Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 332-346).

CHAPITRE XXV.

LE DUC DE BOURGOGNE.

Ainsi parla le duc… ainsi le duc conclut.
Shakspeare, Richard III.

Les yeux du plus âgé des deux voyageurs étaient sans doute accoutumés au spectacle de la splendeur militaire ; néanmoins ils furent encore plus éblouis par le riche et pompeux aspect du camp bourguignon dans lequel, près des murs de Dijon, Charles, le plus opulent des princes de l’Europe, avait déployé sa propre extravagance, et encouragé les gens de sa suite à des profusions semblables. Les pavillons des officiers les plus inférieurs étaient de soie et de satin[1], tandis que ceux de la noblesse et des grands capitaines brillaient d’étoffes d’or, de draps d’argent, de tapis aux mille couleurs, et d’autres précieux tissus que dans toute autre situation l’on n’aurait pas employés pour se garantir du mauvais temps, mais qu’on eût jugés dignes d’être abrités eux-mêmes avec le plus grand soin. Les cavaliers et les fantassins qui montaient la garde portaient les plus riches et les plus brillantes armures. Un train d’artillerie fort beau et très nombreux était rangé à l’entrée du camp ; et dans le chef qui le commandait, Philipson (pour donner au comte le nom de voyage auquel nos lecteurs sont accoutumés) reconnut Henri Colvin, Anglais d’une naissance inférieure, mais célèbre pour son habileté à conduire ces terribles bouches à feu qui étaient devenues depuis un certain temps d’un usage général en guerre. Les bannières et les drapeaux qui étaient déployés par chaque chevalier, baron, ou personnage distingué, flottaient au dessus de leurs tentes, et les propriétaires de ces demeures transitoires étaient assis à la porte, demi armés, et prenant plaisir à regarder les soldats combattre à la lutte, au palet, et se livrer à d’autres exercices athlétiques.

On voyait de longues rangées des chevaux les plus beaux attachés à des piquets, cabriolant et secouant la tête, comme impatients de l’inactivité à laquelle ils étaient condamnés, ou bien on les entendait hennir à la vue de la provende qu’on distribuait abondamment devant eux. Les soldats formaient de joyeux groupes autour des ménestrels et des jongleurs ambulants, ou s’occupaient à boire sous les tentes des vivandiers ; d’autres se promenaient les bras croisés, jetant de temps à autre les yeux sur le soleil couchant, comme désireux de voir finir un jour d’inaction et par conséquent d’ennui.

Enfin, ils parvinrent, à travers les éblouissantes variétés de ce spectacle militaire, au pavillon du duc lui-même, devant lequel flottait pesamment, à la brise du soir, la large et riche bannière où resplendissaient les différentes armoiries d’un prince, duc de six provinces et comte de quatorze comtés, qui était par sa puissance, son caractère et le succès qui semblait s’attacher à toutes ses entreprises, la terreur générale de l’Europe. Le poursuivant d’armes se fit connaître à quelques gens de la maison, et les Anglais furent aussitôt reçus avec politesse, non pas cependant de manière à attirer l’attention sur eux, et conduits à une tente voisine, résidence d’un officier-général, mais qui était destinée pour leur logement, comme on le leur donna à entendre, et où leur bagage fut en conséquence déposé ; on vint même leur y offrir des rafraîchissements.

« Comme le camp, » dit le domestique qui les servait, « est plein de soldats de différentes nations et de dispositions encore incertaines, le duc de Bourgogne, pour la sûreté de vos marchandises, a ordonné qu’une sentinelle régulière montât la garde à votre porte. En attendant, tenez-vous prêts à paraître devant Son Altesse, car elle peut vous envoyer chercher d’un moment à l’autre. »

En conséquence le vieux Philipson fut appelé peu de temps après en présence du duc, et introduit par une entrée de derrière dans la tente ducale, et dans cette partie qui, séparée par d’épaisses tapisseries et des cloisons en bois, formait les appartements particuliers de Charles. La simplicité de l’ameublement et la toilette plus que négligée du duc, formaient un singulier contraste avec la richesse du pavillon à l’extérieur ; car Charles, qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres n’était pas conséquent avec lui-même, portait durant la guerre des vêtements grossiers, et avait parfois aussi des manières qui ressemblaient plus à la rudesse d’un lansquenet allemand qu’à la dignité d’un prince de haut rang ; tandis qu’en même temps il encourageait et exigeait même une grande splendeur de dépense et de pompe parmi ses vassaux et ses courtisans : comme si être grossièrement mis et mépriser toute contrainte, même celles du cérémonial ordinaire, fût un privilège du souverain seul. Néanmoins, quand il plaisait à Charles de prendre un air imposant et de montrer de la dignité dans ses manières, nul ne savait mieux que lui se costumer et se conduire.

