Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 281-295).

CHAPITRE XXI.

LA SOUBRETTE.

Arrière ces idées !… le monde où règne la suprême sagesse doit s’être créé de lui-même, ou avoir reçu la création de toi, maternelle nature ! car, qui fertilise comme toi les bords du Rhin majestueux ? Ici Childe-Harold contemple une œuvre divine, une réunion de toutes les beautés, ruisseaux et vallons, fruits, feuillages, rochers, bois, montagnes, champs, vignes, châteaux sans maîtres, disant de sombres adieux à la gloire avec leurs murs gris, mais couverts de verdure où habite la ruine.
Lord Byron, Pèlerinage de Childe-Harold, ch. iii.

Lorsque Arthur Philipson quitta son père pour monter sur la barque qui devait le transporter sur l’autre rive du Rhin, il ne prit que peu de précautions pour s’assurer des moyens de subsistance durant une séparation qu’il calculait ne devoir être que fort courte. Les simples vêtements nécessaires pour changer, et quelques pièces d’or étaient tout ce qu’il crut indispensable de prendre avec lui ; il laissa le reste du bagage et de l’argent, avec le cheval de somme, pensant que son père en aurait besoin pour soutenir son rôle de marchand anglais. Dès qu’il fut entré avec son bidet et son léger bagage dans une barque de pêcheur, le mât temporaire fut dressé, la voile étendue le long de la vergue, et soutenue par la force du vent contre la rapidité du torrent qui l’entraînait en sens contraire, la barque traversa le fleuve obliquement dans la direction de Kirch-Hoff, qui, comme nous l’avons dit, est situé un plus bas que la chapelle de Hans. Leur passage fut si heureux qu’ils atteignirent la rive opposée en quelques minutes, mais non pas si vite qu’Arthur, dont les yeux et les pensées étaient fixés sur la rive gauche, ne pût voir son père quitter la chapelle du Bac, accompagné de deux cavaliers, qu’il conclut aisément être le guide Barthélémy et quelque autre voyageur qui par hasard s’était joint à eux. Mais l’un des deux, comme nous l’avons déjà rapporté, était le prêtre noir de Saint-Paul.

Cette augmentation de compagnie, il n’en pouvait douter, devait rendre probablement la sûreté de son père plus complète, puisqu’il n’était pas présumable qu’il aurait consenti à prendre de force un camarade de route, et qu’au contraire, en se l’adjoignant de bonne volonté, il pouvait s’en faire un protecteur dans le cas où son guide ne serait qu’un traître. D’ailleurs il avait à se réjouir d’avoir vu son père s’éloigner sain et sauf du lieu où ils avaient raison de craindre qu’un danger ne les attendît. Il résolut donc de ne pas se reposer à Kirch-Hoff, mais de poursuivre son chemin aussi vite que possible vers Strasbourg, et de s’arrêter, quand l’obscurité le forcerait à faire halte, dans un de ces villages qui étaient situés sur la rive allemande du Rhin. Il se flattait, une fois arrivé à Strasbourg (car la jeunesse ne doute de rien), de pouvoir aisément rejoindre son père ; et s’il ne parvenait à bannir toute inquiétude à propos de leur séparation, il entretenait avec amour l’espérance de l’y rencontrer sain et sauf. Après avoir permis à son cheval de manger une mesure d’avoine et de se reposer un peu, il ne perdit pas de temps pour continuer son voyage le long du large fleuve.

Il se trouvait alors sur la rive la plus intéressante du Rhin, car de ce côté le fleuve est comme défendu et emprisonné par les montagnes les plus romantiques, tantôt revêtues d’une végétation aux riches couleurs, diversifiée par les mille teintes de l’automne ; tantôt surmontées de forteresses qui déployaient au dessus de leurs portes les bannières des orgueilleux possesseurs ou parsemées de hameaux où la fertilité du sol procurait au pauvre laboureur une nourriture dont la main oppressive de son seigneur menaçait toujours de le priver. Chaque ruisseau qui dans cette partie porte au Rhin le tribut de ses eaux, serpente au fond de la vallée dont il est le souverain, et toutes les vallées possèdent un caractère différent et varié, les unes riches de pâturages, de champs à blé et de vignobles, les autres effrayantes par leurs rocs, leurs précipices et leurs beautés pittoresques.

Les principes du goût n’avaient pas encore été expliqués ou analysés comme ils l’ont été depuis dans des contrées où l’on a trouvé le temps de se livrer à cette investigation. Mais les sentiments que produit la vue d’un paysage aussi riche que celui qui se déployait sur la vallée du Rhin, doivent avoir été les mêmes dans tous les cœurs depuis l’époque où notre Anglais poursuivit sa route solitaire le long du fleuve, en butte à l’inquiétude et au danger, jusqu’à celle où Childe-Harold indigné fit entendre en ces lieux enchanteurs un superbe adieu à sa terre natale, pour aller chercher en vain un pays où son cœur pût battre avec moins de violence.

