Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 44-62).

CHAPITRE III.

L’HÔTE DE GEIERSTEIN.

Maudits soient l’or et l’argent qui persuadent à l’homme faible de suivre au loin un commerce fatigant. La blanche paix surpasse en éclat l’argent, et la vie est plus chère que des mines d’or. Pourtant la richesse nous entraîne au delà des déserts arides, vers toute foire lointaine, vers toute ville opulente.
Collins Hassan, ou le Conducteur de chameaux.

Arthur Philipson et Anne Geierstein, ainsi placés dans une situation qui les mettait en contact aussi intimement que possible, se sentirent l’un et l’autre un peu embarrassés : le jeune homme, sans doute par crainte de passer pour poltron aux yeux de la demoiselle qui l’avait secouru, et la jeune fille peut-être par suite de l’effort qu’elle avait fait ou par une réflexion soudaine qui lui montra qu’elle se trouvait tout-à-coup voisine du jeune étranger à qui elle avait probablement sauvé la vie.

« Et maintenant, jeune fille, dit Arthur, il faut que j’aille retrouver mon père. La vie que je dois à votre assistance n’aurait pour moi que peu de valeur si je ne pouvais voler sur-le-champ à son secours. »

Là, il fut interrompu par les sons d’un nouveau cornet, qui semblaient venir de l’endroit où le vieux Philipson et son guide avaient été laissés par leur jeune et hardi compagnon. Arthur regarda de ce côté ; mais la plate-forme, qu’il n’avait vue qu’imparfaitement de l’arbre lorsqu’il était perché dans ce lieu de refuge, était invisible du rocher où ils se tenaient alors.

« Il ne m’en coûterait rien de retourner sur ce vieux tronc, dit la jeune fille, pour tenter si de là je pourrais apercevoir vos amis ; mais je fuis convaincue qu’ils sont en meilleures mains pour trouver leur route qu’ils ne le seraient entre les vôtres ou les miennes. car le son du cornet annonce que mon oncle, ou quelqu’un de mes jeunes parents, les a rejoints. Ils se dirigent en ce moment vers Geierstein, et, avec votre permission, je vais vous y conduire vous-même, car vous pouvez être certain que mon oncle Arnold ne vous laisserait pas continuer votre voyage aujourd’hui ; et nous ne ferions que perdre notre temps en voulant retrouver vos amis, qui, de l’endroit où vous dites les avoir laissés, arriveront à Geierstein plus tôt que nous. Suivez-moi donc, ou je supposerai que vous êtes déjà ennuyé de l’intérêt que je prends à vos jours. — Supposez plutôt que je suis ennuyé de la vie que votre intérêt pour moi a, selon toute apparence, sauvée, » répliqua Arthur. Et il se disposa à l’accompagner, en même temps qu’il examinait son costume et sa personne, qui accrurent encore la satisfaction qu’il ressentait d’avoir à suivre un tel guide, et que nous prendrons la liberté de détailler un peu plus minutieusement qu’il ne put alors le faire.

Un vêtement de dessus, ni assez étroit pour dessiner les formes, chose défendue par les lois somptuaires du canton, ni assez large pour embarrasser lorsqu’on voulait marcher ou gravir quelque roc, recouvrait une tunique moins ample encore, d’une couleur différente, et descendait jusqu’au milieu de la jambe, mais en laissant le bas, dans ses jolies proportions, complètement visible. Ses pieds étaient défendus par des sandales dont la pointe était retroussée, et les endroits où les cordons qui les attachaient sur le devant de la jambe venaient se croiser ou se réunir, brillaient de boucles d’argent. Son vêtement de dessus était serré autour de la taille par une ceinture en soie de différentes couleurs, ornée de torsades d’or entrelacées, tandis que la tunique ouverte à la gorge laissait voir le contour élégant et la blancheur d’un cou bien formé, outre un pouce ou deux plus bas. La petite portion de la gorge et du sein, ainsi exposée aux regards, était même plus splendidement belle que ne le promettait la figure, qui portait les preuves de l’influence du soleil et de l’air, non pas au point d’en diminuer la beauté, mais précisément assez pour montrer que la jeune fille possédait cette santé qu’on achète par l’habitude des exercices de la campagne. Ses longs et beaux cheveux tombaient en boucles abondantes des deux côtés d’un visage dont les yeux bleus, les aimables traits et la noble simplicité d’expression annonçaient à la fois un caractère d’une ineffable douceur et la hardiesse confiante d’un esprit trop vertueux pour soupçonner le mal et trop noble pour le craindre. Sur ces boucles de cheveux, ornement naturel et si gracieux de la beauté… ou, devrais-je plutôt dire, au milieu d’elles… était placé le petit bonnet qui par sa forme n’était guère propre à protéger la tête, mais servait à montrer le bon goût de la jolie fille qui le portait, et qui n’avait pas manqué, suivant la coutume dominante parmi les coquettes de la montagne, de décorer ce petit bonnet d’une plume de héron. Elle y avait joint le luxe alors extraordinaire d’une chaîne d’or petite et mince, assez longue pour faire quatre à cinq fois le tour de sa tête, et dont les bouts étaient réunis à un large médaillon de ce même métal précieux.

