Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 318-332).

CHAPITRE XXIV.

LA MENDIANTE.

… J’étais, je dois l’avouer, reine de la belle Albion aux jours de l’antique âge d’or ; mais maintenant le malheur m’a dépouillée de ce titre, et m’a précipitée avec déshonneur dans la poussière, où il faut que je m’humilie devant l’infortune, et me soumette à mon triste sort.
Shakspeare, Henri VI, partie iii.

L’hôtellerie du Cerf-Volant, à Strasbourg, était, comme toutes les auberges de l’empire à cette époque, dirigée avec la même inattention impolie pour tous les besoins et les commodités des voyageurs, que celle de John Mengs. Mais l’air jeune et bon d’Arthur Philipson, circonstance qui manque rarement ou jamais de produire quelque effet lorsque le beau sexe est de la partie, détermina une jeune personne, courte de taille, potelée, aux joues à fossettes, aux yeux bleus, à la peau blanche, fille de l’hôte du Cerf-Volant, lequel était lui-même un gros vieillard cloué sur le fauteuil de chêne du stube, à se comporter à l’égard du jeune Anglais avec une sorte de complaisance qui, dans la race privilégiée à laquelle elle appartenait, était une espèce de dégradation. Elle mit non seulement ses minces brodequins et ses jolis pieds en danger d’être salis en traversant la cour, afin de montrer au voyageur une écurie non encore occupée, mais aussi lorsqu’Arthur lui demanda des nouvelles de son père, elle eut la condescendance de se rappeler qu’un hôte semblable à celui qu’il dépeignait était venu loger dans la maison la nuit dernière, et avait dit qu’il s’attendait à y rencontrer un jeune homme, son compagnon de voyage.

« Je vais vous l’envoyer, mon beau monsieur, » dit la jeune fille avec un sourire qui, si les choses de ce genre sont d’autant plus dignes d’être appréciées qu’elles sont plus rares, devait être sans doute inappréciable.

Elle ne manqua point de parole : au bout de quelques instants, le vieux Philipson entra dans l’écurie et serra son fils dans ses bras.

« Mon fils !… mon cher fils ! » s’écria l’Anglais, son stoïcisme habituel ne tenant plus contre le sentiment naturel et la tendresse paternelle… « bienvenu dans un instant de doute et de danger… et mieux venu que jamais dans un moment où se concentre la véritable crise de notre destinée. Dans peu d’heures je saurai ce que nous pouvons attendre du duc de Bourgogne… Avez-vous le gage ? »

La main d’Arthur chercha d’abord celui qui était le plus près de son cœur dans le sens littéral aussi bien qu’allégorique, savoir la petite cassette qu’Anne lui avait donnée en partant. Mais il se rappela aussitôt et présenta à son père le paquet qui avait été si étrangement perdu et retrouvé à La Ferette.

« Il a couru de grands risques, depuis que vous l’avez vu, dit-il à son père, et j’en ai couru aussi. J’ai reçu l’hospitalité la nuit dernière dans un château, et j’ai vu ce matin dans le voisinage un corps de lansquenets qui commençait à se mutiner pour obtenir sa paie. Les habitants du château ont pris la fuite pour échapper à leurs violences ; et comme nous passions devant leurs quartiers à la pointe du jour, un homme à la peau d’ours, qui était ivre, a tué mon pauvre cheval d’une balle, et j’ai été forcé, par manière d’échange, de prendre ce pesant animal flamand, avec sa selle d’acier et son lourd chanfrein. — Notre route est hérissée de périls, répliqua le père. J’en ai eu aussi ma part, car j’ai couru un grand danger dans une hôtellerie où je me suis arrêté la nuit dernière (il ne précisa point la nature du danger) ; mais j’en suis parti ce matin, et je suis arrivé ici en sûreté ; j’ai enfin cependant obtenu une escorte sûre pour me conduire au camp du duc près Dijon, et j’espère avoir une audience de lui ce soir. Alors si notre dernier espoir s’évanouit, nous gagnerons le port de Marseille, nous ferons voile vers Candie ou vers Rhodes, et nous consacrerons notre vie à la défense de la chrétienté, puisque nous ne pouvons plus combattre pour l’Angleterre. »

Arthur écouta sans répliquer ces paroles de mauvais augure ; mais elles n’en tombèrent pas moins mortellement sur son cœur, comme la sentence du juge qui sépare un criminel de la société et de toutes ses jouissances pour le condamner à une prison perpétuelle. Au même instant, les cloches de la cathédrale se mirent à sonner, et rappelèrent au vieux Philipson que son devoir était d’entendre la messe qui se disait à toute heure dans l’une ou l’autre des chapelles séparées dépendant de ce magnifique édifice. Son fils le suivit par obéissance à sa volonté.

