Annuaire de l’Institut-canadien pour 1868/Discours de M. Geoffrion


M. Geoffrion prit ensuite la parole et sut même après les redoutables rivaux qui l’avaient précédé, créer un intérêt qui se soutint pendant tout son discours aussi bien dit que bien pensé. Il porta la parole à peu près dans ces termes : —


M. le Président,

Mesdames et Messieurs,

Il y un vieux proverbe qui dit : « il est plus facile de promettre que de tenir : » le proverbe est ancien et tous les anciens proverbes sont vrais, mais jamais je n’ai été plus fermement convaincu de sa vérité que ce soir ; je n’ai qu’un tort c’est de ne pas me l’être rappelé au moment où je faisais la promesse imprudente dont il faut que je m’acquitte en ce moment.

Faire un discours est toujours une tâche embarrassante, mais l’embarras prend des proportions alarmantes jour l’orateur, quand il a l’honneur de s’adresser à un auditoire choisi comme celui qui remplit cette salle.

Je suis encore tout ému de l’enthousiaste bienvenue que vient de recevoir le grand philanthrope américain, le publiciste distingué, Horace Greely. Cet homme qui a blanchi à défendre tous les droits que l’humanité revendique comme ses privilèges imprescriptibles, ne pouvait être indifférent à la cause que nous représentons, sa présence ce soir est un suffrage glorieux pour notre institution. Toutes les libertés sont sœurs. L’ennemi de l’esclavage corporel est forcément l’adversaire irréconciliable de l’esclavage intellectuel ; soldats sous le même drapeau nous lui devons les sympathies dont il recueille les marques en ce moment.

Heureusement que j’arrive après un orateur qui vient de vous parler de tolérance d’une manière si convaincante que je crois sincèrement qu’il prévoyait le besoin que j’avais de réclamer la vôtre.

Et puis, ce n’est pas moi qui l’ai voulu, ce sont les membres du comité organisateur de cette séance ; je vous cacherai leur noms, mais puissiez-vous leur en vouloir assez pour qu’ils ne commettent plus d’ici à longtemps la même faute que je suis bien disposé à ne pas leur pardonner.

Cependant, ma crainte est amplement compensée par le plaisir que j’éprouve comme membre de l’Institut-Canadien à rencontrer ici tous les amis éclairés de la science et du progrès.

Votre présence est une approbation solennelle de la voie qu’a toujours suivie l’Institut depuis sa fondation sans en dévier d’un iota malgré les obstacles sans nombre accumulés sur cette voie.

Il y a en Canada comme ailleurs, comme dans tous les pays où on lit et où l’on pense une sève ardente, passionnée qui circule dans chaque fibre vivante du corps social ; cette sève c’est l’idée de liberté et de progrès. Cette idée crée deux révolutions en Canada : l’amour de la liberté se manifesta par l’impuissant mais généreux soulèvement de 1837, — l’amour du progrès créa l’Institut-Canadien en 1844.

L’Institut-Canadien fut fondé non pas par un parti politique, non pas par une dénomination religieuse particulière, il fut fondé par et pour les amis de l’étude mais surtout pour la jeunesse.

Tous s’y portèrent en foule : catholiques et protestants s’y réunirent sous le même drapeau, sans se demander qui ils étaient et ce qu’ils croyaient ; et qu’avaient-ils besoin de se le demander, leur devise étant là pour leur répondre : Altus tendimus nous voulons marcher, nous voulons le bien de notre pays ; noble devise qui convient à toute religion, à toute croyance politique, noble aspiration qu’il suffit d’être homme pour comprendre.

Ceux que la même pensée avait réunis se serrèrent la main et se dirent « travail et concorde » ; la ruche laborieuse se mit à l’œuvre et multipliait avec activité ses rayons quand les frelons jaloux troublèrent son travail.

Ils ne l’ont pas tuée mais ils ont ralenti son progrès.

Pourquoi cette guerre, chacun le sait : — nous n’avions pas changé notre drapeau ; jusque-là notre devise n’avait effrayé personne ; des évêques l’avaient répétée dans des salles. L’élan avait eu son retentissement ; dans toutes les parties du pays des institutions semblables surgirent et se rallièrent à nous : le peuple allait donc lire, le peuple allait donc se demander ce qui se passait autour de lui. Depuis l’éteignoir a fait son œuvre, et le peuple ne lit plus ou ne lit pas ce qu’il veut.