J’ai seulement à ajouter que la taille de la jeune personne dépassait un peu la grandeur habituelle, et que tout l’extérieur de son corps, sans qu’elle eût le moins du monde l’air masculin, ressemblait à celui de Minerve, plutôt qu’à la majestueuse beauté de Junon, ou aux grâces faciles de Vénus. Un front noble, des membres bien formés et robustes, un pas ferme et pourtant léger…. surtout l’absence totale de tout ce qui pouvait ressembler à une conviction de la beauté personnelle ; enfin, un regard franc et ouvert qui paraissait désirer ne rien savoir de caché, et dire qu’elle n’avait rien à cacher elle-même, n’étaient pas des traits indignes de la déesse de la sagesse et de la chasteté.

La route que suivait le jeune Anglais, guidé par cette charmante jeune fille, était difficile et inégale, mais ne pouvait être appelée dangereuse, en comparaison du moins des précipices qu’Arthur avait déjà franchis. C’était en effet une continuation du sentier que l’éboulement, ou plutôt la chute des terres si souvent mentionnée, avait interrompu ; et quoiqu’il eût été aussi endommagé en plusieurs endroits à l’époque du même tremblement de terre, pourtant des traces récentes montraient qu’on y avait déjà fait des réparations ; elles étaient grossières sans doute, mais suffisantes pour rendre le chemin de nature à paraître excellent à des gens aussi indifférents que les Suisses pour les routes commodes et unies. La jeune fille fit comprendre aussi à Arthur que le sentier qu’ils parcouraient ensemble faisait un circuit pour rejoindre celui qu’il avait peu avant suivi avec ses compagnons de voyage ; et que, s’ils eussent détourné à l’endroit où cette nouvelle route se réunissait à l’ancienne, ils auraient évité le péril qu’ils avaient couru en passant au bord du précipice.

Le sentier qu’ils suivaient alors s’éloignait un peu du torrent, quoiqu’on pût encore entendre son horrible fracas, qui parut augmenter tandis qu’ils gravissaient une montée parallèle à son cours, jusqu’à ce que la route, tournant tout-à-coup, et conduisant en ligne directe au vieux château, les mit à même de contempler une des scènes les plus magnifiques et les plus effrayantes de cette région montagneuse.

La tour ancienne de Geierstein, quoiqu’elle ne fût ni colossale ni remarquable par des ornements d’architecture, avait un air de dignité terrible par sa position sur le bord même de la rive opposée du torrent, qui, précisément à l’angle où s’élèvent les ruines du château, forme une cascade blanchissante d’environ cent pieds de hauteur, puis passe le défilé en se précipitant à travers un canal que ces ondes creusent dans le roc vif depuis que le temps lui-même a commencé. En face, et même dominant ces eaux dont le mugissement est éternel, apparaissait la vieille tour, bâtie tellement près du précipice que les arcs-boutants par lesquels l’architecte avait consolidé les fondements, semblaient une partie du roc même, et une continuation de coupe perpendiculaire.

Comme il était ordinaire en Europe dans les temps féodaux, la partie principale du bâtiment consistait en un édifice carré et massif, dont le faîte dégradé était rendu pittoresque par les tours dont il était flanqué, tours de formes et de hauteurs différentes, les unes rondes, les autres angulaires, celles-ci en ruines, celles-là passablement bien conservées, toutes diversifiant l’aspect du bâtiment qui se détachait sur un ciel orageux.