En approchant de la porte de cette superbe cathédrale, les voyageurs la trouvèrent obstruée, comme c’est l’usage dans les pays catholiques, par une multitude de mendiants des deux sexes qui encombraient l’entrée pour donner aux fidèles une occasion de faire l’aumône, et de remplir ainsi un devoir si positivement prescrit comme une principale observance de l’Église. Les Anglais se débarrassèrent de leur importunité en distribuant, comme l’on fait en pareil cas, quelques petites pièces de monnaie à ceux qui paraissaient être les plus nécessiteux ou mériter le plus leur charité. Une grande femme se tenait sur les dernières marches près de la porte, et tendit la main au vieux Philipson qui, frappé de son extérieur, remplaça par une pièce d’argent les petites monnaies qu’il avait distribuées aux autres.

« C’est une merveille ! » dit-elle en anglais, mais d’un ton à n’être entendue que de lui seul, quoique son fils aussi pût saisir le son et le sens des mots qu’elle prononçait… « oui, c’est un miracle !… Un Anglais possède encore une pièce d’argent et ne craint pas d’en faire aumône à un pauvre ! »

Arthur remarqua que son père tressaillit un peu à cette voix ou à ces paroles, qui parurent même à ses oreilles dépasser de beaucoup la portée des observations d’une mendiante ordinaire. Mais après un regard jeté sur la femme qui avait ainsi parlé, son père passa outre et entra dans la grande nef de l’église, où il ne s’occupa bientôt plus que de la solennelle cérémonie de la messe que disait un prêtre à l’autel d’une chapelle séparée du corps principal du superbe édifice, et dédiée, comme semblait l’annoncer l’image placée au dessus de l’autel, à saint George, ce saint militaire, dont l’histoire véritable est si obscure, quoique la légende populaire l’ait rendu l’objet d’une vénération particulière durant les âges féodaux. La cérémonie commença et finit avec toutes les formes accoutumées ; le prêtre officiant se retira avec ses acolytes ; et quoique quelques uns des fidèles peu nombreux qui avaient assisté au saint sacrifice restassent à dire leur chapelet et à s’acquitter de leurs dévotions privées, la plus grande partie quitta la chapelle pour en visiter d’autres ou pour aller vaquer aux affaires du monde.

Mais Arthur Philipson remarqua que, tandis qu’ils s’éloignaient tous les uns après les autres, la grande femme qui avait reçu l’aumône de son père demeurait toujours agenouillée près de l’autel, et il fut encore plus surpris de voir son père lui-même, qui (et il avait de bonnes raisons pour le croire) ne désirait passer à l’église que le temps nécessaire pour remplir exactement ses devoirs de dévotion, restait aussi à genoux, les yeux fixés sur la dévote au long voile, car son costume annonçait qu’elle était dévote, comme si ses propres mouvements dussent être réglés par les siens. Mais nulle idée ne se présentait à l’esprit d’Arthur qui pût lui permettre de faire la moindre conjecture sur les motifs de son père… Il savait seulement qu’il était engagé dans une négociation critique et dangereuse, susceptible d’être arrêtée ou interrompue sur différents points ; et que les soupçons politiques étaient si généralement éveillés en France, en Italie et en Flandre, que les agents les plus importants étaient souvent obligés de prendre les déguisements les plus impénétrables pour se glisser sans soupçon dans les pays où leurs services étaient jugés nécessaires. Louis XI, en particulier, dont la singulière politique semblait, pour ainsi dire, donner un caractère propre au siècle où il vivait, était bien connu pour avoir déguisé ses principaux émissaires et envoyés sous les costumes fictifs de moines mendiants, de ménestrels, d’égyptiens et d’autres vagabonds privilégiés de la basse classe.

Arthur conclut donc qu’il n’était pas improbable que cette femme fût, comme eux-mêmes, de plus d’importance que ne l’annonçaient ses vêtements ; et il résolut d’observer la conduite de son père à son égard, et de régler ses propres actions en conséquence. Une cloche annonça enfin que la messe allait être célébrée avec plus d’éclat sur le maître-autel même de la cathédrale, et le son de cette cloche fit sortir de la chapelle isolée de Saint-George le peu de fidèles qui étaient restés devant l’image du saint guerrier, à l’exception d’Arthur et de son père, ainsi que de la pénitente qui était agenouillée vis-à-vis d’eux. Quand la dernière personne se fut retirée, la femme se leva et s’avança vers le vieux Philipson qui, croisant les bras sur sa poitrine et baissant la tête dans une attitude d’obéissance que son fils ne lui avait jamais vu prendre, sembla plutôt attendre ce qu’elle avait à dire que se préparer à parler lui-même.

