Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 296-307).

CHAPITRE XXII.

L’ENTREVUE.

Ne m’en parlez plus… je ne puis supporter les momeries de toute cette politesse forcée. » Je vous en prie, asseyez-vous, monsieur. » Cette phrase est débitée d’un air humble, mais l’autre qui l’entend plie le genou et sourit en courtisan. « Devant vous, monsieur ? Ce serait donc à terre. » Au diable ces afféteries ! L’orgueil qui se cache d’une si pauvre façon est à peine digne d’entrer au cœur d’un mendiant.
Ancienne comédie.

Annette Veilchen, montant et descendant sans cesse l’escalier, était l’âme de tout ce qui se faisait dans le seul coin habitable du château d’Arnheim, Elle était également propre à toute espèce de service ; c’est pourquoi elle jeta un coup d’œil dans l’écurie pour s’assurer que William pansait convenablement le cheval d’Arthur, avança la tête dans la cuisine pour voir si la vieille cuisinière Marthon faisait rôtir à point les perdrix, attention qui, soit dit en passant, lui attira les réprimandes de la souveraine du lieu, alla fouiller les recoins d’un immense cellier, pour y trouver un flacon ou deux de vin du Rhin, et finalement entra un peu dans le salon pour voir quelle mine avait Arthur ; et quand elle eut remarqué qu’il avait donné à sa toilette tout le soin possible, elle l’assura qu’il allait bientôt voir sa maîtresse qui était bien légèrement indisposée, mais qui ne manquerait pas de venir présenter ses respects à une si précieuse connaissance.

Arthur rougit à ces paroles, et sembla si beau aux yeux de la femme de chambre, qu’elle ne put s’empêcher de dire en elle-même, tandis qu’elle se rendait à l’appartement de la jeune baronne : « Ma foi, si le véritable amour ne peut unir ce jeune couple, en dépit même de tous les obstacles qui s’y opposeront, je ne croirai jamais qu’il y ait chose au monde qui s’appelle véritable amour, quand même Louis Sprenger devrait le dire et le jurer sur l’Évangile. »

Lorsqu’elle entra dans la chambre de sa maîtresse, elle trouva, à sa grande surprise, qu’au lieu de se parer de ses plus beaux atours, elle avait préféré la simple robe blanche qu’elle portait le premier jour qu’Arthur avait dîné à Geierstein. Annette resta d’abord confuse et interdite, puis reconnut soudain le bon goût qui avait présidé à cette toilette, et s’écria : « Vous avez raison, grandement raison… mieux vaut que vous alliez à cette entrevue en jeune fille suisse au cœur franc. »

Anne répliqua en souriant aussi : « Mais cependant, dans les murs d’Arnheim, je dois me montrer, sous quelques rapports, comme il convient à la fille de mon père… Voyons, aide-moi à placer cette pierre précieuse sur le ruban qui retient mes cheveux. »

C’était une aigrette, ou panache, composée de deux plumes de vautour réunies ensemble par une opale qui changeait à toutes les ondulations de lumière avec une rapidité qui enchantait la jeune Suissesse, car elle n’avait de sa vie jamais rien vu de pareil.