Seul l’Institut-Canadien, dernier rempart où s’abrite la pensée libre, survécut à cet immense anéantissement. On créa des sociétés rivales pour nous enlever nos membres, nous en vîmes un grand nombre nous laisser, mais l’élite resta serrée autour du drapeau menacé. Nous ne sommes pas demeurés plus faibles, car la fuite des transfuges n’affaiblit jamais une armée ; mais les résultats furent paralysés en partie.

Les timides, les ignorants s’étaient effrayés de censures injustes qu’une autorité supérieure ne pourrait confirmer. Les doctrines de l’Institut-Canadien étaient anti-catholiques et impies, disait-on de l’autre côté. Prétexte ridicule, amère décision ! L’Institut pourrait-il avoir des doctrines ou des croyances dont ses membres fussent solidaires ? Évidemment non. Si les membres en assemblée eussent consacré des principes faux, chacun était libre de les combattre et ceux seuls qui les avaient soutenus en demeuraient responsables.

Non, une association ne peut pas avoir de doctrines, mais elle peut avoir un but et chaque membre de cette association travaille pour atteindre ce but. S’il est mauvais, l’association est dangereuse, s’il est bon, l’association est utile. Voilà, il me semble, quelque chose qui ne peut se nier. Eh bien, je vous le demande, quel est le but de cette association ? L’article II de sa constitution nous le dit clairement : « L’Institut-Canadien est fondé dans un but d’union, d’instruction mutuelle et de progrès général. »

Nous n’exigeons aucune profession de foi, aucune déclaration de principes, nous ne faisons qu’obéir à la loi de la nature qui fait marcher le monde : nous suivons le mouvement du progrès « Allius Tendimus. » Si c’est là ce qui effraie nos adversaires, libre à eux de rester en arrière, nous ne pouvons ni ne voulons les attendre.

Je me garde bien d’attribuer ces idées étroites à tous ceux qui sont séparés de nous, ceux-là je ne leur donne pas le nom d’adversaires, mais seulement aux intrigants envieux et ignares qui nous font une guerre d’autant plus dangereuse qu’elle est plus cachée, méritent ce nom. Parmi les autres, combien sont retenus par une frayeur puérile dont ils ne peuvent s’affranchir ; combien s’empresseraient de se ranger avec nous, si les fatales barrières qu’on leur oppose disparaissaient ? Laissez au flot de la jeunesse sa liberté franche et entière et vous le verrez reprendre son cours naturel dont on l’a détourné.

Que peuvent-ils faire sous la mesquine contrainte qui les retient ? Qu’ils ne se fassent pas illusion ; ces avantages qu’on leur offre leur seraient retirés du jour où l’Institut-Canadien cesserait d’exister ; ce n’est pas pour eux mais contre nous qu’on les laisse vivre.

Que les véritables amis du progrès, quelque soit le camp qu’ils habitent, se convainquent bien de ceci, que, du jour où l’Institut-Canadien cesserait d’exister, ce serait le coup de mort des autres institutions. Ils devraient sentir qu’ils sont les artisans de leur propre ruine en travaillant à notre anéantissement.

Que font ces institutions rivales, à la merci d’influences étrangères dont elles dépendent ? Les jeunes gens de talents qui s’y rencontrent voient leur intelligence s’étioler sous cette pression anormale.

Avez-vous comparé quelquefois la plante captive qu’une main tyrannique a renfermée sous une serre étroite, à l’arbre qui croit sous l’immensité du ciel secoué dans sa puissante racine par tous les vents qui passent ? L’une flexible et sans vigueur incline ses faibles rameaux comme pour se soumettre à la main qui la façonne, l’autre étendant ses branches noueuses et fortes relève la tête avec orgueil vers le ciel qui lui verse ses rosées bienfaisantes. À l’une la tiède atmosphère de sa prison de verre, à l’autre l’air pur et l’espace sans bornes.

N’y a-t-il pas analogie parfaite dans l’ordre moral ? Voyez ceux qui fuient l’espace et la liberté que nous leur offrons ici, pauvres plantes sans vigueur qui n’osent relever la tête sous le souffle créateur qu’on appelle la raison ! Sans énergie, sans aspirations, ils consentent à croire ce qu’on leur dit de croire, et à penser comme les autres ont pensé : et ils veulent s’appeler des hommes !

Je me sens malgré moi saisi d’un regret profond quand je songe au tort immense que cause à la jeunesse la malheureuse scission qui nous divise depuis 10 ans.