Il y eut une pause. Quatre lampes allumées devant l’autel du saint jetaient une pâle lumière sur son armure et son coursier : il était représente au moment où il transperçait avec sa lance le dragon terrassé, dont les ailes étendues et le cou contourné étaient en partie éclairés, par la lueur des lampes. Le reste de la chapelle recevait un faible éclat du soleil d’automne qui ne se frayait qu’à grand’peine un passage à travers les châssis de plomb d’une petite fenêtre en ogive, seule ouverture par laquelle l’air pût pénétrer ; les rayons tombaient, douteux et décolorés et conservant les différentes couleurs des verres qu’ils traversaient, sur les formes imposantes de cette femme, quoique abattue et inclinée par l’âge, sur la figure du père mélancolique et inquiet, sur celle du fils enfin qui, avec le vif intérêt propre à la jeunesse, soupçonnait et conjecturait les conséquences extraordinaires d’une si singulière entrevue.

Enfin la femme s’approcha du même côté de l’autel qu’Arthur et son père, comme pour être comprise plus facilement sans être obligée d’élever davantage la voix lente et solennelle qu’elle avait déjà fait entendre.

« Adorez-vous ici, dit-elle, le saint George de Bourgogne, ou le saint George de la joyeuse Angleterre, la fleur de la chevalerie ? — Je révère, » répondit Philipson en croisant avec humilité les bras sur la poitrine, « le saint auquel cette chapelle est dédiée, et le Dieu près de qui j’espère sa sainte intercession, soit ici soit dans mon pays natal. — Ainsi… vous, répliqua la femme, vous-même, vous avez pu oublier… vous, vous-même qui étiez au nombre de ceux qu’on regardait comme le miroir de la chevalerie… vous avez pu oublier que vous avez prié Dieu dans la royale église de Windsor… que vous y avez plié un genou orné de la Jarretière, alors que des princes et des rois s’agenouillaient autour de vous… vous avez pu l’oublier ! et vous faites vos prières devant un autel étranger, sans que votre cœur soit aucunement troublé par la pensée de ce que vous fûtes !… vous demandez, comme quelque pauvre paysan, le pain et la vie pour le jour qui s’écoule. — Madame, répliqua Philipson, aux jours de ma plus grande prospérité, je n’étais devant l’Être auquel mes prières s’adressaient que comme un ver dans la poussière… À ses yeux, je ne suis maintenant ni plus ni moins, si dégradé que je puisse être dans l’opinion des reptiles, mes semblables. — Comment peux-tu penser ainsi ? répliqua la dévote ; et pourtant il est heureux pour toi que tu le puisses ; mais quels ont été tes malheurs en comparaison des miens ?

Elle porta la main à son front, et sembla un moment accablée par de pénibles souvenirs.

Arthur se rapprocha de son père, et lui demanda d’un ton d’intérêt qu’il ne put réprimer : « Père, quelle est cette dame ? est-ce ma mère ? — Non, mon fils, répondit Philipson ; silence, au nom de tout ce qui vous est cher et sacré ! »

Cependant l’inconnue entendit et la question et la réponse, quoique faites à voix basse.

« Oui, dit-elle, oui, jeune homme… je suis… je devrais dire que je fus… votre mère… la mère, la protectrice de tout ce qui fut noble en Angleterre… je suis Marguerite d’Anjou. »

Arthur tomba à deux genoux devant l’intrépide veuve de Henri VI, qui soutint si long-temps et dans des circonstances si désespérées, par un courage inébranlable et par une profonde politique, la cause chancelante de son faible mari ; et qui, si elle abusa parfois de la victoire avec cruauté et par vengeance, avait en partie expié ses torts par la fermeté indomptable dont elle avait donné des preuves en supportant les plus rudes coups de l’adversité. Arthur avait été lui-même élevé dans un dévoûment absolu à la famille des Lancastre, alors détrônée, dont son père était un des soutiens les plus distingués ; et ses anciens faits d’armes qui, quoique malheureux, n’avaient été ni sans gloire ni sans éclat, avaient été accomplis en combattant pour leur cause avec un enthousiasme appartenant à son âge et à son éducation. Il jeta au même instant son bonnet sur le pavé, et s’agenouilla aux pieds de son infortunée souveraine.

Marguerite écarta le voile qui cachait ses traits nobles et majestueux ; et alors même… quoique des torrents de larmes eussent creusé ses joues… quoique les soucis, les désappointements, les chagrins domestiques et l’orgueil humilié eussent éteint le feu de ses yeux et diminué la dignité si douce de son front… alors même ils montraient des traces de cette beauté qui avait été jadis sans pareille en Europe. L’apathie qui, à la suite d’une infinité de malheurs et d’espérances déçues, s’était emparée de l’âme de la malheureuse reine, se dissipa un moment à la vue de l’enthousiasme du beau jeune homme. Elle lui abandonna une de ses mains qu’il couvrit de larmes et de baisers, tandis que de l’autre elle écartait avec une tendresse maternelle les longs cheveux bouclés d’Arthur, qu’elle s’efforçait de relever de l’humble posture qu’il avait prise. Cependant son père avait fermé la porte de la chapelle et s’y était adossé, s’écartant ainsi lui-même du groupe, comme pour empêcher qu’aucun étranger n’entrât pendant cette scène extraordinaire.