Sur sa toilette on voyait des brosses et des peignes qui auraient pu demander leur retraite comme ayant bien fait leur temps de service, des chapeaux et des pourpoints usés, des laisses à chiens, des ceinturons de cuir, et d’autres articles d’aussi peu de valeur, au milieu desquels gisaient à l’abandon, pour ainsi dire, l’énorme diamant appelé Sancy… les trois rubis nommés les Trois-Frères d’Anvers… un autre gros diamant appelé la Lampe de Flandre, et d’autres pierres précieuses d’une valeur et d’une rareté à peu près égales. Cette confusion extraordinaire ressemblait assez au caractère du duc lui-même, qui mêlait la cruauté à la justice, la magnanimité à la petitesse d’esprit, l’économie à un luxe extravagant, et la libéralité à l’avarice ; il n’était conséquent en rien avec lui-même, sauf dans son inébranlable obstination à suivre le plan qu’il avait une fois arrêté, malgré la gravité des circonstances et la diversité des périls. C’est au milieu des objets de prix ou sans valeur qui encombraient sa garde-robe et sa toilette, que le duc de Bourgogne accueillit le voyageur anglais en s’écriant : « Soyez le bienvenu, herr Philipson… soyez le bienvenu, vous habitants d’un pays où les négociants sont princes, et les marchands, grands de la terre. Quelles nouvelles marchandises apportez-vous pour nous tenter ? Vous autres marchands, par saint George ! vous êtes une race fièrement rusée. — Ma foi ! aucune nouveauté, monseigneur, répondit le vieil Anglais ; je rapporte seulement les objets que j’ai montrés à Votre Altesse la dernière fois que j’eus l’honneur de paraître devant elle, dans l’espoir, pauvre marchand que je suis, que Votre Grâce les trouvera plus de son goût à une seconde vue qu’elle ne les a trouvés à la première. — C’est bien, sir… Philipville, je crois qu’on vous nomme ?… Vous êtes un marchand bien simple, ou vous me prenez pour un sot acheteur, si vous croyez pouvoir me tenter avec les marchandises qui ne m’ont pas plu une première fois. Changez de mode, ami… Nouveauté !… c’est la devise du commerce ; vos denrées de Lancastre ont eu leur jour, et j’en ai acheté comme d’autres, et vraisemblablement je les ai payées trop cher. York obtient seul la vogue aujourd’hui. — Il peut en être ainsi dans le vulgaire, répliqua le comte d’Oxford, mais pour des âmes comme celle de Votre Altesse, fidélité, honneur et loyauté sont des joyaux que les caprices du goût et les changements de fantaisie ne peuvent faire passer de mode. — Ma foi ! il est possible, noble Oxford, dit le duc, que je conserve encore au fond de mon cœur quelque vénération pour ces qualités aujourd’hui surannées ; autrement pourquoi aurais-je tant d’estime pour votre personne en qui elles ont toujours brillé ? Mais ma position est cruellement critique, et si je faisais un faux pas dans cette situation, je manquerais le but de toute ma vie. Écoutez-moi, seigneur marchand : voici venir votre vieux compétiteur, Blackburn, que quelques uns appellent Édouard d’York et de Londres, avec une pacotille d’arcs et de haches, telle qu’il n’en est jamais entré de pareille en France depuis le temps du roi Arthur ; et il me propose de courir avec lui les chances de l’aventure, ou, pour parler clairement, de faire cause commune avec la Bourgogne, jusqu’à ce que nous enfumions dans son terrier le vieux renard de Louis, et que nous clouions sa peau à la porte de l’étable. En un mot l’Angleterre m’invite à se joindre à elle contre le plus adroit et le plus acharné de mes ennemis, contre le roi de France, à me débarrasser de la chaîne de vasselage, et à m’élever au rang de prince indépendant… Pensez-vous, noble comte ; que je puisse résister à cette séduisante tentation ? — Vous pouvez adresser cette question à quelqu’un de vos conseillers de Bourgogne, répondit Oxford ; elle touche de trop près à la ruine complète de ma cause pour que j’y réponde avec franchise. — N’importe, reprit le duc, je vous demande, comme à un homme d’honneur, quelles objections peuvent me faire repousser le parti qu’on me propose. Dites votre avis, et dites-le librement. — Monseigneur, je sais qu’il est dans le caractère de Votre Altesse de ne concevoir jamais aucun doute sur la facilité d’accomplir une chose que vous avez une fois résolue. Cependant, quoique cette disposition vraiment digne d’un prince puisse en certains cas servir beaucoup au succès, et qu’elle y ait souvent servi, il en est d’autres où persister dans notre résolution, simplement parce que nous avons voulu une fois, conduit non au succès, mais à la ruine. Considérez donc cette armée anglaise… l’hiver approche, où se logera-t-elle ? comment l’avitaillera-t-on ? qui