« Maintenant, baronne Anne, dit-elle, si vous portez réellement ce joli bijou comme marque de votre rang, c’est la seule chose appartenant à votre dignité que j’aurais du plaisir à convoiter, car il étincelle et change de couleur d’une très merveilleuse façon, à peu près comme les joues d’une jeune fille lorsqu’on lui fait des compliments. — Hélas ! Annette, » répliqua la baronne, en passant la main sur ses yeux, « de tous les joyaux que les femmes de ma maison aient possédés, celui-ci a peut-être été le plus fatal à ses possesseurs. — Et pourquoi alors le porter ? pourquoi le porter aujourd’hui plutôt que tout autre jour de l’année ? — Parce qu’il me rappelle mes devoirs envers mon père et ma famille. Maintenant, ma fille, n’oublie pas que tu dois t’asseoir à table avec nous, et ne pas quitter l’appartement ; songe à ne pas t’éloigner sans cesse pour te servir toi ou les autres ; mais reste assise et tranquille jusqu’à ce que William te donne ce dont tu as besoin. — Bien, c’est une mode agréable que j’aime assez, et William nous sert avec tant de complaisance que c’est une joie de le voir. Cependant, de temps à autre, il me semble que je ne suis plus Annette Veilchen elle-même, mais seulement une peinture d’Annette Veilchen, puisque je ne puis ni me lever, ni m’asseoir, ni courir, ni rester tranquille, sans violer quelques lois d’étiquette. Il en est autrement de vous, j’ose le dire, dont les manières sont toujours si nobles. — Moins nobles que tu ne sembles le croire, répondit la demoiselle à illustre naissance ; mais je ressens plus la contrainte sur une pelouse et en plein air que quand je suis forcée de m’y soumettre entre les quatre murs d’un appartement. — Ah ! c’est vrai… la danse ! reprit Annette ; voilà assurément de quoi exciter nos regrets. — Mais je suis encore plus fâchée, Annette, de ne pouvoir dire si j’agis précisément bien ou mal en voyant ce jeune homme, quoique ce doive être pour la dernière fois. Si mon père allait arriver ! si Ital Schreckenwald allait revenir ! — Votre père est trop profondément occupé de ses sombres et mystérieux projets, répliqua la vive Helvétienne ; il s’est envolé vers les montagnes de Brockenberg, où les sorcières tiennent leur sabbat, où il est allé faire une partie de chasse avec le chasseur sauvage[1]. — Fi ! Annette, comment osez-vous parler ainsi de mon père ? — Il est vrai, je ne le connais guère personnellement, et vous-même vous ne le connaissez pas beaucoup davantage. D’ailleurs, comment tout ce qu’on raconte de lui serait-il faux ? — Et que raconte-t-on, jeune folle ? — Eh bien ! que le comte est un sorcier ; que votre grand’mère était un lutin, et le vieux Ital Schreckenwald un véritable diable incarné ; quant à ce dernier point, j’en ferais serment, quoi qu’il puisse être du reste. — Où est-il à présent ? — Il est allé passer la nuit au village pour veiller à ce qu’on logeât les gens du rhingrave, et pour le tenir en ordre s’il est possible ; car les soldats n’ont pas reçu la paie qu’on leur avait promise, et quand pareille chose arrive, rien ne ressemble plus qu’un lansquenet à un ours en colère. — Alors, descendons, ma fille ; c’est peut-être la dernière nuit d’ici à bien des années que nous pourrons passer dans une espèce de liberté. »

Je n’essaierai pas de décrire l’embarras marqué avec lequel Arthur Philipson et Anne de Geierstein se revirent : ils ne levèrent les yeux ni l’un ni l’autre, ne prononcèrent pas un seul mot intelligible tout en se souhaitant le bonjour, et la jeune fille elle-même ne rougit pas moins vivement que son modeste visiteur, tandis que la soubrette helvétique, vive et gaie, dont les idées sur l’amour se ressentaient des libertés d’un pays plus arcadien et de ses usages, regardait avec des sourcils un peu froncés, avec beaucoup d’étonnement et un peu de dédain, un couple qui, suivant elle, agissait avec une réserve si contrainte et si peu naturelle. Grandes furent et la timidité et la rougeur d’Arthur en offrant la main à la noble demoiselle ; et la demoiselle en acceptant cette politesse ne fut pas moins rouge, moins émue, moins embarrassée. Bref, quoiqu’il ne se passât rien ou presque rien d’intelligible entre ce couple si beau et si intéressant, l’entrevue ne manquait pourtant pas d’intérêt sous ce rapport. Arthur conduisit Anne par la main, comme c’était le devoir d’un galant cavalier de l’époque, dans la salle voisine où le repas était préparé ; et Annette, qui examinait chaque chose avec une singulière attention, sentit avec étonnement que les formes et les cérémonies des hautes classes, de la société avaient autant d’influence sur son esprit né libre que les rites des druides sur celui du général romain lorsqu’il disait :

Je les méprise, mais ils me glacent de peur.