« Et tu es donc, » dit Marguerite d’une voix où la tendresse de femme luttait étrangement avec l’orgueil naturel du rang, et avec l’indifférence calme, stoïque, produite par l’excès de ses infortunes personnelles ; « tu es donc, beau jeune homme, le dernier rejeton de la noble tige dont tant et de si beaux rameaux sont tombés dans notre malheureuse cause ! Hélas ! hélas ! que puis-je faire pour toi ? Marguerite n’a plus même une bénédiction à donner : si bizarre est sa destinée, que ses bénédictions se changent en anathèmes, et qu’elle n’a qu’à vous regarder, qu’à vous souhaiter du bien, pour assurer votre ruine prompte et complète. Moi… j’ai été l’arbre vénéneux dont l’influence fatale a ruiné et détruit toutes les belles plantes qui s’élevaient à côté et autour de moi ; et, après avoir donné la mort à tout le monde, je ne puis la trouver pour moi-même ! — Noble et royale dame, dit le vieil Anglais, que votre auguste courage, qui a résisté à tant de malheurs, ne se laisse point abattre maintenant qu’ils sont passés, et qu’au moins il arrive des temps plus heureux pour vous et pour l’Angleterre. — Pour l’Angleterre, pour moi, noble Oxford ! » répliqua cette reine veuve et abandonnée… « Si le soleil de demain pouvait me replacer sur le trône d’Angleterre, pourrait-il me restituer ce que j’ai perdu ? Je ne parle ni de richesse ni de puissance… elles ne sont rien en comparaison… Je ne parle pas de cette armée de nobles amis qui eut péri pour ma défense et pour celle des miens… les Sommerset, les Parug, les Stafford, les Clifford… ils ont acquis une haute célébrité, ils ont trouvé place dans les annales de leur pays… Je ne parle pas de mon époux : il a échangé le sort d’un saint militant sur la terre contre celui d’un saint rayonnant de gloire dans le ciel… Mais, ô Oxford ! mon fils !… mon Édouard !… m’est-il possible de regarder ce jeune homme sans me rappeler que la comtesse et moi nous mîmes au monde la même nuit deux beaux enfants ? Combien souvent nous sommes-nous efforcées de prévoir leur fortune future, et de nous persuader que la même constellation qui présida à leur naissance influerait dans la suite sur leur vie, et les conduirait par une route unie et facile jusqu’à ce qu’ils atteignissent un bonheur et une réputation à eux prédestinés. Hélas ! ton Arthur vit ; mais mon Édouard, né sous les mêmes auspices, remplit une tombe sanglante ! »

Elle s’enveloppa la tête dans son manteau comme pour étouffer les plaintes et les sanglots que lui arrachait l’affection maternelle à ces déchirants souvenirs. Philipson, ou le comte d’Oxford exilé, comme nous pouvons l’appeler à présent, remarquable dans ces époques de changement par la constance avec laquelle il était toujours resté fidèle à la maison de Lancastre, vit combien il était imprudent à sa souveraine de s’abandonner ainsi à sa faiblesse.