Arthur jouissait de cette scène, quoique le jour faiblissant commençât à lui rappeler que, seul et voyageant avec un objet d’une valeur inestimable, la prudence lui conseillait de chercher un endroit où il pourrait passer la nuit. Au moment même où il prenait la résolution de demander à la première habitation qu’il rencontrerait quel chemin il devait suivre pour trouver une auberge, la route qu’il suivait descendit dans un bel amphithéâtre planté de gros arbres qui protégeaient contre les chaleurs de l’été l’herbe tendre et délicate du pâturage. Un large ruisseau coulait à travers et rejoignait le Rhin. À un mille environ en remontant le ruisseau, l’onde divisée entourait presque une colline roide et sourcilleuse, couronnée de murs à créneaux, de tours et de tourelles gothiques, qui renfermaient un château féodal de premier ordre. Une partie du terrain déjà mentionné, bien qu’irrégulièrement cultivée en froment, avait donné une abondante récolte. La moisson était déjà faite ; mais la couleur jaunâtre du chaume épais contrastait avec la verdure de la prairie respectée et avec le feuillage rouge-foncé des grands chênes qui étendaient leurs branches au dessus de la plate-forme. Un jeune garçon, habillé en paysan, s’occupait à prendre au filet une compagnie de perdrix à l’aide d’un épagneul dressé, tandis qu’une jeune femme, qui avait plutôt l’air d’une domestique de grande maison que celui d’une villageoise ordinaire, était assise sur un tronc d’arbre miné par le temps, et regardait les tentatives du chasseur. L’épagneul, dont le devoir était de ramener les perdrix sous le filet, fut évidemment troublé à l’approche du voyageur ; son attention fut partagée, et il allait infailliblement s’exposer à effrayer le gibier en aboyant, et à détruire toute chance de succès, quand la jeune personne quitta son siège, et s’avançant vers Philipson, le pria d’avoir la complaisance de passer plus loin et de ne pas troubler leur amusement.

Le voyageur obtempéra très volontiers à sa requête.

« Je passerai, ma belle demoiselle, à telle distance qu’il vous plaira, dit-il, mais permettez-moi en échange de vous demander s’il y a près d’ici un couvent, un château ou une maison de fermier dans laquelle un étranger qui est las et attardé puisse recevoir l’hospitalité pour la nuit. »

La jeune fille, dont il n’avait pas encore vu distinctement la figure, sembla réprimer une envie de rire, tandis qu’elle répondait en montrant le haut des tourelles : « Croyez-vous donc qu’il n’y a point dans le château quelque coin qui puisse recevoir un étranger dans une pareille extrémité ? — Il y a bien assez de place, sans doute, répliqua Arthur ; mais peut-être trop peu de bonne volonté pour m’accueillir. — Moi-même, reprit la jeune fille ; moi qui fais partie, et partie considérable de la garnison, je vous réponds que vous serez bien accueilli ; mais, comme vous parlementez avec moi d’une manière vraiment hostile, il faut, d’après les lois militaires, que je baisse ma visière. »

En parlant ainsi, elle se cacha la figure sous un de ces masques qu’à cette époque les femmes portaient souvent pour aller en voyage, soit pour se garantir le teint, soit pour se soustraire à une importune curiosité. Mais, avant qu’elle pût achever cette opération, Arthur avait reconnu la joyeuse physionomie d’Annette Veilchen, jeune fille qui, bien que ne remplissant près d’Anne de Geierstein que les fonctions de simple servante, jouissait cependant d’une haute considération à Geierstein. Elle était vraiment hardie et peu accoutumée aux distinctions de rang qui étaient regardées comme peu importantes dans les simples montagnes de l’Helvétie ; enfin toujours prête à plaisanter, à rire, et à babiller avec les jeunes gens de la famille du landamman. Cette conduite n’attirait aucunement l’attention, les mœurs des montagnards mettant peu de différence entre la soubrette et la maîtresse ; car la maîtresse n’était qu’une jeune femme qui avait besoin de secours, et la soubrette une jeune fille qui était dans une position à lui offrir et à lui rendre des services. Cette espèce de familiarité aurait peut-être été dangereuse en d’autres pays ; mais la simplicité des mœurs suisses, et le genre de caractère d’Annette, qui était ferme et sensé, quoique libre et hardi, par rapport aux vierges des pays plus civilisés, maintenait tout commerce entre elle et les jeunes gens de la famille dans ce véritable sentier de l’honneur et de l’innocence.

Arthur lui-même n’avait pas manqué de faire attention à la gentille Annette, naturellement disposé, par suite de l’affection qu’il ressentait pour Anne de Geierstein, à désirer au fond du cœur gagner les bonnes grâces de la suivante ; et la chose ne fut pas difficile à un beau jeune homme qui, indépendamment des soins qu’il lui témoignait, avait la générosité de la combler à souhait de petits cadeaux destinés à embellir sa toilette, que la demoiselle, si fidèle qu’elle fût, n’avait pas le courage de refuser.