la payera ? Votre Altesse se chargera-t-elle de toutes les dépenses, de toutes les peines, pour la tenir en état d’entrer en campagne l’été prochain ? Car comptez-y bien, une armée anglaise n’a jamais été et ne sera jamais propre au service, après être sortie de ses foyers, avant d’avoir pu s’accoutumer au service militaire. Les Anglais sont les hommes, je l’avoue, les plus propres à faire les meilleurs soldats du monde ; mais ils ne sont pas encore soldats, et il faut qu’ils soient instruits convenablement aux dépens de Votre Altesse. — Soit, répliqua Charles ; je crois que les Pays-Bas peuvent fournir des vivres pendant plusieurs semaines à ces fameux mangeurs de bœuf, des villages pour qu’ils s’y logent, des officiers pour façonner leurs membres robustes à la manœuvre, et assez de prévôts pour réduire leurs esprits réfractaires à la discipline. — Qu’arrivera-t-il ensuite ? ajouta Oxford. Vous marcherez sur Paris ; vous ajouterez un second royaume à la puissance usurpée d’Édouard ; vous lui rendrez toutes les possessions que l’Angleterre a jamais eues en France, la Normandie, le Maine, l’Anjou, la Gascogne, et le reste… pourrez-vous ne pas redouter vous-même cet Édouard, lorsque vous aurez ainsi accru sa force, quand vous l’aurez rendu plus fort que ce Louis dont la ruine aura été le but de votre alliance ? — Par saint George ! je ne feindrai pas avec vous. C’est précisément sur ce point que les doutes m’assiègent. Édouard est à vrai dire mon beau-frère ; mais je suis un homme peu disposé à mettre ma tête sous la jupe de ma femme. — Et les circonstances, dit Philipson, ont trop souvent montré l’inefficacité des alliances de famille pour empêcher les plus manifestes violations de serment. — Vous dites bien, comte. Clarence a trahi son beau-frère ; Louis a empoisonné son frère… Les affections domestiques, bah ! elles peuvent bien se tenir chaudement au coin du feu d’un simple particulier, mais elles ne peuvent venir ni sur les champs de bataille ni dans les palais des princes où le vent souffle froid. Non, mon alliance avec Édouard par un mariage ne me sera pas d’un grand secours en cas de besoin. Je consentirais aussi volontiers à monter un cheval indompté sans meilleure bride qu’une jarretière ; mais que résultera-t-il ? Il fera la guerre avec Louis : quel que soit le vainqueur, moi que doit renforcer leur mutuelle faiblesse, j’en tirerai avantage… les Anglais tueront les Français avec leurs flèches d’une aune, et les Français par des escarmouches affaibliront, ruineront et détruiront les Anglais. Au printemps j’entrerai en campagne avec une armée supérieure aux leurs, et alors, saint George pour Bourgogne ! — Et si, en attendant, Votre Altesse daignait seconder, même le moins du monde, la cause la plus honorable pour laquelle chevalier mit jamais sa lance en arrêt… une faible somme d’argent et un corps peu nombreux de lances du Hainaut qui gagneraient et réputation et fortune à nous servir, peuvent remettre le malheureux héritier de Lancastre en possession des domaines qui lui appartiennent légalement par droit de naissance. — Oui vraiment, seigneur comte, dit le duc, vous en venez sans gêne à votre but ; mais nous avons vu et même secondé tant de variations de fortune entre York et Lancastre, que nous ne savons guère quel est le parti en faveur duquel le ciel s’est déclaré pour le droit, et le peuple pour le pouvoir effectif ; nous sommes vraiment étourdis à la vue de toutes les révolutions extraordinaires dont l’Angleterre a été le théâtre. — Preuve, monseigneur, que ces changements ne sont pas encore finis, et que votre généreuse assistance peut donner au meilleur parti un heureux retour de fortune. — Et prêter à ma cousine Marguerite d’Anjou mon bras pour détrôner le frère de ma femme ? Peut-être mérite-t-il peu de bienveillance de ma part, puisque lui et ses insolents nobles m’ont pressé avec des remontrances, et même avec des menaces, de laisser de côté toutes mes autres importantes affaires, et de me joindre à Édouard, Dieu me pardonne ! dans une expédition de chevalier errant contre Louis. Je marcherai contre lui à mon temps, pas plus tôt ; et par saint George ! ni roi ni noble d’outre-mer ne feront la loi à Charles de Bourgogne. Vous êtes des compères diablement fins, vous autres Anglais d’un parti comme de l’autre, qui pensez que les affaires de votre méchante île doivent intéresser tout le monde autant que vous-mêmes ; mais ni ceux d’York, ni ceux de Lancastre, ni mon frère Blackburn, ni ma cousine Marguerite d’Anjou, même avec John de Vere, pour la soutenir, ne parviendront à m’abuser. On ne leurre pas le faucon avec des mains vides. »