« Reine, dit-il, le voyage de la vie est comme celui d’une journée d’hiver, et le temps marqué pour sa durée passera rapidement, que nous le sachions mettre à profit ou non. Ma souveraine est, je l’espère, trop maîtresse d’elle-même pour souffrir que des lamentations sur le passé l’empêchent de pouvoir user du présent. Vous me voyez prêt à obéir à vos ordres. Je vais de ce pas trouver Bourgogne, et si je le trouve favorable au plan que nous voulons lui faire adopter, il pourra advenir des choses qui changeront en joie notre deuil actuel ; mais il faut profiter de l’occasion avec zèle et promptitude. Apprenez-moi donc, madame, pour quelle raison Votre Majesté est venue ici déguisée et au milieu des périls : à coup sûr ce n’est pas simplement pour pleurer sur ce jeune homme que l’illustre reine Marguerite a quitté la cour de son père, déguisée elle-même sous de vils vêtements, et qu’elle est sortie d’une retraite sûre pour venir en lieu peu sûr au moins, si même il ne l’expose pas à des dangers. — C’est vous jouer de moi, Oxford, répliqua l’infortunée princesse, ou bien vous tromper vous-même, que de penser que vous servez encore cette Marguerite qui n’a jamais prononcé un mot sans raison, jamais agi sans motif, quelque légère que fût sa conduite. Je ne suis plus le même être ferme et raisonnable ; la douleur qui me consume comme une fièvre, en me rendant une place odieuse, me pousse vers une autre par simple impuissance d’esprit, par simple impatience. La résidence de mon père est sûre, dis-tu ? Se peut-il qu’une femme qui s’est vue dépouiller du plus noble et du plus riche royaume d’Europe… qui a perdu des armées de nobles amis… se peut-il qu’une épouse sans mari, qu’une mère sans enfant… qu’une malheureuse sur la tête de qui le ciel a versé jusqu’à la dernière goutte de sa colère… se peut-il qu’elle consente à faire société avec un faible vieillard qui trouve à composer des sonnets et de la musique, des mascarades et des folies, à pincer de la harpe et à rimer, une consolation à tout ce que la pauvreté a d’affligeant et, ce qui est pire encore, au ridicule et au mépris auxquels elle expose. — Allons, madame, avec votre permission, dit son conseiller, ne blâmez pas le bon roi René de ce que, persécuté par la fortune, il a pu trouver en lui-même d’humbles sources de consolation, que votre esprit plus fier est disposé à dédaigner : une lutte avec ses ménestrels a pour lui tout le charme d’un tournoi ; et une couronne de fleurs tressée par des troubadours, célébrée dans leurs sonnets, lui semble une heureuse compensation pour les diadèmes de Jérusalem, de Naples et des Deux-Siciles, dont il ne possède que les vains titres — Ne me parlez pas de ce vieillard digne de pitié, répliqua Marguerite, tombé si bas qu’il est au dessous même de la haine de ses plus mortels ennemis, et qui n’a jamais excité que le dédain. Je te l’avoue, noble Oxford, j’ai failli devenir folle par suite de ma résidence forcée près d’Alix, dans le misérable cercle qu’il appelé sa cour. Mes oreilles, qui maintenant ne s’ouvrent avec plaisir qu’aux accents de la douleur, ne sont pas encore aussi lasses de l’éternel frémissement des harpes, du continuel grincement des archets, du perpétuel battement des castagnettes… mes yeux ne sont pas aussi las d’une pitoyable affectation du cérémonial des cours, qui n’est respectable que s’il annonce richesse et insigne puissance… que mon âme n’est malade en voyant la stupide ambition qui peut trouver plaisir aux paillettes, aux glands faux, au clinquant, lorsque tout ce qui est grand et noble a disparu. Non, Oxford, si je suis destinée à perdre le dernier rayon d’espoir que la bizarre fortune semble m’offrir, je me retirerai dans le plus humble couvent des Pyrénées, et là du moins j’échapperai à l’insulte de la gaîté idiote de mon père… Qu’il s’efface de notre souvenir comme des pages de l’histoire dans laquelle son nom ne sera jamais cité ! J’ai bien des choses plus importantes à dire et à faire. Et maintenant, mon Oxford, quelles nouvelles d’Italie ? le duc de Milan nous aidera-t-il de ses conseils ou de ses trésors ? — De ses conseils très volontiers, madame ; mais comment les goûterez-vous ?… je l’ignore, en vérité, puisqu’il nous recommande de nous soumettre à notre malheureux destin et de nous résigner aux volontés de la Providence. — Le rusé Italien ! Galéas ne veut donc nous secourir d’aucune partie de ses trésors, ni protéger une amie à laquelle il a si souvent juré fidélité aux jours de son bonheur ? — Non ; les diamants que j’ai déposés entre ses mains n’ont pu le déterminer à ouvrir son coffre-fort pour nous prêter les ducats nécessaires à notre entreprise. Il a dit cependant que si Charles de Bourgogne songeait sérieusement à intervenir en notre faveur, telle était son estime pour ce grand prince et son vif sentiment des infortunes de Votre Majesté, qu’il considérerait ce que l’état de ses finances, quoique presque épuisées, et la condition de ses sujets, quoique appauvris par des taxes et des tailles, lui permettraient de faire à votre égard. — L’hypocrite à double face ! dit Marguerite. Si l’assistance du prince de Bourgogne nous fournit une chance de reconquérir ce qui nous appartient, alors il nous donnera quelques méchantes couronnes pour que nous oubliions, dans notre prospérité nouvelle, son indifférence pour notre adversité… Mais que fera Bourgogne ? Je suis venue ici pour vous dire ce que j’ai appris, et savoir le résultat de vos démarches… une garde dévouée protège le secret de notre entrevue. Mon impatience de vous voir m’a amenée ici sous ce vil déguisement. J’ai une petite suite à un couvent un peu au delà de cette ville… J’ai fait épier votre arrivée par le fidèle Lambert… et maintenant je viens savoir vos espérances