L’assurance qu’il était dans le voisinage d’Anne, et qu’il passerait probablement la nuit sous le même toit qu’elle, double circonstance que pouvaient lui faire supposer la présence et le langage de la jeune fille, fit couler plus rapidement le sang d’Arthur dans ses veines ; car, quoique, depuis l’instant où il avait passé le Rhin, il eût parfois conçu l’espérance de revoir celle qui avait fait une si forte impression sur son esprit, cependant la raison lui avait souvent représenté combien était faible la chance d’une rencontre, et il fut alors même découragé en réfléchissant qu’elle ne pouvait être suivie que par le chagrin d’une séparation soudaine et éternelle. Il s’abandonna cependant à la perspective du plaisir qu’il se promettait, sans chercher à prévoir quelle devait en être la durée ou la conséquence. Avide, en attendant, d’apprendre sur Anne autant de détails qu’il pourrait plaire à Annette de lui en donner, il résolut de ne pas laisser voir à cette joyeuse enfant qu’elle lui était connue, avant qu’elle mît elle-même tout mystère de côté.

Tandis que ces pensées se succédaient rapidement dans son imagination, Annette dit au jeune chasseur, qui avait enfin amené les perdrix sous son filet, de prendre les deux plus belles pour les porter à la cuisine, et de remettre les autres en liberté.

« Il faut que je songe au souper, dit-elle au voyageur, puisque je conduis à la maison un convié inattendu. »

Arthur témoigna vivement l’espoir que l’hospitalité qu’on allait lui donner au château n’en troublerait pas les habitants, et reçut des assurances satisfaisantes sur le sujet de ses scrupules.

« Je serais fort affligé, continua le voyageur, d’incommoder le moins du monde votre maîtresse. — Là, voyez donc, répliqua Annette Veilchen, je n’ai encore parlé ni de maître ni de maîtresse, et déjà ce pauvre voyageur égaré s’est mis en tête qu’il allait être hébergé dans le boudoir d’une dame. — Mais ne m’avez-vous pas dit, » répliqua Arthur, un peu confus d’un tel sarcasme, «  que vous étiez la seconde personne d’importance de la place ? J’ai dû croire qu’une demoiselle ne pouvait être officier que sous une femme gouverneur. — Je ne vois pas la justesse de cette conclusion, reprit la jeune fille ; j’ai connu des dames qui remplissaient des emplois de confiance dans des familles de seigneurs, qui même conduisaient les seigneurs à leur gré. — Dois-je comprendre, belle demoiselle, que vous occupez un poste si éminent dans le château dont nous approchons, et dont je vous prie de me dire le nom ? — Le nom du château est Arnheim. — Votre garnison doit être considérable, » répliqua Arthur en regardant l’immense édifice, « si vous pouvez défendre un pareil labyrinthe de créneaux et de tours. — Sur ce point, je dois avouer que nous sommes d’une faiblesse extrême. Quant à présent, nous nous cachons dans le château plutôt que nous ne l’habitons ; et cependant il est assez bien défendu par les bruits qui courent sur son compte, et qui épouvantent toute personne qui pourrait venir en troubler la retraite. — Et néanmoins vous osez y résider ? » dit l’Anglais, se rappelant l’histoire que lui avait racontée Rudolphe Donnehugel, relativement à la réputation des barons d’Arnheim, et à la catastrophe finale de la famille.

« Peut-être, répliqua son guide, sommes-nous trop bien instruits de la cause de ces terreurs pour qu’elles aient beaucoup d’empire sur nous… Peut-être avons-nous, pour braver ces frayeurs prétendues, des moyens propres à nous-mêmes… Peut-être, et ce n’est pas la conjecture la moins vraisemblable, n’avons-nous pas le choix d’un meilleur lieu de refuge. Tel semble être aussi votre destin pour le moment, monsieur ; car les cimes des montagnes éloignées perdent peu à peu les lueurs du soir ; et si vous ne restez pas à Arnheim, content ou non, il est probable que vous ne trouverez pas un logement sûr, même d’ici à plusieurs milles. »

Comme elle parlait ainsi, elle quitta Arthur ; et prenant, avec le chasseur qui l’accompagnait, un sentier rapide mais court qui montait en ligne droite à la plate forme du château, elle fit en même temps au jeune Anglais signe de suivre le chemin des chevaux qui, décrivant un circuit, aboutissait au même endroit, et, quoique moins direct, était beaucoup plus facile.