Oxford familier avec le caractère du duc le laissa se déchaîner à loisir contre l’insolence de quiconque prétendrait diriger sa conduite, et lorsqu’il garda enfin le silence, il répondit avec calme ; « Faut-il que je vive pour entendre le duc de Bourgogne, le miroir de la chevalerie européenne, dire qu’on ne l’a engagé par aucune bonne raison à seconder une entreprise où justice doit être rendue à une reine abandonnée… où une royale maison doit être relevée de la poussière ? N’y a-t-il point là los et honneur immortels ? La trompette de la Renommée ne doit-elle pas proclamer le nom du souverain qui seul dans un siècle dégénéré a su unir les devoirs d’un généreux chevalier à ceux d’un prince indépendant ?… »

Le duc l’interrompit en lui frappant en même temps sur l’épaule… « Et les cinq cents musiciens du roi René pour racler à ma louange leurs maudits violons ? Et le roi René lui-même pour les écouter et pour dire : « Bien combattu, duc !… bien joué, musicien ! » Je vous le déclare, John d’Oxford, quand nous portions vous et moi une armure vierge, des mots tels que renommée, honneur, los, gloire de chevalier, amour des dames et autres semblables étaient d’excellentes devises pour nos boucliers blancs comme la neige, et d’assez bons arguments pour rompre des lances… oui, et aujourd’hui même en champ clos, quoique un peu vieux pour ces vaillantes folies, j’exposerais encore ma personne dans une semblable querelle, comme il convient à un chevalier de l’ordre ; mais quand il s’agit de débourser des couronnes et d’embarquer de nombreux encadrons, nous devons pouvoir donner à nos sujets quelque excuse valable pour les engager ainsi dans une guerre, alléguer un motif d’intérêt public… ou un avantage à nous personnel, ce qui, par saint George, est la même chose. Voilà le chemin que prend tout le monde, et pour vous dire franchement la vérité, Oxford, c’est aussi celui-là que je veux suivre. — À Dieu ne plaise que je m’attende à voir Votre Altesse agir autrement que pour augmenter le bien-être de vos sujets… c’est-à-dire pour accroître, comme Votre Grâce l’a si bien dit, votre propre puissance, vos propres domaines. L’argent que nous demandons n’est pas un simple cadeau, mais un prêt ; et Marguerite consent à laisser en gage les joyaux dont Votre Grâce connaît la valeur, jusqu’à ce qu’elle vous ait rendu la somme que votre amitié peut lui avancer dans le besoin où elle se trouve. — Ah ! ah ! dit le duc, notre cousine voudrait-elle faire de nous un prêteur sur gage et nous mettre dans le cas d’agir à son égard comme un usurier juif à l’égard de son débiteur ?… Oui, en vérité ; pourtant, je puis avoir besoin de ces diamants, car si cette affaire était faisable plus tard, il serait possible qu’il me fallût emprunter moi-même pour obvier au manque d’argent de ma cousine. Je me suis adressé aux États du duché qui sont assemblés en ce moment, et j’attends d’eux, comme de juste, un bon subside. Mais j’ai là des têtes turbulentes et des mains serrées : je puis donc me trouver sans mailles ni sous… En attendant, mettez vos joyaux sur la table… bien, admettons que ma bourse ne doive pas souffrir par suite de la prouesse de chevalier errant que vous me proposez, encore les princes ne s’engagent-ils pas dans une guerre sans quelque espoir d’avantage ? — Écoutez-moi, noble souverain, vous êtes naturellement ambitieux d’unir les grands États de votre père et ceux que vous avez acquis par la force des armes, en un duché ferme et compacte… — Dites en un royaume, interrompit Charles, le mot est plus propre. — En un royaume dont la couronne reposera aussi belle, aussi brillante sur le front de Votre Altesse, que celle de France sur la tête de votre suzerain actuel, le roi Louis. — Il ne fallait pas tant de finesse que vous en avez pour voir que tel est mon dessein ; autrement, pourquoi serais-je ici le casque en tête et l’épée au côté ; et pourquoi mes troupes occuperaient-elles les places fortes de la Lorraine, chasseraient-elles devant soi le mendiant de Vaudemont, qui à l’insolence de réclamer cette province comme un héritage ? Oui, mon ami, l’agrandissement de la Bourgogne est un motif qui fera toujours combattre le duc de ce beau domaine, tant qu’il pourra mettre le pied dans l’étrier. — Mais ne pensez-vous pas, dit le comte anglais, puisque vous me permettez de vous parler avec franchise, du ton d’une vieille connaissance ; ne pensez vous pas que sur cette carte de vos domaines, du reste si bien bornés, il y a quelque chose vers la frontière du sud qui pourrait être arrangé plus avantageusement pour un roi de Bourgogne ? — Je ne devine pas où vous en voulez venir, » répondit le duc en regardant un plan de son duché et de ses autres possessions, vers lequel l’Anglais avait attiré son attention ; puis tournant son grand œil vif sur la figure du comte banni :