ou vos craintes, et vous faire part des miennes. — Royale dame, dit le comte, je n’ai pas vu le duc. Vous savez que son caractère est capricieux, bourru, hautain et inexorable : s’il peut adopter la politique calme et soutenue que demandent les circonstances, je doute peu qu’il n’obtienne réparation complète de Louis son ennemi juré, et même d’Édouard son ambitieux beau-père ; mais il s’abandonne à d’extravagants accès de colère, avec ou sans provocation ; il peut s’engager dans une querelle avec les pauvres mais courageux Helvétiens, et vraisemblablement il allumera une guerre où il doit s’attendre à ne rien gagner, tandis qu’il court les plus grands risques de beaucoup perdre. — Assurément, dit la reine, il ne se fiera point à l’usurpateur Édouard, au moment même où cet usurpateur lui donne la plus grande preuve de trahison. — Sous quel rapport, madame ? La nouvelle dont vous parlez n’est pas encore venue jusqu’à moi. — Comment, milord ? suis-je donc la première à vous annoncer qu’Édouard d’York a passé la mer avec une armée telle que le fameux Henri V lui-même, mon beau-père, n’en transporta jamais une semblable de France en Italie. — En effet, j’avais entendu dire que tel était son dessein, et j’en avais prévu la mise à exécution comme fatale à notre cause. — Édouard est arrivé, Édouard le traître et l’usurpateur. Il a envoyé un défi à Louis de France, réclamant la couronne de ce royaume comme sa légitime propriété… Cette couronne qui fut placée sur la tête de mon malheureux mari, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant au berceau. — Il est donc décidé… les Anglais sont en France ! » répliqua Oxford d’un ton qui exprimait la plus vive inquiétude… « Et quels sont ceux qu’Édouard amène avec lui pour cette expédition ? — Tous les ennemis les plus acharnés de notre maison et de notre cause, tous ! le faux, le traître, l’ignoble George, qu’il appelle duc de Glocester ; le buveur de sang Richard ; l’impur Hastings, Howard, Stanley ; en un mot les chefs de tous ces traîtres que je ne voudrais pas nommer, à moins qu’en les nommant mes malédictions ne pussent les balayer de la surface de la terre. — Et je tremble de le demander : Bourgogne se prépare-t-il à les joindre comme un frères d’armes, et à faire cause commune avec cette armée yorkiste, contre le roi Louis de France ? — D’après les avis qui me parviennent, et ils sont particuliers, sûrs, et en outre confirmés par le bruit général… Non, mon cher Oxford, non ! — Les saints en soient loués ! Édouard d’York… je ne médirai pas même d’un ennemi… est un capitaine hardi et sans peur… mais il n’est ni Édouard III, ni l’héroïque Prince Noir… il n’est pas non plus ce Henri V de Lancastre sous qui j’ai gagné mes éperons, et aux descendants duquel la pensée seule de sa glorieuse mémoire m’aurait rendu fidèle, si les serments d’allégeance par moi jurés m’avaient permis de songer à changer de maître et de parti. Laissons Édouard s’engager dans une guerre contre Louis sans l’aide de Bourgogne sur lequel il comptait. Louis, à vrai dire, n’est pas un héros, mais c’est un général circonspect et rusé, plus à craindre peut-être, dans cette époque de dissimulation, que Charlemagne, s’il pouvait relever l’oriflamme, entouré de Roland et de tous ses paladins. Louis ne hasardera point de batailles telles que celles de Poitiers, de Crécy, ou d’Azincourt. Avec mille lances du Hainant et vingt mille écus de Bourgogne en notre pouvoir, Édouard risquera de perdre l’Angleterre, tandis qu’il s’engage dans une lutte prolongée pour reconquérir la Normandie et la Guienne. Mais quels sont les mouvements de Charles de Bourgogne ? — Il a menacé l’Allemagne, et ses troupes sont maintenant occupées à inonder la Lorraine dont il a saisi les principales villes et les châteaux. — Où est Ferrand de Vaudemont… jeune homme courageux et entreprenant, dit-on, qui réclame la Lorraine du chef de sa mère, Yolande d’Anjou, sœur de Votre Grâce ? — Sauvé en Allemagne ou en Suisse. — Que Bourgogne prenne garde à lui, » répliqua le comte expérimenté, « car si le jeune homme déshérité trouvait des confédérés en Allemagne et des alliés parmi les Suisses intrépides, Charles pourrait avoir à combattre en lui un ennemi plus redoutable qu’il ne pense. Pour le moment nous ne sommes forts que de la force du duc, et s’il l’affaiblit en vains et ridicules efforts, nos espérances, hélas ! s’évanouissent avec son pouvoir ; quand même nous devrions le trouver prêt à nous secourir, mes amis d’Angleterre sont résolus à ne pas tirer l’épée sans hommes et sans argent fournis par le duc de Bourgogne. — C’est une crainte, mais non la pire de toutes. Je redoute davantage la politique de Louis qui, à moins que mes espions ne m’aient grossièrement trompée, a déjà même proposé une paix secrète à Édouard, lui offrant des sommes considérables pour acheter l’Angleterre des Yorkistes et conclure une trêve de sept ans. — Impossible !