Une porte en saillie, à laquelle on arrivait par une longue suite d’escaliers descendant de la tour, avait jadis donné accès à un pont qui faisait communiquer le château avec la rive du torrent où se trouvait alors Arthur Philipson et son aimable guide. Une seule arche, ou plutôt un pilier d’arche formé de plusieurs pierres détachées restait encore, et fendait la rivière absolument en face de la chute d’eau. Autrefois cette arche avait servi de soutien à un pont-levis en bois, d’une largeur plus commode, mais si long et si lourd, qu’il eût été impossible de le faire mouvoir, s’il n’avait été appuyé sur quelque point solide. Il est vrai que cet avantage présentait cet inconvénient, que, même quand le pont était levé, on pouvait encore approcher de la porte du château au moyen de cette étroite pile de pierres ; mais comme elle n’avait pas plus de dix-huit pouces de large environ, et que le pied téméraire qui l’aurait traversée n’aurait pu après tout que parvenir à une entrée régulièrement défendue par une herse qui barrait la porte, et flanquée de tours et de créneaux d’où l’on pouvait lancer des pierres, des traits, du plomb fondu et de l’eau bouillante sur un ennemi qui aurait osé prendre un chemin si périlleux pour approcher de Geierstein, la possibilité d’une pareille tentative n’était pas regardée comme diminuant la sécurité de la garnison.

À l’époque où se passe notre histoire, où le château était entièrement ruiné et démantelé, où le pont-levis, la porte et la herse avaient disparu, le passage délabré et l’arche étroite qui unissait les deux côtés du torrent servaient de moyen de communication entre les deux rives pour les habitants du voisinage que l’habitude avait familiarisés avec la nature périlleuse d’un tel chemin.

Cependant Arthur Philipson avait, comme un bon arc nouvellement tendu, recouvré l’élasticité d’esprit et de caractère qui lui était naturelle. Ce ne fut pas, à la vérité, avec un calme parfait qu’il suivit son guide marchant d’un pas léger sur l’arche étroite composée de pierres mal unies que rendait humides et glissantes la pluie fine que produisait sans cesse la cascade voisine. Et ce ne fut pas sans crainte qu’il se vit accomplissant cette dangereuse prouesse dans le voisinage de la chute d’eau elle-même, dont le fracas étourdissant retentissait toujours à son oreille, quoiqu’il eût le soin de ne pas tourner la tête du côté de l’effroyable torrent, de peur d’avoir encore le cerveau troublé par le tumulte des eaux qui s’élançaient du haut d’un immense rocher pour s’engloutir, à ce qu’il semblait, dans un gouffre sans fond. Mais, malgré ces mouvements de frayeur, la honte bien naturelle de paraître effrayé lorsqu’une jeune et belle fille montrait tant d’insouciance, et le désir de réparer sa réputation aux yeux de sa conductrice, empêchèrent Arthur de céder encore aux sentiments pusillanimes qui l’avaient dominé peu auparavant. Avançant d’un pas ferme, et pourtant s’appuyant par précaution sur son bâton ferré, il suivit son guide léger le long du pont terrible, passa derrière elle sous la porte ruinée, à laquelle ils arrivèrent par un escalier dont les marches étaient aussi en délabrement.

Le portail les introduisit au milieu d’une masse de ruines, formant jadis une espèce de cour du donjon qui s’élevait encore sombre et superbe au dessus des débris de bâtiments destinés soit à la défense du dehors, soit à la commodité du dedans. Ils traversèrent rapidement les ruines sur lesquelles la végétation avait jeté un triste manteau de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ils en sortirent par la grande porte du château, pour entrer dans un de ces lieux où la nature entasse souvent ses plus riches trésors au milieu des contrées qui portent un cachet de stérilité et de désolation.

Le château s’élevait aussi de ce côté à une hauteur considérable au dessus des terrains environnants ; mais l’élévation du site qui, vers le torrent, était un roc à pic, formait, dans cette direction, une pente rapide à laquelle on avait donné la forme d’un glacis moderne pour rendre le bâtiment plus sûr. Elle était alors couverte de jeunes arbres et de broussailles, au milieu desquelles la tour elle-même paraissait s’élever dans une majesté sauvage. Au delà de ce taillis escarpé, la vue était d’un caractère tout différent : une pièce de terre, large de plus de cent acres, semblait creusée dans les rocs et les montagnes qui, conservant l’air agreste du sentier où s’étaient égarés nos voyageurs le matin même, renfermaient, et, pour ainsi dire, défendaient un espace limité d’un caractère doux et fertile. La surface de ce petit domaine était extrêmement variée, mais son aspect général était une pente douce se dirigeant vers le sud-est.