L’Institut fut longtemps un champ clos où se rencontraient les défenseurs de toutes les idées : jusqu’au moment où une lâche frayeur nous enleva une partie de nos combattants, l’arène fut ouverte aux plus belles joutes littéraires.

Une regrettable panique disperse notre phalange en autant de camps qu’il y avait de nuances d’idées, et ce conflit d’opinion qui alimente les sociétés littéraires, ne se présente plus que sur de rares questions. À partir de là de côté et d’autres, il n’y eut plus que des combats simulés

Les adversaires de nos idées prétendent avoir la vérité pour eux. Mais alors pourquoi fuir la discussion ? La vérité est toujours forte et ne craint pas la lutte, au contraire, c’est par la lutte qu’elle se produit à la lumière. Laissez donc tous ceux qui pensent avoir un théâtre où ils puissent se rencontrer et se communiquer à chacun le résultat de leur travail ! Laissez donc chacun exposer la doctrine qu’il soutient ! S’il est dans l’erreur, libre à vous de le lui dire et de le lui faire comprendre surtout.

Deux grands principes se divisent le monde : le progrès et la stabilité, la pensée libre et la pensée esclave, l’affirmation et la négation. Toutes les divergences dans la science, la philosophie, la littérature remontent à ces deux sources.

Ni l’un ni l’autre de ces deux principes n’est absolument vrai où absolument faux. Si vous séparez ces deux éléments constitutifs des idées de l’humanité pensante, il y aura perturbation ou stagnation ; et toute stagnation est désorganisation et vous aurez l’exagération ou l’apathie. Celui qui est doué du moindre esprit d’observation n’a pu manquer de constater ces phénomènes depuis la scission de 1858.

C’est surtout parmi la jeunesse que ce fatal résultat se fait sentir. Il y a de quoi blesser notre orgueil, à nous jeunes gens, que de s’entendre répéter : « la génération du jour est déchus, elle ne peut plus montrer de ces talents vigoureux qui jetèrent tant d’éclat dans le pays il n’y a pas encore vingt ans. C’était alors un beau temps pour l’Institut-Canadien. »

Chaque fois que j’entends ces paroles pleines de justesse, le rouge me monte au front et je me sens humilié de notre impuissances. Où est-elle cette ardeur d’autrefois, où sont-ils ces jeunes orateurs qui se préparaient dans nos institutions littéraires à servir leur pays sur un théâtre plus vaste ; sommes-nous inférieurs à la génération qui nous à précédés ? Un homme de cœur n’avoue jamais une telle humiliation. Ce n’est pas nous qui sommes dégénérés, ce sont les temps qui sont changés. Notre faiblesse nous la devons à nos dissensions. Un des orateurs qui parlaient l’an dernier à cette tribune, disait : l’Institut-Canadien, c’est une institution-drapeau, parce qu’il consacre par son existence une idée qu’on ne peut nier sans crime, l’hospitalité de l’esprit. La jeunesse du jour expie la faute d’avoir nié cette idée, elle ne vit plus, elle dort d’un sommeil léthargique.

Mais ce sommeil ne peut durer, elle se réveillera et, je l’espère, plus forte que jamais.

L’intelligence humaine est comme la vapeur, sa force d’expansion croit en proportion des obstacles qu’on lui oppose. Condensez la vapeur dans un puissant réservoir, elle finira toujours par se dégager de sa prison. Comprimer la raison, écrasez-la sous le poids des préjugés, étouffez-la sous l’étreinte de fer de l’ignorance : elle paraîtra pendant quelque temps impuissante, mais enfin elle brisera ses entraves avec fureur et se montrera au jour plus puissante que jamais. Souvent aussi elle éclate avec fracas et renverse tout sous la fureur de son explosion. Alors malheur à le puissance quelqu’elle soit, politique ou religieuse, qui l’a retenue captive, elle se fera briser sans pitié.

Il n’est pas nécessaire de remonter loin dans l’histoire pour en montrer des exemples, il suffit d’examiner ce qui se passe dans le monde depuis cinq ans. Le Mexique, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, se sont régénérés. L’orage gronde en France : tout se révolutionne, tout marche. Pourquoi resterions-nous en arrière des autres peuples. Il est aisé de pressentir une époque qui n’est pas éloignée, où le Canada subira une transformation, où il aura besoin des services d’une génération forte et aguerrie.

L’espérance d’un peuple repose toujours sur ceux à qui appartient l’avenir. Est-ce par une lâche indolence que nous nous montrerons dignes de l’espoir de notre pays ? Est-ce par une mesquine jalousie des uns contre les autres, par un triste acharnement à nous entredéchirer que nous deviendrons les hommes de l’avenir ?