« Qui peut donc les avoir changés ? disait Annette ; à Geierstein ils ressemblaient aux autres jeunes filles, aux autres jeunes gens, si ce n’est qu’Anne est si jolie ; mais à présent ils marchent en mesure et en cadence comme s’ils allaient commencer une grave parade, et se témoignent l’un envers l’autre autant de respect que s’ils étaient, lui, le landamman d’Unterwalden, et elle, la première dame de Berne. Tout cela est fort beau sans doute, mais ce n’est pas ainsi que Louis Sprenger fait l’amour. »

Apparemment les circonstances dans lesquelles ces deux jeunes gens étaient placés leur rappelaient les habitudes d’une politesse élevée et un peu cérémonieuse, qui leur avait été jadis familière ; et tandis que la baronne jugeait nécessaire d’observer le plus strict décorum afin d’excuser la réception d’Arthur dans l’intérieur de sa retraite, lui, d’un autre côté, cherchait à montrer, par ses manières respectueuses, qu’il était incapable d’abuser de la bienveillance avec laquelle on l’avait traité. Pour se mettre à table, ils observèrent scrupuleusement la distance qui convenait à une demoiselle et à un jeune homme vertueux. William fit le service pendant le repas avec grâce et habileté, en domestique accoutumé à remplir ces fonctions ; et Annette se plaçant entre eux, cherchant à imiter autant que possible le cérémonial qu’elle les voyait observer, déploya toute la civilité que l’on devait attendre de la soubrette d’une baronne. Elle commit cependant diverses méprises : sa conduite en général fut celle d’un chien de chasse qu’on mène en laisse, prêt à s’élancer à tout moment ; et elle n’était retenue que par le souvenir qu’elle devait demander ce qu’elle aurait beaucoup mieux aimé prendre elle-même.

D’autres points d’étiquette furent transgressés à leur tour après que le repas fut fini et que le domestique se fut retiré. La jeune soubrette se mêlait souvent avec trop peu de gêne à la conversation, ne pouvait s’empêcher d’appeler sa maîtresse par son nom de baptême d’Anne, et, en dépit de tout décorum, s’adressait à elle aussi bien qu’à Philipson avec le pronom tu qui, alors comme aujourd’hui, était un terrible solécisme dans la politesse germanique. Ses bévues servirent du moins à quelque chose ; en fournissant à la jeune personne et à Arthur un sujet d’entretien étranger à leur situation présente, elles les mirent à même de ne pas songer à ce qu’elle avait d’embarrassant, et d’échanger des sourires aux dépens de la pauvre Annette. Elle ne fut pas long-temps à s’en apercevoir, et moitié piquée, moitié ravie de trouver une occasion de dire sa pensée, elle s’écria d’un ton fort vif : « Vous venez, Dieu me pardonne ! de vous amuser tous les deux à mes dépens, parce que j’aurais préféré me lever et prendre moi-même ce qu’il me fallait plutôt que d’attendre jusqu’à ce que ce pauvre diable, qui n’a point cessé de trotter entre la table et le buffet, eût le temps de me servir. Vous riez maintenant de moi, parce que je vous appelle par les noms tels qu’ils vous furent donnés dans la sainte Église à votre baptême, et parce que je vous dis tu et toi en m’adressant à mon Junger et à ma Jungfrau, comme je dirais à Dieu si je priais le ciel à genoux. Mais quant à vos belles manières du grand monde, j’ose vous déclarer que vous êtes comme des enfants qui ne savent pas ce qu’ils veulent, qui perdent à plaisanter le seul instant qu’ils peuvent avoir pour assurer leur bonheur. Voyons, ne sourcillez pas, ma douce baronne ; ma chère maîtresse ; j’ai trop souvent regardé le mont Pilate pour avoir peur d’un front sourcilleux. — Paix, Annette, dit la baronne ; ou bien sortez. — Si je ne vous aimais pas plus que je ne m’aime moi-même, répliqua l’obstinée et persévérante soubrette, je sortirais de cette chambre, et du château par dessus le marché, vous laissant le soin de tenir ici votre ménage avec votre aimable sénéchal Ital Schreckenwald. — Si ce n’est par amitié, par respect du moins, par compassion, garde le silence ou sors. — Non, répliqua Annette, ma flèche est lancée, et je ne fais qu’effleurer ce que tout le monde disait sur le gazon de Geierstein, le soir où l’arc de Buttisholz fut tendu. Vous savez que l’ancien dicton… — Paix ! paix ! pour l’amour du ciel ! ou je vais prendre la fuite, dit la jeune baronne. — Oh ! alors, » reprit Annette changeant tout-à-coup de ton, comme craignant que sa maîtresse ne se retirât en effet, « s’il faut que vous preniez la fuite, nécessité doit avoir son cours. Je ne connais personne qui puisse la suivre… Cette même maîtresse, signor Arthur, voudrait avoir pour soubrette, non pas une simple fille de chair et de sang comme moi, mais une femme de chambre dont le corps fût composé de ce léger duvet qu’on trouve sur les plantes, et qui ne respirât que la quintessence de l’air. Le croiriez-vous ? il est certaines personnes qui pensent très sérieusement qu’elle tient de la race des esprits élémentaires, ce qui la rend beaucoup plus timide que les autres filles de notre monde. »