… aucun Anglais commandant une armée semblable à celle que conduit actuellement Édouard n’oserait, ne fût-ce que par honte, sortir de France, sans avoir fait une courageuse tentative pour recouvrer ses provinces perdues. — Telles auraient été les pensées d’un prince légitime, dit Marguerite, qui eût laissé derrière lui un royaume obéissant et fidèle ; telles ne peuvent être les pensées de cet Édouard, mal nommé Plantagenet, vil peut-être d’esprit comme de naissance, puisque son véritable père fut, dit-on, un Blackburn, un archer de Middleham… usurpateur du moins, sinon bâtard[1]… telles ne seront pas ses pensées. Chaque brise qui souffle d’Angleterre apportera avec elle des craintes de défection parmi les sujets sur lesquels il exerce sa puissance usurpée ; il ne dormira point en paix, qu’il ne retourne en Angleterre avec ses coupe-gorges, grâce auxquels il espère défendre la couronne qu’il a volée. Il ne s’engagera jamais en guerre avec Louis, car Louis n’hésitera point à flatter son orgueil en s’humiliant… à gorger son avarice et à nourrir sa voluptueuse prodigalité avec des sommes d’or ; et je crains beaucoup que nous n’entendions bientôt dire que l’armée anglaise se retire de France avec la vaine vanterie d’avoir déployé ses bannières une fois de plus, pour une semaine ou deux, dans les provinces qui jadis leur appartenaient. — Nouveau motif pour nous de presser Bourgogne afin qu’il se décide ; et dans ce dessein je pars pour Dijon. Une armée aussi nombreuse que celle d’Édouard ne peut traverser ce détroit qu’en plusieurs semaines. Il est probable qu’elle passera l’hiver en France, quand même la trêve se conclurait avec le roi Louis. Avec mille lances du Hainaut rassemblées dans la partie orientale de la Flandre, je puis être bientôt dans le Nord où nous avons beaucoup d’amis, outre l’assurance du secours de l’Écosse. Le fidèle Occident se soulèvera au premier signal… on pourra trouver un Clifford, bien que les brouillards des montagnes l’aient dérobé aux recherches de Richard… Les Gallois s’assembleront au mot magique de Tudor… la Rose-Rouge relève encore une fois la tête… et alors : « Dieu protège le roi Henri ! » — Hélas !… mais il n’est pas mon époux… pas mon ami… seulement fils de ma belle-mère et d’un capitaine gallois… froid, dit-on, et rusé… mais soit enfin… que je voie seulement Lancastre triompher et obtenir vengeance d’York, et je mourrai contente ! — Votre bon plaisir est-il donc toujours que je fasse les offres que me marquaient les derniers ordres de Votre Majesté, pour décider Bourgogne à épouser votre cause ? S’il entend parler d’une proposition de trêve entre la France et l’Angleterre, ce sera pour lui un stimulant plus vif que tout ce que je pourrai dire. — Promettez tout néanmoins… Je connais le fond de son âme… il ne songe qu’à étendre de tous les côtés les domaines de sa maison. Aussi s’est-il emparé de la Gueldre… aussi inonde-t-il, occupe-t-il maintenant la Lorraine… aussi convoite-t-il les pauvres restes de Provence que mon père appelle encore sa propriété. Après ces augmentations de territoire, il se propose de changer son diadème ducal contre une couronne de souverain indépendant. Dites au duc que Marguerite peut seconder ses vues… dites-lui que mon père René lèvera l’opposition par lui faite à l’occupation de la Lorraine par les soldats de Bourgogne… il fera plus… il déclarera Charles son héritier pour la Provence de mon plein consentement… Ajoutez que le vieillard lui cédera tous ses domaines à l’instant où ses lanciers du Hainaut s’embarqueront pour l’Angleterre, en se réservant une petite pension pour entretenir un concert de musiciens et une troupe de danseurs moresques : tels sont les seuls besoins de René en ce monde. Les miens sont moins nombreux… vengeance sur York et la mort ensuite !… Pour le peu d’or qui peut nous être nécessaire, vous avez des joyaux à donner en gage… quant aux autres conditions, toutes les sûretés qu’on demandera. — En fait de sûretés, madame, je donnerai ma parole de chevalier, en addition à votre parole royale ; et si l’on exige plus, mon fils restera en otage près du duc de Bourgogne. — Oh ! non… non ! » s’écria la reine détrônée, cédant au seul sentiment peut-être, à la seule tendresse que des infortunes réitérées et extraordinaires n’avaient pas tarie en elle ; « ne hasardez pas la vie de ce jeune homme… lui qui est le dernier de la loyale et fidèle maison de Vere… lui qui aurait dû être le compagnon d’armes de mon bien-aimé Édouard… lui qui a été si près de le suivre dans une tombe sanglante et prématurée ! N’engagez pas ce pauvre enfant dans ces fatales intrigues qui ont été si funestes à sa famille. Qu’il vienne avec moi : lui, du moins, je le soustrairai au péril tant que je vivrai, et je pourvoirai à son avenir pour le temps où je ne serai plus. — Pardonnez-moi, madame, » dit Oxford avec la fermeté qui le distinguait. « Mon fils, comme vous daignez vous en souvenir, est un des Vere, destiné peut-être à être le dernier de son nom. Il peut succomber, mais ce ne doit pas être sans honneur. À quelques dangers que l’appellent son devoir et son allégeance ; que ces dangers viennent d’une épée ou d’une lance, d’une hache ou d’un gibet, il doit les affronter avec hardiesse, quand il peut en les défiant prouver son dévouement. Ses ancêtres lui ont appris à braver tous les périls. — C’est vrai, c’est vrai ! » répliqua la malheureuse reine en levant les bras d’un air égaré… « oui ; tout doit périr, tout ce qui a honoré Lancastre… tout ce qui a aimé Marguerite, ou ce qu’elle a aimé ! La destruction doit être universelle… le jeune doit tomber avec le vieux… pas un agneau du troupeau dispersé n’échappera. — Pour l’amour de Dieu ! gracieuse dame, dit Oxford, calmez-vous !… J’entends frapper à la porte de la chapelle. — C’est le signal qui nous ordonne de nous séparer, reprit la reine exilée en se remettant. « Ne craignez rien, noble Oxford, je ne suis pas souvent ainsi ; mais combien je vois rarement de ces amis dont le visage et la voix peuvent troubler le calme de mon désespoir. Permets que j’attache cette relique autour de ton cou, bon jeune homme, et n’en redoute point la funeste influence, bien que tu la reçoives d’une main malheureuse. Elle fut portée par mon époux, bénie par trop de prières et sanctifiée par trop de pieuses larmes, pour que mes fatales mains aient pu la souiller. Je voulais l’attacher sur le sein de mon Édouard dans la terrible matinée de la bataille de Tewkesbury ; mais il s’arma de bonne heure… alla au champ du combat sans me voir… et mon projet se trouva dès lors inutile. »