Ce qu’il faut, s’est se réunir comme l’ont fait ceux qui nous ont précédés et qui fournissent aujourd’hui une si belle carrière ; ce qu’il faut, ce n’est plus la guerre, mais l’émulation.

Qu’il me soit permis de rappeler à la jeunesse des devoirs qu’elle à trop longtemps méconnus, il est temps qu’elle secoue sa torpeur. Il y a 24 ans nos devanciers, comprenant ce devoir patriotique, cherchèrent à se réunir et pour cela fondèrent l’Institut. Aujourd’hui nous avons cet Institut qui a grandi et qui invite la jeunesse dans son sein. Par un aveuglement inconcevable quelques-uns d’entre nous refusent d’y venir. Eh bien ! que l’on m’indique une autre institution où nous puissions aller et ne dépendre de personne, où la pensée soit libre et la parole franche et je m’y rends avec empressement. D’un autre côté qu’on me dise pourquoi il faut s’éloigner de cet Institut qui fut créé pour nous et je le laisse sans hésiter. Si on ne peut indiquer d’autre endroit pour nous, nous avons donc le droit de convoquer la jeunesse ici. Que chacun vienne, décidé à défendre ses principes avec passion même, c’est ce que nous voulons.

L’Institut ne demande rien à la jeunesse, au contraire il offre tout, une riche bibliothèque, une collection de journaux variée, des salles spacieuses.

Il faut avoir un empire bien ferme sur soi-même pour ne pas manifester son indignation en face des menées qui se pratiquent pour nous tenir éloignés et divisés. Il ne faut pas l’oublier, les jeunes gens ont toujours été à craindre pour quiconque cherche à dominer, soit dans l’ordre politique soit dans l’ordre religieux. C’est l’âge aux aspirations nobles et désintéressées, l’âge où l’intérêt ne vient pas imposer silence à la conscience, l’âge enfin où l’homme n’a pas encore appris à porter le joug.

Bien souvent j’ai songé avec amertume à la déchéance de notre jeunesse : bien souvent je me suis fait à moi-même les réflexions que je viens d’exprimer. Combien de fois me suis-je pris à regretter cet état de chose : et à espérer des jours meilleurs ? Et ces pensées ne sont pas venues qu’à moi. Combien de jeunes gens que le courant fatal a éloignés de nous ont manifesté le désir de voir disparaitre les barrières qui nous séparent ?

La jeunesse est le cœur d’une nation comme la génération mûre en est l’esprit. Ce n’est pas à dire que l’une exclut l’autre : mais s’il y a dans l’une plus de sève, il y a dans l’autre plus de pondération. Or, quand le cœur cesse ses fonctions, quand il enlève à l’autre agent ses éléments d’actions, d’où peut partir l’initiative ? La jeunesse est le vent, l’âge mûr est le gouvernail. C’est donc à celle-là à se mouvoir, comme c’est à celui-ci à la diriger.

En face de l’apathie quasi générale de nos jeunes amis dans ce pays, apathie qui va croissant de jour en jour à mesure que s’étend sur eux le réseau inextricable qui a paralysé depuis tant d’années nos efforts, comme ces herbes marines qui enlacent le nageur et le retiennent dans leurs gluantes tentacules, devons nous désespérer ? Non, Messieurs, un grand poète l’a dit pour moi « désespérer c’est déserter. » J’ai trop de confiance encore dans la portion vivace de notre population pour craindre qu’elle déserte son poste et abdique ses couleurs.

Qu’elle se relève donc, mais plus forte et plus unie, mais plus énergique et plus libre, mais plus fière et plus digne. Si elle a baissé la tête pendant un temps, ce ne doit être que pour la relever plus haute. Comptons-nous, serrons nos rangs, envisageons les obstacles. Je ne parle pas des périls, ils n’existent pas plus que les fantômes dont un enfant s’épouvante. Maudissons les craintes puériles qui nous ont divisée, et comme des hommes, ne nous occupons que des dangers réels, qu’ils proviennent intérieurement des exagérations et de la surabondance de sève inhérentes à l’ardente nature du jeune homme impatient du frein et curieux de l’inconnu, où extérieurement des embûches que l’homme ennemi sèmera sous nos pas.

En nous réunissant nous apprendrons à nous connaître et à estimer sans partager les mêmes idées. Le jour qui verra cette réconciliation sera un réveil glorieux pour notre jeunesse et notre pays.