Il arriva bientôt devant la façade méridionale du château d’Arnheim, qui était un édifice bien plus considérable qu’il ne se l’était imaginé d’après la description de Rudolphe, ou par ce qu’il en avait aperçu de loin. Il avait été bâti à différentes époques, et une grande partie des constructions était moins dans le véritable style gothique que dans celui qu’on a appelé style mauresque, et où l’imagination de l’architecte se montre plus brillante que dans l’architecture ordinairement adoptée dans le Nord, riche en minarets, en coupoles, et en imitations semblables des édifices orientaux. Ce singulier château offrait un aspect général de désolation et de solitude : mais Rudolphe avait été mal informé quand il disait qu’on ne voyait plus que des ruines. Au contraire, il avait été entretenu avec un soin remarquable, et quand il tomba entre les mains de l’empereur, quoique aucune garnison ne fût placée dans l’intérieur des murs, l’ordre fut donné d’y faire les réparations convenables ; et, quoique les préjugés des gens de la campagne les empêchassent de jamais passer une nuit dans ces redoutables murailles, néanmoins le château était régulièrement visité par une personne qui avait à cet effet une commission de la chancellerie impériale. Les revenus du riche domaine entourant le château étaient une compensation suffisante aux peines de cet officier, et il avait soin de ne pas s’exposer à les perdre en négligeant son devoir. Il avait été récemment rappelé, et il paraissait qu’actuellement la jeune baronne d’Arnheim avait trouvé un asile dans les tours désertes de ses ancêtres.

La jeune Suissesse ne laissa point au voyageur le temps d’étudier en détail l’extérieur du château, ou de trouver le sens des emblèmes et des devises où dominait le caractère oriental dont il était couvert en dehors, et qui attestaient de différentes manières, plus ou moins directement, l’amour des fondateurs de cet immense édifice pour les sciences des sages de l’Orient. Avant même qu’il pût se livrer à un examen un peu détaillé des bâtiments, la voix de la jeune fille se fit entendre vers un angle de la muraille où se trouvait un avancement d’où une longue planche s’étendait sur un fossé sec, et communiquait avec une fenêtre dans laquelle se tenait Annette.

« Vous avez déjà oublié les leçons que vous avez prises en Suisse, » dit-elle en observant qu’Arthur ne s’avançait que timidement sur le pont-levis fragile et temporaire.

La réflexion qu’Anne, sa maîtresse, pourrait faire la même observation, rappela le jeune homme au degré de calme nécessaire. Il passa sur la planche avec le même sang-froid qu’il apprit à montrer en bravant le pont plus terrible encore qui se trouvait au bas du château ruiné de Geierstein. Il ne fut pas plus tôt entré sous la fenêtre qu’Annette, retirant son masque, lui souhaita la bienvenue en Allemagne et auprès de vieux amis dont les noms étaient nouveaux.

« Anne de Geierstein, dit-elle, n’existe plus ; mais vous verrez à présent madame la baronne d’Arnheim, qui lui ressemble d’une manière frappante ; et moi, qui étais Annette Veilchen en Suisse, suivante d’une demoiselle qui n’était pas plus grande dame que moi-même, je suis maintenant femme de chambre de la jeune baronne, et je tiens à distance toute personne de qualité inférieure. — Si, en de telles circonstances, répliqua le jeune Philipson, vous jouissez du crédit dû à votre mérite, permettez-moi de vous prier de dire à la baronne, puisque nous devons maintenant l’appeler ainsi, que mon ignorance seule du chemin m’a obligé à venir la gêner en son château. — Allez, allez, » repartit la jeune fille en riant, « je sais mieux ce qu’il me faut dire en votre faveur : vous n’êtes pas le premier pauvre homme ou pèlerin qui aurait gagné les bonnes grâces d’une grande dame ; mais je vous réponds que ce n’était pas en faisant d’humbles excuses, en alléguant qu’on était venu sans intention. Je l’entretiendrai d’un amour que toute l’eau du Rhin ne pourrait refroidir et qui vous a amené ici, ne vous laissant pas d’autre choix que d’y venir ou dépérir ! — Oh ! mais Annette, Annette… — Mon Dieu ! que vous êtes sot ; raccourcissez un peu mon nom, criez Anne, Anne ! et vous aurez alors plus de chance qu’on vous réponde !… »

À ces mots, la vive soubrette sortit en courant de la chambre, enchantée, comme une montagnarde de son caractère devait l’être, d’avoir fait ce qu’elle aurait désiré qu’on fît pour elle, d’avoir tâché par pure bienveillance de réunir deux amants lorsqu’ils étaient à la veille d’une séparation inévitable.

Ainsi satisfaite d’elle-même, Annette monta rapidement un escalier tournant et étroit, conduisant à un cabinet de toilette où la jeune maîtresse était assise, et s’écria dès son entrée : « Anne de Gei… je veux dire madame la baronne, ils sont arrivés ! ils sont arrivés ! — Les Philipson ? » dit Anne, respirant à peine en faisant cette question.