« Je voulais vous dire, répliqua celui-ci, que, pour un prince aussi puissant que Votre Altesse, il n’y a de voisin sûr que la mer. Voici la Provence qui se trouve entre vous et la Méditerranée, la Provence avec ses ports magnifiques, ses champs de blé et ses vignobles si fertiles. Ne serait-il pas bien de l’enfermer dans la carte de votre royaume et de toucher ainsi la mer du milieu d’un côté, et de l’autre celle qui baigne les côtes de Flandre ? — La Provence, dites-vous ? » répliqua le duc avec chaleur ; « ma foi, ami, je ne vois dans mes rêves que la Provence. Je ne puis sentir une orange sans qu’elle m’en rappelle les bois et les bosquets embaumés, les olives, les citrons et les grenades. Mais comment réaliser mes prétentions sur ce point ? Il serait honteux de ma part de troubler René, cet innocent vieillard, moi surtout qui suis son proche parent. Puis il est oncle de Louis, et très probablement, à défaut de sa fille Marguerite, ou peut-être de préférence à elle, il a déjà nommé le roi de France son héritier. — De plus hautes prétentions pourraient être élevées par la personne même de Votre Altesse, dit le comte d’Oxford, si vous vouliez prêter à Marguerite d’Anjou le secours qu’elle vous demande. — Prenez l’assistance que vous demandez, » répliqua aussitôt le duc ; « prenez-en le double en hommes ainsi qu’en argent ; que j’aie seulement un droit à faire valoir sur la Provence, fût-il aussi faible qu’un cheveu de votre reine Marguerite, et seul je me charge de le rendre plus fort qu’un câble quadruple… mais je suis bien fou d’écouter les rêves d’un homme qui, ruiné lui-même, ne peut rien perdre en faisant concevoir aux autres les plus extravagantes espérances. »

En parlant ainsi, Charles respirait fortement et changeait de couleur.

