de la guerre ne jamais être déchaînés !

Après tout, où pouvons-nous voir un pays plus paisible que le nôtre ? Il est vrai que le comble de notre ambition est une charge de lieutenant-gouverneur qu’on vient de priver des honneurs militaires, mais nulle part, aussi longtemps qu’un homme appartient en politique au parti gouvernant, il ne peut jouir d’une liberté d’action aussi parfaite qu’en Canada. L’opinion publique ne l’embarrasse où ne l’arrête pas dans ses entreprises ; la grande masse du peuple est indifférente à ses actions comme son représentant aussi longtemps qu’il paie honnêtement les votes donnés en sa faveur. Il peut être dénué de talent et d’éducation ; mais s’il est fidèle à son parti, nulle position n’est trop élevée pour satisfaire son ambition.

Bien que ce soient là des maux, nous avons le moyen de les guérir si nous voulons courageusement essayer de le faire. Cette intolérance qui a été si éloquemment et si habilement dénoncée par l’orateur qui m’a précédé à cette tribune, est la cause de tous ces maux. Oublions donc ces luttes de race et de croyances qui jusqu’à présent ont été le fléau de ce pays ? pardonnons à ceux qui nous ont traités injustement ; oublions, le passé, et rappelons nous seulement que nous sommes Canadiens, que nous devons prendre part à la grande lutte de la civilisation et de la liberté, et nous efforcer de délivrer notre patrie commune des vautours qui ont dévoré et dévorent encore à présent ses entrailles et détruisent le corps politique de notre pays.


L’heureuse allusion à la conduite de M. Greeley vis-à-vis de Jefferson Davis fut accueillie par des applaudissements longtemps répétés.

M. Greeley, invité par le président à favoriser la réunion de quelques remarques, le fit à peu près en ces termes.


« Pour l’homme véritablement libéral dans le siècle où nous vivons, il n’est plus qu’un pays : le monde ; une religion ; l’amour ; un patriotisme : civiliser et faire du bien à la famille humaine. Il a pour adversaires la tyrannie, l’ignorance, la superstition : en un mot ce qui opprime ou dégrade. »

Vivant comme nous le faisons de chaque côté d’une ligne imaginaire appelée 45, nous ne pouvons être ennemis. Dans ce pays je ne puis me croire étranger, et je suis heureux d’être au milieu de vous, car je me sens entouré d’amis des lumières, d’ennemis de la tyrannie et donc de tout ce qui abaisse l’homme. Pourquoi donc parler d’étrangers ? Je sais que durant les sombres moments où les ennemis de ma patrie semblaient sur le point de triompher, des sympathies furent exprimées de toutes les parties du monde, et des vœux montèrent de toutes parts vers le ciel pour notre salut. Je me sens ici chez moi, comme je le ferais en Espagne au milieu des républicains et en France dont le peuple me semble un vaillant allié. Je ne reconnais mes amis ou mes ennemis qu’à leurs sympathies ou leurs antipathies, pour toutes les libertés politiques et religieuses.

Je sens que vous et moi sommes amis et que c’est dans cet esprit que je me réjouis de me trouver au milieu de vous. Mais l’heure est venue et je dois terminer mes remarques par le vœu que les fils télégraphiques qui s’étendent entre nos différents pays arriveront à nos cœurs et enchaîneront tellement nos intérêts et nos destinées que nous pourrons, un jour, nous réjouir ensemble de voir la tyrannie terrassée et tous les pays libres.


Les remarques de M. Greeley furent accueillies, comme on peut aisément le croire, par les marques du plus vif enthousiasme.