« Oui… non… répondit la soubrette ; c’est-à-dire oui… car le meilleur des deux est arrivé : c’est Arthur. — Que dis-tu donc, ma fille ? M. Philipson le père n’est-il pas avec son fils ? — Non, en vérité, et je n’ai pas même songé à m’informer de lui. Il n’a jamais été de mes amis, ni l’ami de personne, excepté du vieux landamman ; et ils se rencontraient bien pour faire une couple de benêts, avec leurs éternels proverbes à la bouche, et leurs soucis sur le front. — Méchante ! fille étourdie ! qu’as-tu fait ? ne t’avais-je pas avertie et commandé de les amener tous deux ici ? Et tu amènes le jeune homme seul dans un lieu où nous sommes presque en solitude ! Que va-t-il… que pourra-t-il penser de moi ? — Mais que pouvais-je donc faire ? » répliqua Annette, qui ne se tenait pas pour battue. « Il était seul, devais-je l’envoyer au village pour qu’il y fût assassiné par les lansquenets du rhingrave ? Tout ce qui tombe dans leur filet, je pense, est poisson pour eux. Et comment lui est-il possible de traverser un pays qui est hérissé de soldats errants, de barons voleurs, j’en demande pardon à Votre Seigneurie, et de bandits italiens qui accourent sous l’étendard du duc de Bourgogne, pour ne pas parler du plus grand sujet de crainte qui, d’une manière ou d’une autre, n’est jamais absent de mes yeux ni de ma pensée ? — Chut, chut, ma fille ! n’ajoute pas le comble de la folie à l’excès de l’imprudence ; mais réfléchissons à ce qu’il convient de faire. Dans notre intérêt, dans le sien propre, cet infortuné jeune homme doit quitter le château à l’instant. — Alors vous aurez la complaisance de faire votre message vous-même, Anne… pardon, je voulais dire très noble baronne… Il peut être fort convenable pour une dame de haute naissance d’envoyer de pareils messages, et j’ai entendu les ménestrels dire dans leurs romances que la chose se pratiquait ainsi ; mais il ne me sourit guère de le porter, à moi ni à aucune fille de Suisse au cœur franc. Plus de folie, mais rappelez-vous que, si vous êtes née baronne d’Arnheim, vous avez été nourrie et élevée au milieu des monts helvétiques, et que vous devez vous conduire en demoiselle bonne et sensée. — Et en quoi votre sagesse censure-t-elle ma folie ? ma chère Anne, répliqua la baronne. — Ah ! Oui vraiment ! notre noble sang s’agite dans nos veines, je crois ! mais souvenez-vous, ma bonne dame, du marché que nous fîmes, lorsque je quittai mes belles montagnes et l’air libre qui souffle autour d’elles, pour m’enterrer dans ce pays de prisons et d’esclaves, savoir que je vous dirais ma façon de penser aussi librement que quand nos têtes reposaient sur le même oreiller. — Parle donc, » dit Anne détournant à dessein son visage en même temps qu’elle se préparait à écouter ; « mais tâche de ne rien dire qu’il ne me convienne d’entendre. — Je parlerai selon la nature et le sens commun, et si vos nobles oreilles ne sont pas faites pour écouter et comprendre mes paroles, à elles en est la faute et non à ma langue. Voyez, vous avez sauvé ce jeune homme de deux grands périls… l’un, lors du tremblement de terre à Geierstein ; l’autre, aujourd’hui même où sa vie était menacée. Il est beau, s’exprime bien, possède toutes les qualités requises pour gagner, en la méritant, la faveur d’une dame. Avant de l’avoir vu, les jeunes Suisses ne vous étaient du moins pas odieux : vous dansiez avec eux, vous plaisantiez avec eux, vous étiez l’objet unique de leur admiration, et, comme vous le savez bien, vous auriez pu choisir dans tout le canton… Et même je crois qu’en cas d’urgence vous eussiez pu songer à prendre Rudolphe Donnerhugel pour mari. — Jamais, Annette, jamais ! s’écria Anne. — Ne jurez pas tant, madame. S’il avait su d’abord se faire agréer de l’oncle, je pense, dans ma pauvre opinion, qu’il aurait pu à quelque heureux moment obtenir la nièce mais depuis que nous avons connu ce jeune Anglais vous n’avez plus guère eu que du dédain, du mépris, de la haine même pour tous les hommes qu’auparavant vous enduriez assez bien. — Bon, bon, dit Anne, je finirai par te détester et te haïr plus qu’aucun d’eux, si tu ne termines pas vite tes sornettes. — Doucement, noble dame, qui va au pas, va loin. Tout ce dépit prouve que vous aimez le jeune homme ; et permettez-moi de vous dire qu’on aurait grand tort de trouver rien d’étonnant à une pareille chose. Il y a beaucoup pour vous justifier, et rien que je sache contre vous. — Comment, jeune folle ? Rappelle-toi donc que ma naissance me défend d’aimer un homme sans nom… ma condition, d’aimer un homme pauvre… et l’ordre de mon père, d’aimer un homme qui rechercherait ma main sans son assentiment… surtout, mon orgueil de femme me défend de placer mes affections sur un homme qui ne s’inquiète pas de moi… qui peut-être même est mal prévenu contre moi par les apparences. — Voilà une belle homélie ! dit Annette ; mais je puis en combattre tous les points, aussi aisément que père François explique un texte dans un sermon de dimanche. Votre naissance est un vain rêve que vous n’avez appris à estimer que depuis ces deux ou trois jours, parce que, une fois le pied sur le sol allemand, quelques brins de cette vieille herbe germanique, communément appelée orgueil de famille, ont commencé à germer dans votre cœur ; pensez encore sur cette folie comme vous y pensiez à Geierstein, c’est-à-dire pendant toute la partie raisonnable de votre vie, et ce préjugé si grand, si terrible, se réduira à rien. Par condition, vous entendez sans doute fortune ; mais le père de Philipson, qui est le plus libéral des hommes, donnera assurément à son fils assez de sequins pour acquérir une ferme sur les montagnes. Vous aurez du bois de chauffage à couper, des terres à cultiver, puisque vous avez un droit incontestable à une partie de Geierstein, et que votre oncle s’estimera certainement heureux de vous en mettre en possession. Vous savez arranger une laiterie ; Arthur sait tirer, chasser, pêcher, labourer, herser et moissonner. »