« Je ne suis pas un tel homme, monseigneur duc, répliqua le comte. Écoutez-moi… René est accablé d’années, ne demandant que du repos, et trop pauvre pour maintenir son rang avec la dignité nécessaire ; trop bon de caractère, ou trop faible d’esprit pour mettre de nouveaux impôts sur ses sujets ; las de lutter contre la mauvaise fortune et désireux de céder son territoire… — Son territoire ? — Oui, tout ce qu’il possède actuellement ; et les domaines beaucoup plus étendus qu’il avait à réclamer, mais qu’il s’est laissé prendre. — Vous m’ôtez la respiration ! René, céder la Provence ! Et que dit Marguerite la fière, la hautaine Marguerite ?… Souscrira-t-elle à des conditions si humiliantes ? — Pour la chance de voir Lancastre triompher en Angleterre, elle renoncerait non seulement à tout domaine, mais encore à la vie. Il est certain que, quand René mourra, le roi de France réclamera le comté de Provence que possède maintenant le vieillard comme un fief mâle, et il n’est personne d’assez puissant pour soutenir les prétentions de Marguerite à cet héritage, si justes qu’elles puissent être. — Elles sont justes, elles sont incontestables. Je ne souffrirai pas qu’on vienne les contester ou les attaquer… c’est-à-dire lorsqu’elles seront une fois établies en ma faveur. Le vrai principe de la guerre faite pour le bien public, est de ne pas souffrir qu’aucun des grands fiefs retourne à la couronne de France, moins encore lorsqu’elle repose sur la tête d’un monarque aussi fourbe, aussi absolu que Louis. La Bourgogne réunie à la Provence !… un domaine s’étendant de l’Océan germanique à la Méditerranée !… Oxford, tu es mon ange tutélaire ! — Votre Altesse doit cependant réfléchir qu’il faudra assurer un revenu convenable au roi René. — Certainement, l’ami, certainement ! il aura un vingtaine de musiciens et de jongleurs pour lui jouer, lui racler, lui chanter du matin au soir. Il aura une cour de troubadours qui ne feront que boire, s’escrimer sur la flûte ou sur le violon, et rendre des arrêts d’amour, susceptibles d’être confirmés ou cassés par lui-même, à qui l’on en appellera, comme suprême roi d’amour. Et Marguerite sera aussi honorablement pensionnée, et de la manière que vous jugerez convenable. — Ce sera une affaire facile à conclure : si nos tentatives en Angleterre réussissent, elle n’aura plus besoin des subsides de la Bourgogne ; si elles échouent, elle se retire dans un cloître, et elle n’aura point à user long-temps des secours honorables que votre générosité ne manquera point de lui accorder. — Indubitablement, et ces bienfaits seront dignes de nous deux… mais par ma brave épée ! John de Vere, l’abbesse qui recevra Marguerite d’Anjou dans son couvent aura une pénitente passablement difficile à mener. Je la connais bien ; et seigneur comte, je ne prolongerai pas inutilement notre entretien en exprimant le doute que, si la chose lui plaît, elle ne puisse forcer son père à renoncer à telle partie de ses domaines qu’elle voudra. Elle est comme ma braque Gorgone qui force tout chien quelconque accouplé avec elle d’aller où bon lui semble, ou qui l’étrangle s’il résiste. C’est ainsi que Marguerite a agi à l’égard de son simple et naïf époux ; et je n’ignore pas que son père, fou d’une espèce différente, doit, de toute nécessité, être également traitable. Je crois que j’aurais pu l’épouser… quoique le cou me démange à la seule idée des efforts que nous aurions faits tous deux pour nous maîtriser l’un l’autre… Mais vous prenez un air grave, parce que je plaisante sur le caractère obstiné de ma malheureuse cousine. — Monseigneur, quels que soient, quels qu’aient été les défauts de ma maîtresse, elle est dans la détresse, et presque dans la désolation. Elle est ma souveraine, et en outre cousine de Votre Altesse. — Assez, seigneur comte, parlons sérieusement. Quoi que nous puissions penser de l’abdication du roi René, j’ai peur que nous n’ayons de la peine à faire voir les choses à Louis XI aussi favorablement que nous les voyons. Il soutiendra que le comté de Provence est un fief mâle, et que ni la renonciation de René ni le consentement de sa fille ne peuvent empêcher qu’il ne retourne à la couronne de France, puisque le roi de Sicile, comme on l’appelle, n’a point de descendants mâles. — Avec votre permission, ce sera une question à décider les armes à la main, et Votre Altesse a bravé Louis avec succès pour des motifs moins importants. Tout ce que je puis dire, c’est que si l’assistance active de Votre Grâce met le jeune comte de Richmond à même de réussir dans son entreprise, vous aurez le secours de trois mille archers anglais, lors même que le vieux John d’Oxford, faute d’un meilleur chef, devrait les commander en personne. — Noble secours dont le prix est doublé par l’homme qui promet de l’amener ! Votre assistance, illustre Oxford, me serait encore précieuse, ne vinssiez-vous qu’avec votre épée au côté, qu’avec un seul page à votre suite. Je connais votre tête et votre cœur. Mais n’en parlons plus ; les exilés, même les plus sages, ont le privilège de faire des promesses, et parfois… excusez-moi, noble Oxford… ils abusent leurs amis tout en s’abusant eux-mêmes : quelles sont les espérances d’après lesquelles vous m’excitez à m’embarquer encore sur un océan aussi orageux et aussi incertain que celui de vos dissensions civiles ? »

Le comte d’Oxford tira un papier et expliqua au duc le plan de son expédition qui devait être soutenue par une insurrection des partisans de Lancastre, et dont il nous suffira de dire qu’elle était d’une audace poussée jusqu’à la témérité, mais pourtant combinée si bien, et si long-temps mûrie, que, dans ces temps de révolutions rapides, et sous un chef d’une habileté militaire et d’une sagacité politique aussi reconnues, elle présentait une apparence réelle de succès.

Pendant que le duc Charles s’appesantissait sur les détails d’une entreprise séduisante et vraiment faite pour flatter son caractère… pendant qu’il comptait les affronts qu’il avait reçus de son beau-frère Édouard IV, l’occasion qui se présentait de tirer une vengeance éclatante, et la riche acquisition qu’il espérait faire de la Provence par la renonciation de René d’Anjou et de sa fille en sa faveur, l’Anglais ne manqua point d’appeler toute son attention sur l’urgente nécessité de ne pas perdre un seul instant.