Tout en parlant ainsi, elle passait au cou d’Arthur une chaîne d’or qui soutenait un crucifix d’un travail riche, mais grossier. Il avait appartenu, disait la tradition, à Édouard-le-Confesseur. Un second coup fut frappé à la porte de la chapelle.

« Nous ne devons plus tarder, dit Marguerite ; séparons-nous ici pour aller, vous à Dijon, moi à Aix, ma retraite de douleur, ou même en Provence. Adieu… nous pouvons nous revoir dans un temps meilleur… Pourtant, comment puis-je l’espérer ? Ainsi disais-je le matin qui précéda la bataille de Saint-Albans… Ainsi lors de celle de Towton qui commençait avec le jour… Ainsi avant la bataille encore plus sanglante de Tewkesbury… et quel fut l’événement ? Néanmoins, l’espérance est une plante qu’on ne peut déraciner d’un noble cœur, tant que la dernière fibre n’en est pas arrachée. »

À ces mots, elle sortit de la chapelle et se mêla aux groupes divers des personnes qui priaient, satisfaisaient leur curiosité ou tuaient le temps dans les ailes de la cathédrale.

Philipson et son fils, conservant tous deux une forte impression de la singulière entrevue qui venait d’avoir lieu, retournèrent à leur hôtellerie où ils trouvèrent un poursuivant d’armes portant la livrée du duc de Bourgogne, qui les informa que s’ils étaient les marchands anglais qui apportaient de précieuses marchandises à la cour du duc, il avait ordre de leur prêter l’appui de son escorte et de son caractère inviolable. Sous sa protection ils partirent de Strasbourg ; mais telle était l’incertitude des mouvements du duc, et le nombre des obstacles qui venaient sans cesse interrompre leur voyage dans un pays troublé par le passage constant des troupes et des préparatifs de guerre, qu’ils n’arrivèrent que le soir du second jour dans la plaine voisine de Dijon, où toute l’armée du prince, une grande partie du moins, était campée.



  1. Le parti de Lancastre jetait sur Édouard VI l’imputation de bâtardise, qui était totalement dénuée de fondement. a. m.