Anne de Geierstein secoua la tête, comme doutant beaucoup de l’habileté de son amant dans les genres de travaux que la soubrette avait énumérés.

« Bien, bien !… alors il apprendra, reprit Annette Veilchen ; seulement vous aurez un peu plus de peine les premières années. D’ailleurs Sigismond Biederman l’aidera volontiers, car il est un vrai cheval de charrue ; et j’en connais encore un autre qui est l’ami… — Ton propre ami, je gage, dit la jeune baronne. — Eh ! oui, c’est mon pauvre ami, louis Sprenger ; car je ne serai jamais assez fausse de cœur pour renier mon amant. — Bien, bien ! mais quelle doit être la conclusion de tout ceci ? » répliqua la baronne avec impatience.

« La conclusion ? oh ! suivant moi, répondit Annette, elle est bien simple. Nous avons des prêtres et des missels à moins d’un mille… Descendez au salon, ouvrez votre cœur à votre amant, ou écoutez-le vous ouvrir le sien ; unissez-vous, et retournez tranquillement à Geierstein avec le titre de mari et de femme, et préparez tout pour recevoir votre oncle à son retour. Voilà la manière dont une fille suisse, qui est franche, doit terminer le roman d’une baronne allemande. — Et briser le cœur de son père, » ajouta la jeune dame avec un soupir.

« Son cœur ? il est plus dur que vous ne le croyez, répliqua Annette ; il n’a point vécu si long-temps sans vous, pour ne pouvoir se passer de vous le reste de sa vie, et beaucoup plus facilement encore que vous-même. Avec vos idées de noblesse nouvellement écloses, vous ne pourriez accepter les plans de fortune et d’ambition qui tendraient à vous faire la femme de quelque illustre comte, tel que d’Hagenbach, qu’au moins vous ne voyez plus depuis qu’il a terminé ses jours d’une manière si édifiante, au grand exemple de tous les chevaliers-brigands du Rhin. — Ton projet est inexécutable, ma fille ; c’est l’innocente vision d’une enfant qui ne connaît de la vie que ce qu’elle en a entendu dire en trayant les vaches. Rappelle-toi que mon oncle entretient les plus hautes idées sur la discipline des familles, et qu’agir contrairement aux vœux de mon père nous ferait perdre toute son estime. Pourquoi suis-je ici ? pourquoi mon oncle a-t-il résigné sa tutelle ? pourquoi suis-je obligée de quitter des habitudes qui me sont chères pour prendre les mœurs d’un autre peuple, qui me sont inconnues et par conséquent déplaisantes ? — Votre oncle, » répliqua Annette fermement, « est le landamman du canton d’Unterwalden ; il respecte la liberté, et il est le protecteur juré de ses lois ; et quand vous viendrez, fille adoptive de la confédération, en réclamer l’appui, il ne pourra vous le refuser. — Alors même, dit la jeune baronne, je perdrais toute son estime, toute son affection plus que paternelle ; mais il n’est pas besoin de s’appesantir sur ce point. Sache que, quoique j’aie pu aimer ce jeune homme qui, je l’avouerai, me paraît aussi aimable que ton impartialité l’a dépeint… sache, » reprit-elle, après un moment d’hésitation, « qu’il ne ma jamais dit un mot sur un sujet dont, sans connaître ses sentiments ni les miens, tu es venue m’entretenir. — Est-il possible ? répliqua Annette. Je pensais… je croyais, quoique je ne vous eusse jamais priée de me faire confidence… que vous deviez, attachés comme vous l’étiez l’un à l’autre… avoir causé ensemble bien des fois en amants qui ne se gênent pas. J’ai fait mal en croyant faire pour le mieux… Est-il possible ?… À la vérité, j’ai entendu conter de pareilles choses même dans notre canton… Se pourrait-il qu’il eût nourri un aussi abominable projet que Martin de Brisac, qui fit l’amour à Adèle de Sungdau, la rendit folle, et… la chose, quoique presque incroyable, est vraie… prit la fuite… quitta le pays, et se vanta de son infâme trahison, jusqu’à ce que Raymond, cousin d’Adèle, mît à jamais fin aux vanteries insultantes de Martin, en lui cassant la tête avec son bâton dans la rue même de la ville natale du vilain ? Par la sainte Mère d’Einsielden ! si je pouvais soupçonner cet Anglais de méditer une semblable perfidie, je scierais la planche qui sert de pont sur le fossé, de manière que le poids d’un moucheron suffît pour la rompre, et qu’il allât se repentir, à six toises au dessous, d’avoir osé songer à déshonorer la fille adoptive de la Suisse. »