Anne de Geierstein parut assez contente de voir la conversation prendre un tour différent de celui que sa suivante étourdie lui avait donné, et tomber successivement sur des sujets moins critiques, quoiqu’ils lui fussent encore personnels.

« Le signor Arthur, dit-elle, pense peut-être qu’il a ses motifs pour entretenir à mon égard l’étrange soupçon que vous avez tout à l’heure été assez folle pour exprimer, et qu’accueillent comme vrais certains insensés aussi bien en Allemagne qu’en Suisse. Avouez-le, signor Philipson, vous avez dû concevoir une singulière idée de moi, en me voyant la nuit dernière traverser le pont de Graff’s-Lust pendant votre faction. »

Le souvenir des circonstances qui l’avaient alors si fortement surpris causa un tel tressaillement à Arthur, que ce fut à peine s’il conserva assez d’empire sur lui-même seulement pour essayer de répondre ; et par conséquent il ne répondit que par des mots entrecoupés et inintelligibles.

« J’ai ouï dire, je l’avoue… du moins Rudolphe Donuerhugel m’a rapporté… mais croire, noble dame, que vous puissiez être autre chose qu’une fille chrétienne… ! — Oh ! si c’est Rudolphe qui a pris la peine de vous instruire, dit Annette, il a dû vous en débiter de rudes sur ma maîtresse et sa famille, la chose est certaine. Rudolphe est un de ces prudents personnages qui déprécient les choses qu’ils ont envie d’acheter, et leur trouvent des défauts pour détourner les autres acheteurs. Oui, il vous aura conté une belle histoire de lutin, j’en réponds, sur la grand’mère de madame ; et la vérité est que certaines circonstances de sa fatale aventure ont pu, j’ose le dire, donner à vos yeux une espèce de vraisemblance à… — Non, Annette, répondit Arthur ; tout ce qu’on a pu me dire d’étrange et d’extraordinaire sur votre maîtresse, je l’ai négligé comme incroyable. — Pas tout-à-fait comme vous le dites, je gage, interrompit Annette sans faire attention aux signes ni aux clignements d’yeux. Je soupçonne fortement que j’aurais eu beaucoup plus de peine à vous attirer ici, dans ce château, si vous aviez su que vous approchiez d’un lieu qu’habita la nymphe du feu, la Salamandre, comme ils l’appellent, pour ne pas parler du coup que vous pouviez recevoir, en revoyant la descendante de cette vierge au manteau ardent. — Paix, encore une fois, Annette ! dit sa maîtresse ; puisque le destin a amené cette entrevue, ne négligeons pas cette circonstance pour désabuser notre ami l’Anglais des absurdes bruits qu’il a entendu conter avec doute et surprise peut-être, mais non avec une complète incrédulité.

« Signor Arthur Philipson, continua-t-elle, il est vrai que mon grand-père du côté maternel, le baron Herman d’Arnheim, fut un homme d’un profond savoir dans les sciences abstraites ; il fut aussi président d’un tribunal dont vous avez infailliblement ouï parler, et qui se nommait la Sainte-Vèhme. Une nuit, un étranger, poursuivi de près par les agents de cette association, que, dit-elle en se signant, l’on ne nomme pas même sans danger, arriva au château, lui demanda protection et réclama tous les privilèges de l’hospitalité. Mon grand-père, s’y croyant autorisé par le rang d’adepte auquel l’étranger était parvenu, lui donna sa protection, et s’engagea à le livrer au tribunal secret pour y répondre à l’accusation portée contre lui, après un an et un jour, délai qu’il était en droit, à ce qu’il paraît, d’obtenir en sa faveur. Ils étudièrent ensemble pendant cet intervalle et poussèrent leurs recherches dans les mystères de la nature aussi loin, suivant toute probabilité, que des hommes ont la puissance de le faire. Quand arriva le jour fatal où l’étranger devait quitter son hôte, il demanda la permission d’amener sa fille au château pour y échanger leurs derniers adieux. Elle fut introduite avec le plus grand secret, et, au bout de quelques jours, voyant que le sort de son père était si incertain, le baron, du consentement de l’adepte, convint de donner asile à l’orpheline dans son château, espérant se perfectionner, grâce à elle, dans la connaissance des langues et des sciences de l’Orient. Dannischemend, son père, quitta le château pour aller se livrer à la sainte vèhme, siégeant à Fulde. L’issue de l’accusation est inconnue : peut-être fut-il sauvé par le témoignage du baron d’Arnheim, peut-être fut-il abandonné au glaive et à la corde. Sur de semblables matières, qui ose parler ?