« L’accomplissement de ce projet, dit-il, demande la plus grande promptitude. Pour avoir une chance de succès, il faut que je sois en Angleterre avec les forces auxiliaires de Votre Altesse, avant qu’Édouard d’York puisse revenir de France avec son armée. — Et après être venu ici, répliqua le duc, notre digne frère ne se pressera nullement pour s’en aller. Il rencontrera des Françaises à l’œil bleu, et du vin français, couleur de rubis, et frère Blackburn n’est pas homme à renoncer si vite à de pareils avantages. — Monseigneur duc, je rendrai justice à mon ennemi. Édouard est indolent et voluptueux lorsque tout va bien autour de lui ; mais qu’il sente une fois l’aiguillon de la nécessité, il devient aussi ardent qu’un cheval bien nourri. Louis, aussi, qui manque rarement d’accomplir ses projets, doit s’attacher à persuader au roi d’Angleterre de repasser la mer… C’est pourquoi, de la promptitude, noble prince !… la promptitude est l’âme de votre entreprise. — De la promptitude ! ma foi, j’irai avec vous et je surveillerai moi-même l’embarcation, et les soldats que vous aurez seront choisis, éprouvés, tels enfin, que leurs pareils ne se trouvent que dans l’Artois et le Hainaut. — Pardonnez encore, noble duc, à l’impatience d’un malheureux qui se noie et qui presse pour qu’on le secoure… Quand nous dirigerons-nous vers les côtes de Flandre pour ordonner cette importante mesure ? — Ma foi, dans une quinzaine, dans une semaine peut-être ; bref, aussitôt que j’aurai châtié, comme ils le méritent, une bande de brigands et de voleurs qui, de même que l’écume du chaudron qui vient toujours en dessus, se sont emparés des hauteurs des Alpes, et de là infestent nos frontières de contrebande, de pillage et de vols. — Votre Altesse veut parler de la confédération suisse ? — Oui, c’est le nom que se donnent ces lourds paysans, espèces d’esclaves affranchis de l’Autriche, qui, semblables à un dogue dont la chaîne est rompue profitent de leur liberté pour saccager et détruire tout ce qu’ils trouvent sur leur passage. — J’ai traversé leur pays en revenant d’Italie, et j’ai entendu dire que les cantons se proposaient d’envoyer des députés demander la paix à Votre Altesse. — La paix ! s’écria Charles, oui-dà ! les procédés de cette ambassade ont été singulièrement pacifiques ! Profitant d’une mutinerie des bourgeois de La Ferette, la première ville de garnison où ils sont entrés, ils ont pris d’assaut les murailles, saisi Archibald d’Hagenbach qui commandait la place pour moi, et l’ont mis à mort sur la place du marché. Une telle insulte doit être punie, seigneur John de Vere ; et si vous ne me voyez pas livré à la colère qu’elle mérite si bien, c’est que j’ai déjà donné ordre qu’on pendît ces infâmes qui s’appellent ambassadeurs ! — Pour l’amour de Dieu, noble duc, » dit l’Anglais se jetant aux pieds de Charles… « pour votre propre réputation, dans l’intérêt de la paix de la chrétienté, révoquez un tel ordre s’il est réellement donné. — Que signifie cette chaleur ? que vous fait la vie de ces hommes, sinon que les conséquences d’une guerre peuvent retarder votre expédition de quelques jours ? — Peut la rendre tout-à-fait nulle, je dirai même, doit la faire manquer… Écoutez-moi, seigneur duc, j’accompagnai ces hommes une partie de la route. — Vous !… vous, compagnons de voyage de ces grossiers paysans suisses ? Il faut que la fortune ait bien rabaissé l’orgueil de la noblesse anglaise, pour que vous ayez choisi une semblable société. — Le hasard m’a jeté au milieu d’eux. Quelques uns de ces députés sont de sang noble, et en outre animés d’intentions pacifiques, dont je ne crains pas de me porter garant. — Sur mon honneur, milord d’Oxford, vous leur faites une grande faveur et à moi aussi, en intervenant de la sorte entre les Suisses et moi-même. Permettez-moi de vous dire que c’est condescendance de ma part, lorsque, par déférence pour une vieille amitié, je vous laisse parler à loisir des affaires de votre pays. Il me semble que vous devriez m’épargner votre opinion sur des sujets qui ne vous intéressent aucunement. — Monseigneur duc de Bourgogne, j’ai suivi votre bannière à Paris, et j’ai eu le bonheur de vous secourir à la bataille de Montlhéry, lorsque vous étiez assiégé par les hommes d’armes français… — Nous ne l’avons pas oublié, et la preuve que ce service n’est pas sorti de notre mémoire, c’est que nous vous avons souffert si long-temps en notre présence, plaidant la cause d’une bande de coquins qu’on nous prie de ne pas livrer au gibet qui déjà convoite leurs cous, parce que, Dieu me pardonne ! ils ont été compagnons de voyage du comte d’Oxfod ! — Non pas, monseigneur. Je demande leur vie seulement parce qu’ils viennent avec une mission pacifique et que leurs chefs au moins n’ont pris aucune part au crime dont vous vous plaignez. »

Le duc traversa l’appartement à pas inégaux dans une grande agitation, ses larges sourcils abaissés sur ses yeux, les points fermés et grinçant des dents jusqu’à ce qu’enfin il semblât prendre une résolution. Il agita une sonnette d’argent qui se trouvait sur la table. — Ici, Contay, » dit-il au gentilhomme de sa chambre qui entra, « ces drôles de montagnards sont-ils exécutés ? — Non : puisse ne pas s’en fâcher Votre Altesse : mais l’exécuteur attend que le prêtre ait fini de les confesser, — Qu’ils vivent ! dit le duc. Nous entendrons demain de quelle manière ils se proposent de justifier leur conduite à notre égard. »