Tandis qu’Annette Veilchen parlait, tout le feu de son courage de montagnarde brillait dans ses yeux, et elle n’écouta qu’avec répugnance Anne de Geierstein cherchant à effacer l’impression fâcheuse que ses dernières paroles avaient produite sur la simple mais fidèle suivante.

« Sur ma parole, dit-elle, sur mon âme, vous faites injure à Arthur Philipson, une criante injure, en exprimant un tel soupçon : sa conduite envers moi a toujours été droite et honorable, celle d’un ami envers une amie, d’un frère envers une sœur… il lui aurait été impossible, dans tout ce qu’il a fait et dit, d’être plus respectueux, plus complètement dévoué, plus candidement loyal dans nos fréquentes entrevues : dans toutes nos relations il m’a toujours, il est vrai, semblé fort bon, fort attaché ; mais si j’avais été disposée… parfois peut-être ne l’ai-je été que trop… à l’écouter, à le laisser dire, peut-être alors… » Là, la jeune dame mit la main sur ses yeux, mais ses larmes coulèrent à travers ses jolis doigts… « Cependant, continua-t-elle, il ne m’a jamais parlé d’amour, de préférence… à coup sûr, s’il a conçu un pareil sentiment, quelque obstacle insurmontable de sa part l’a empêché de m’ouvrir son cœur. — Un obstacle ! répliqua la jeune suivante. Oui, sans doute… quelque puérile timidité… quelque folle idée sur votre naissance qui était au dessus de la sienne… quelque rêve de modestie poussée à l’excès, qui considère comme impénétrable la glace d’une gelée de printemps. Cette illusion peut être dissipée par un léger encouragement, et je prendrai cette tâche sur moi pour que vous n’ayez pas à rougir, ma chère Anne. — Non, non, pour l’amour du ciel, non, Veilchen ! « répondit la baronne, pour qui Annette avait été si long-temps une compagne et une confidente plutôt qu’une domestique ; « vous ne pouvez entrevoir la nature des obstacles qui peuvent l’empêcher de songer à une chose que vous êtes si désireuse de terminer. Écoutez-moi… Ma première éducation et les instructions de mon cher oncle m’ont appris à connaître les étrangers et leurs manières plus que je ne l’aurais pu faire dans notre heureuse retraite de Geierstein. Je suis intimement convaincue que ces Philipson sont de naissance illustre, car leur air et leur tournure dénotent des gens bien supérieurs au métier qu’ils semblent exercer : le père est un homme de profonde observation, réfléchi, capable, et généreux enfin plus qu’on ne peut l’espérer d’un marchand même très libéral. — C’est vrai, dit Annette ; je dirai pour ma part que la chaîne d’or qu’il m’a donnée pèse la valeur de dix couronnes d’argent, et la croix qu’Arthur y a ajoutée le lendemain du jour où nous fîmes une si longue promenade à cheval jusqu’au mont Pilate, vaut encore, me dit-on, beaucoup davantage. Il n’y a pas sa pareille dans les cantons. Eh bien ! quoi donc ? ils sont riches, et vous aussi, c’est pour le mieux. — Hélas ! Annette, ils ne sont pas seulement riches, mais encore nobles, j’en suis persuadée ; car j’ai souvent remarqué que le père s’éloignait avec un air de dédain, de calme et de dignité, des discussions avec Donnerhugel et autres, qui, n’allant pas par quatre chemins, désiraient trouver une occasion de se quereller. Et quand une observation mordante, une fine plaisanterie était dirigée contre son fils, son œil étincelait, ses joues rougissaient, et c’était seulement un regard de son père qui le décidait à retenir la réplique peu amicale qui était déjà sur ses lèvres. — Vous avez donc examiné de bien près, dit Annette. Tout cela peut être vrai, mais je ne l’avais pas remarqué. Mais quoi donc ? dirai-je encore une fois : si Arthur a droit de porter quelque beau nom dans son pays, n’êtes-vous pas vous-même baronne d’Arnheim ? Et j’avouerai franchement que votre titre n’est pas sans prix, s’il doit aplanir les voies vers un mariage où vous devez, je crois, rencontrer le bonheur… je m’en flatte du moins ; autrement je ne vous conseillerais pas de former cette union. — Je n’en doute pas ma fidèle Annette ; mais, hélas ! comment peux-tu, dans l’état de liberté naturelle où tu fus élevée, connaître, imaginer même les différentes contraintes que cette chaîne dorée ou d’or du rang et de la noblesse impose aux personnes qu’elle gêne et embarrasse, je le crains, autant qu’elle les décore ? Dans toutes