« La belle Persane devint l’épouse de son gardien et protecteur. À beaucoup d’excellentes qualités se joignait chez elle un singulier penchant à l’indiscrétion : elle profita de son costume étranger, de ses manières orientales, aussi bien que d’une beauté qui, dit-on, était merveilleuse, et d’une agilité sans égale, pour imposer aux ignorants et se rendre redoutable aux dames allemandes qui, l’entendant parler perse et arabe, étaient déjà disposées à la croire versée dans les sciences défendues. Elle était d’une imagination légère et brillante, et prenait plaisir à se montrer sous diverses couleurs dans des circonstances qui pussent confirmer encore leurs très ridicules soupçons, qu’elle ne considérait que comme moyen d’amusement. Les histoires auxquelles sa conduite donnait lieu n’avaient point de fin. Sa première apparition dans le château fut, dit-on, très pittoresque et tenant du merveilleux. Avec la légèreté d’un enfant, elle avait des passions enfantines, et tandis qu’elle encourageait la circulation des légendes les plus extraordinaires parmi les gens du voisinage, elle cherchait querelle à des personnes de sa propre qualité sur le rang et la préséance, points sur lesquels les dames de Westphalie ont toujours été d’un rigorisme extrême. Cela lui coûta la vie ; car, le matin du baptême de ma pauvre mère, la baronne d’Arnheim mourut inopinément, alors même qu’une brillante compagnie était assemblée dans la chapelle du château pour assister à la cérémonie. On croit qu’elle mourut empoisonnée par la baronne de Steinfeldt, qui lui portait une haine mortelle parce qu’elle avait pris fait et cause un jour en faveur de la comtesse de Waldstetten, son amie et sa compagne. — Et la fameuse opale ?… Et la goutte d’eau bénite sur le front ? dit Arthur Philipson. — Ah ! répliqua la jeune baronne, je vois que vous désirez entendre la véritable histoire de ma famille, dont vous ne connaissez encore que la légende romanesque… On eut nécessairement recours à l’eau pour faire revenir ma grand’mère à elle lorsqu’elle s’évanouit. Quant à l’opale, j’ai entendu dire qu’elle devint réellement pâle, mais seulement parce qu’il est dans la nature de cette noble pierre de pâlir à l’approche du poison. Le vrai motif de la querelle avec la baronne de Steinfeldt était le droit de la jeune personne à porter cette pierre qu’un des ancêtres de sa famille avait conquise dans une bataille contre le soudan de Trébizonde. Toutes ces choses furent confondues dans la tradition populaire, et les faits réels se changèrent en un conte de fée. — Mais vous ne m’avez rien dit, » répliqua à voix basse Arthur Philipson, « de… — De quoi ? — De votre apparition la nuit dernière. — Est-il possible qu’un homme de sens, un Anglais, ne puisse deviner l’explication que j’ai à lui donner, quoique non très distinctement peut-être ? Mon père, vous le savez bien, a joué un grand rôle dans les troubles du pays, et s’est attiré la haine de maints personnages puissants. Il est donc obligé d’agir en secret et d’éviter, autant que possible, les regards. D’ailleurs il ne se souciait pas de se rencontrer avec son frère le landamman. Je fus donc avertie, dès notre entrée en Allemagne, que l’on me préviendrait, par un signal convenu, du lieu et du moment où je devrais le rejoindre, le signal devant être un petit crucifix de bronze qui avait appartenu à ma pauvre mère. Je trouvai le signal à Graff’s-Lust, dans ma chambre à coucher, avec un billet de mon père, où il me désignait une issue secrète, comme il s’en trouve toujours dans les vieux châteaux, qui, bien qu’elle eût l’apparence d’être solidement close, n’était néanmoins que légèrement barricadée. Je