Contay s’inclina et sortit ; alors se tournant vers l’Anglais, le duc dit avec un mélange indicible de hauteur, de familiarité et même de bonté, mais le front déridé et le regard calme : « Nous sommes maintenant quittes d’obligations, milord d’oxford… vous avez obtenu vie pour vie… même pour compenser la différence qui peut exister entre les marchandises que nous échangeons, vous avez obtenu six vies pour une. Je ne vous donnerai donc plus la moindre attention quand vous me rappellerez encore le faux pas de mon cheval à Montlhéry, ou vos services en cette occasion. La plupart des princes se contentent de haïr en secret les hommes qui leur ont rendu de ces services extraordinaires… ce ne sont pas là mes sentiments, seulement il m’est désagréable qu’on me rappelle que j’en ai eu beson. Hum ! je suis à demi suffoqué des efforts qu’il m’a fallu faire pour changer les résolutions que j’avais déjà arrêtées. Holà ! ho ! quelqu’un !… qu’on me serve à boire ! »

Un huissier entra portant un large flacon d’argent, qui, au lieu de vin, était rempli de tisane, légèrement parfumée d’herbes aromatiques.

« Je suis par nature si violent et si colère, dit le duc, que mes médecins me défendent de boire du vin. Mais vous, Oxford, vous n’êtes pas tenu à suivre un tel régime. Allez trouver votre compatriote Colvin, général de notre artillerie. Nous vous recommandons à sa garde et à son hospitalité jusqu’à demain, qui doit être un jour d’occupation, car je m’attends à recevoir la réponse des benêts de l’assemblée des États réunis à Dijon, et j’ai aussi à entendre, grâce à l’intercession de Votre Seigneurie, ces misérables députés suisses, comme ils s’appellent. Eh bien ! n’en parlons plus… Bonne nuit… Vous pouvez causer en toute liberté avec Colvin, qui est, comme vous, un vieux lancastrien… Mais, écoutez bien, pas un mot touchant la Provence… pas même durant votre sommeil… Contay, conduisez ce gentilhomme anglais à la tente de Colvin, qui connaît mon bon plaisir à son égard. — Altesse, répondit Contay, j’ai déjà laissé le fils du gentilhomme anglais avec M. de Colvin. — Quoi ! votre propre fils, Oxford ? Il est avec vous ici ? pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? C’est un véritable rejeton du vieil arbre ? — C’est mon orgueil de le croire, monseigneur. Il a été le fidèle compagnon de tous mes dangers, de toutes mes courses. — Heureux homme ! » dit le duc avec un soupir. « Vous, Oxford, vous avez un fils qui partage votre pauvreté et votre détresse… Je n’ai personne, moi, pour participer et succéder à ma grandeur. — Vous avez une fille, monseigneur, et il faut espérer qu’elle épousera un jour quelque puissant prince qui sera le soutien de la maison de Votre Altesse. — Jamais ! par saint George, jamais ! » répondit le duc d’un ton vif et bref. « Jamais je n’aurai un gendre pour qu’il se fasse du lit de ma fille un marche-pied afin d’atteindre à la couronne du père ; Oxford, je vous ai parlé plus franchement que je n’ai coutume de le faire… Mais je crois que certains hommes sont dignes de confiance, et je pense, sir John de Vere, que vous êtes du nombre.

Le noble Anglais s’inclina, et allait se retirer, lorsque le duc le rappela.

« Il y a encore une chose, Oxford… La cession de la Provence ne suffit pas tout-à-fait. Il faut que René et Marguerite désavouent cette tête folle de Ferrand de Vaudemont, qui fait de sottes tentatives en Lorraine, et réclame cette province du chef de sa mère Yolande. — Monseigneur, Ferrand est petit-fils du roi René, neveu de la reine Marguerite ; mais cependant… — Mais cependant, par saint George ! ses droits sur la Lorraine, comme il le dit, doivent être positivement désavoués. Vous parlez de leurs affections de famille, pendant que vous me pressez de faire la guerre à mon propre beau-frère. — La meilleure excuse de René pour abandonner son petit-fils, répondit Oxford, sera son incapacité complète à le soutenir et à l’aider. Je proposerai la condition de Votre Altesse, si dure qu’elle soit. »

En parlant ainsi, il quitta le pavillon.



  1. Damile, dit le texte : c’est le samis de Venise, étoffe à lames d’or et d’argent qui n’est guère employée qu’à Constantinople. a. m.