les contrées, la distinction des rangs oblige les hommes à certains devoirs. Elle peut par certaines restrictions les empêcher de former des alliances en pays étranger… Elle peut souvent leur défendre de consulter leurs inclinations quand ils se marient dans leur propre pays ; elle conduit à des unions où le cœur n’est jamais consulté, à des traités de mariage qui sont conclus souvent lorsque les parties sont encore au berceau ou à la lisière, mais qui n’en sont pas moins obligatoires sur la foi et l’honneur : il peut en exister de tels dans le cas présent. Ces alliances sont souvent rattachées à des vues politiques ; et si l’intérêt de l’Angleterre, ou ce qu’il regarde comme tel, a porté le vieux Philipson à former un tel engagement, Arthur briserait son propre cœur, et le cœur de toute autre personne, plutôt que de mettre son père dans le cas de manquer à sa parole. — Honte alors, honte à ceux qui contractent de pareils engagements ! répliqua Annette. Pourtant on parle de l’Angleterre comme d’un pays libre ; mais si on peut y dépouiller les jeunes gens et les jeunes filles du privilège naturel de disposer à leur gré de leur main et de leur cœur, j’aimerais autant être serve allemande. Bien, madame ! vous êtes savante, vous, et je suis ignorante, moi. Mais que faut-il faire ? J’ai amené ce jeune homme ici, m’attendant, Dieu le sait, à une issue plus heureuse de votre entrevue. Mais il est évident que vous ne pouvez l’épouser sans qu’il vous demande. Maintenant, quoique j’avoue que, si je le croyais capable de renoncer à la main de la plus belle fille des cantons, faute d’un mâle courage pour la solliciter, ou par égard pour un ridicule engagement formé entre un père et quelque autre noble de leurs îles de nobles, je ne me gênerais guère, en l’un ou l’autre de ces cas, pour l’envoyer faire un plongeon dans un fossé ; néanmoins il s’agit actuellement de savoir si nous le laisserons aller se faire assommer dans ces coupe-gorges du Rhinthal ; et à moins de ce dernier parti, j’ignore comment nous pourrons nous en débarrasser. — Laisse alors au jeune William le soin de le servir ici, et veille à ce que rien ne lui manque. Mieux vaut que nous ne nous voyions pas. — Soit, dit Annette ; mais encore, que dirai-je pour vous ? malheureusement je lui ai laissé savoir que vous étiez ici. — Hélas, imprudente que tu es ! et pourtant, pourquoi le blâmerais-je, répliqua Anne de Geierstein, lorsque l’imprudence n’a pas été moins grande de mon côté ? C’est moi-même qui, permettant à mon imagination de s’arrêter trop long-temps sur ce jeune homme et ses qualités, me suis jetée dans cet embarras. Mais je vais te montrer que je puis vaincre cette folie, et je ne chercherai pas dans ma propre erreur un motif pour manquer aux devoirs de l’hospitalité. Va, Annette, fais préparer des rafraîchissements ; tu souperas avec nous, et tu ne nous quitteras pas : tu me verras tenir une conduite également convenable pour une dame allemande et pour une fille suisse. Donne-moi d’abord une lumière, ma fille, car il faut que j’essuie ces vilains traîtres, mes yeux, et que je répare ma toilette. »

Toute cette explication avait été pour Annette une suite de surprises, car dans les simples idées sur l’amour où elle avait dû être élevée dans les montagnes de la Suisse, elle avait cru que les deux amants saisiraient la première occasion de l’absence de leurs gardiens naturels, et s’uniraient pour la vie ; elle avait même arrangé un petit complot secondaire, par suite duquel Louis Sprenger, son fidèle amant, ainsi qu’elle-même, resteraient avec le jeune couple en qualité d’amis et de serviteurs. Ainsi donc, réduite au silence, mais non satisfaite par les objections de sa jeune maîtresse, la zélée Annette se retira en murmurant à part soi : « Le petit mot sur sa toilette est la seule chose naturelle et sensée que je lui aie entendu dire. Avec l’aide de Dieu, je vais revenir en un clin d’œil et l’aider à se parer. Cette partie de mes fonctions de femme de chambre, qui consiste à habiller ma maîtresse, est celle qui me semble la plus attrayante… il est si naturel à une jolie fille d’en parer une autre… en vérité, nous apprenons ainsi à nous faire belles nous-mêmes dans l’occasion. »

Et sur cette sage remarque, Annette Veilchen descendit lestement l’escalier.