pus, grâce à cette issue, gagner la porte. Je m’évadai au milieu des bois, et je rejoignis mon père à l’endroit marqué. — C’était une aventure hardie et périlleuse, observa Arthur. — Je ne fus jamais plus alarmée, continua la jeune fille, qu’en recevant cet ordre qui me forçait à quitter un oncle si tendre et si bon, pour aller je ne savais où. Pourtant l’obéissance était absolument nécessaire. Le lieu du rendez-vous m’était clairement indiqué. Une promenade à minuit, dans un voisinage où la protection ne me manquait pas, était pour moi une bagatelle ; mais la précaution qu’on avait prise de poster des sentinelles à la porte aurait empêché l’accomplissement de mon dessein, si je n’en eusse pas parlé aux aînés de mes cousins, les Biederman, qui consentirent sans peine à me laisser passer et repasser sans en rien dire. Mais vous connaissez mes cousins : honnêtes et bons de cœur, ils n’ont pas des idées d’une très grande étendue, et sont aussi incapables d’un sentiment de généreuse délicatesse que… certaines autres personnes… » Là, un regard fut lancé vers Annette Veilchen… « Ils exigèrent de moi que je cachasse mon projet à Sigismond ; et, comme ils cherchent toujours à plaisanter aux dépens de ce pauvre garçon, ils insistèrent pour que je passasse devant lui de manière à lui faire croire que j’étais un esprit, une apparition ; et, vu sa frayeur pour les êtres surnaturels, ils s’attendaient à beaucoup de plaisir. Je fus obligée d’assurer à ce prix mon évasion ; et, à vrai dire, j’étais trop affligée de quitter mon excellent oncle, pour penser beaucoup à autre chose. Cependant ma surprise fut extrême lorsque, contrairement à mon attente, je vous trouvai en sentinelle sur le pont au lieu de mon cousin Sigismond. Ce que vous pensâtes alors de moi, je ne vous le demande pas. — Je pensai comme un fou, répliqua Arthur, comme un triple fou ; si j’eusse osé toute autre chose, je vous aurais offert mon escorte. Mon épée… — Je n’aurais pas accepté votre protection, » dit Anne avec calme : « ma fuite devait être secrète sous tous les rapports. Je rejoignis mon père… Un entretien qui avait eu lieu entre lui et Rudolphe Donnerhugel le fit renoncer à son projet de m’emmener avec lui la nuit dernière. Je l’ai cependant rejoint de bonne heure ce matin, tandis qu’Annette jouait momentanément mon rôle parmi les députés suisses. Mon père désirait qu’on ignorât quand et avec qui j’avais quitté mon oncle et son escorte. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que je vous ai vu dans votre cachot. — Oui, vous m’avez sauvé la vie… vous m’avez rendu la liberté. — Ne me demandez pas le motif du silence que je gardai. J’agissais alors d’après la volonté d’un autre, non d’après la mienne. Votre évasion eut pour objet d’établir une communication entre les Suisses qui étaient en dehors de la forteresse et les soldats qui étaient dedans. Après la prise de La Ferette, je sus de Sigismond Biedermann qu’une troupe de bandits poursuivait votre père et vous dans le dessein de vous voler. Mon père m’avait mis à même de transformer Anne de Geierstein en une dame allemande de qualité. Je partis aussitôt, et je suis heureuse de vous avoir donné un avertissement qui a pu vous soustraire à un péril… — Mais mon père, dit Arthur, — J’ai toute raison d’espérer qu’il ne lui est pas arrivé de malheur, répondit la jeune baronne. D’autres que moi étaient jaloux de vous protéger vous et lui, le pauvre Sigismond des premiers… Et maintenant, mon ami, que ces mystères sont expliqués, il est temps que nous nous séparions, et pour jamais. — Nous séparer !… et pour jamais !… » répéta le jeune homme d’une voix semblable à un écho mourant.

« Telle est notre destinée, reprit la jeune fille ; je vous le demande, n’est-ce pas notre devoir ?… Je vous déclare que c’est le mien. Vous partirez au point du jour pour Strasbourg… et… et… nous ne nous reverrons jamais. »

Cédant à une ardente passion qu’il ne put réprimer, Arthur Philipson se jeta aux pieds de la jeune fille, dont la voix tremblante décelait clairement qu’elle était fortement émue en prononçant les dernières paroles. Elle tourna la tête pour chercher Annette ; mais Annette avait disparu à ce moment très critique, et sa maîtresse ne fut peut-être pas pour une minute ou deux fâchée de son absence.

« Levez-vous, dit-elle, Arthur… levez-vous. Vous ne devez pas vous abandonner à des sentiments qui pourraient être aussi funestes à vous-même qu’à moi. — Écoutez-moi, madame, avant que je vous dise adieu et pour jamais… On laisse toujours parler un criminel, quoiqu’il défende la plus mauvaise des causes… Je suis chevalier, fils et héritier d’un comte dont le nom est répandu en Angleterre, en France, et partout où la valeur mène à la renommée. « Hélas ! » dit-elle à demi voix, « je n’ai que trop long-temps soupçonné ce que vous me dites à présent… Levez-vous, je vous en conjure, levez-vous. — Jamais avant que vous m’ayez entendu, » répliqua le jeune homme saisissant une de ses mains qui tremblait, mais qu’elle ne fit assurément aucun effort pour retirer.. « Entendez-moi, » dit-il avec l’enthousiasme d’un premier amour qu’ont surmonté les obstacles de la timidité et de la défiance… « mon père et moi, nous sommes… je l’avoue… engagés dans une expédition très hasardeuse et très difficile : vous en apprendrez sous peu l’issue heureuse ou fatale. Si elle réussit, vous connaîtrez mon véritable caractère… Si je succombe, je puis, je veux réclamer, et je réclamerai une larme d’Anne de Geierstein. Si j’en sors vainqueur, j’aurai encore un cheval, une lance et une épée, et vous entendrez parler avec éloge de celui que vous aurez trois fois tiré d’un péril imminent — Relevez-vous… relevez-vous, » répéta la jeune fille dont les larmes commençaient à couler avec tant d’abondance qu’elles tombaient sur la tête et sur la figure de son amant tandis qu’elle cherchait à le relever. « J’en ai entendu assez… en entendre davantage serait vraiment folie pour vous et pour moi. — Encore un seul mot, ajouta le jeune homme ; tant qu’Arthur aura un cœur, il battra pour vous… tant qu’Arthur pourra manier une arme, il s’en servira et pour vous et pour votre cause. »

En ce moment Annette se précipita dans la chambre.

« Partez, partez ! s’écria-t-elle. Ital Schreckenwald est revenu du village avec de sinistres nouvelles, et, j’en ai peur, il vient de ce côté. »

Arthur s’était relevé au premier signal d’alarme.

« S’il y a du danger près de votre maîtresse, Annette, dit-il, il y a du moins un ami fidèle à son côté. »

Annette regardait la baronne avec inquiétude.

« Mais Schreckenwald, reprit-elle… Schreckenwald, l’intendant de votre père, son confident… Oh ! pensez-y bien… Je puis cacher Arthur quelque part. »

La noble fille avait déjà repris son calme : elle répliqua avec dignité : « Je n’ai rien fait pour offenser mon père. Si Schreckenwald est intendant de mon père, il est mon vassal. Je ne cacherai pas un hôte, de crainte de lui déplaire. Asseyez-vous, Arthur, et recevons cet homme… Introduis-le tout de suite, Annette, que nous sachions des nouvelles… et rappelle-lui bien que, quand il s’adresse à moi, il parle à sa maîtresse. »

Arthur reprit son siège, plus fier encore de son choix en voyant la mâle et noble énergie que déployait une femme qui venait de s’abandonner avec tant d’ardeur aux plus doux sentiments de son sexe.

Annette reprenant courage à la vue de l’intrépidité de sa maîtresse, joignit les mains et quitta l’appartement, en se disant, mais à voix basse : « Je vois qu’après tout c’est quelque chose d’être baronne, quand on peut soutenir convenablement sa dignité. Comment cet homme bourru peut-il donc m’inspirer une si grande frayeur ? »



  1. Allusion à une superstition populaire en Allemagne. a. m.