Le principal objet qui se présentait à la vue était une vaste maison construite en grosses pièces de bois, sans aucune prétention à la régularité ni à la symétrie, mais indiquant par la fumée qui s’en élevait, aussi bien que par l’étendue des bâtiments voisins, et par la culture plus soignée des champs d’alentour, que c’était la demeure, non sans doute de la richesse, mais de l’aisance et de la commodité. Un enclos planté de beaux arbres à fruits s’étendait vers le sud de la maison : des bouquets de noyers et de châtaigniers s’élançaient majestueusement vers le ciel, et même trois ou quatre acres de terre plantés en vignes montraient que la culture du raisin était connue et pratiquée. Elle est maintenant universelle en Suisse ; mais, dans ces temps reculés, elle était presque exclusivement réservée à quelques propriétaires plus riches que les autres, qui possédaient le rare avantage d’unir l’intelligence à la fortune, ou du moins à une plus grande aisance.

On apercevait aussi de longs et beaux pâturages dans lesquels les superbes troupeaux qui font l’orgueil et la richesse des montagnards suisses avaient été déjà ramenés des prairies situées plus avant dans les Alpes, où ils paissaient durant l’été, pour qu’ils trouvassent plus aisément abri et protection dès qu’on aurait à craindre les orages de l’automne. Dans certains clos réservés, les agneaux de la dernière saison broutaient en sécurité une herbe abondante, et dans d’autres, on laissait subsister des arbres énormes, production naturelle du sol, par des motifs de commodité, probablement afin qu’ils fussent sous la main, lorsque, pour les usages domestiques, on aurait besoin de bois de charpente ; et ces arbres donnaient en même temps un air boisé à un tableau qui, autrement, n’aurait eu qu’un aspect d’agriculture. À travers ce paradis obtenu au milieu des montagnes, on pouvait suivre le cours d’un petit ruisseau se montrant tantôt au soleil, qui cependant avait dissipé le brouillard, tantôt indiquant sa course par la pente douce de ses rives, ou se cachant sous les buissons de noisetiers et d’aubépine. Ce ruisseau, faisant un long et joli détour, qui semblait annoncer sa répugnance à quitter cette paisible région, sortait enfin du domaine particulier, et, comme un jeune homme, laissant les jeux gais et tranquilles de l’enfance pour s’élancer dans la carrière difficile de la vie active, finissait par se réunir à l’impétueux torrent qui, descendant avec fracas du haut des montagnes, se brisait d’abord contre la vieille tour de Geierstein en coulant à travers les rocs adjacents, puis se précipitait avec bruit dans le canal sur lequel notre jeune voyageur avait manqué perdre la vie.

Si empressé que fût le jeune Philipson de rejoindre son père, il ne put s’empêcher néanmoins de s’arrêter un moment pour admirer tant de beautés qui se trouvaient réunies au milieu de scènes si horribles, et pour jeter encore un coup d’œil sur la tour de Geierstein, ainsi que sur l’énorme rocher dont elle tirait son nom, comme pour vérifier, par la vue de ces objets bien reconnaissables, s’il était réellement dans le voisinage des lieux déserts et sauvages où il avait rencontré tant de périls et d’horreurs. Pourtant, si étroites étaient les limites de cette ferme bien cultivée, qu’il fallait à peine regarder en arrière pour se convaincre que l’endroit, susceptible d’industrie humaine, et qui semblait avoir coûté beaucoup de travail, n’était qu’un espace très resserré, en comparaison de l’immense désert où il était situé. Il était entouré de toutes parts par d’immenses montagnes formant, en certaines parties, des murailles de rochers, et, dans d’autres, revêtues de forêts noires et sauvages de pins et de mélèzes aussi vieux que le monde. Au dessus de l’éminence où la tour était placée, on pouvait voir la couleur presque rose que donnait un immense glacier aux rayons du soleil en les réfléchissant, et plus haut encore, par delà la surface dure de cette mer de glace, s’élevaient dans une silencieuse dignité les pâles sommets de ces innombrables montagnes sur lesquelles repose une neige éternelle.

Le spectacle que nous avons mis quelque temps à décrire n’occupa guère le jeune Philipson qu’une ou deux minutes ; car, sur une pelouse inclinée qui s’étendait devant la ferme, comme le bâtiment doit être proprement appelé, il aperçut cinq ou six personnes, et dans l’une d’elles, qui s’avançait plus que les autres, il put à sa démarche, à sa tournure, et à la forme de son chapeau, distinguer aisément son père qu’il avait cru ne plus revoir.

Il suivit donc sa conductrice d’un pas joyeux, tandis qu’elle descendait la pente rapide au faîte de laquelle était située la tour en ruines. Ils approchèrent du groupe qu’Arthur avait remarqué, et dont la première personne était bien son père, qui se hâta d’accourir à sa rencontre, accompagné d’un autre individu d’un âge avancé, d’une stature presque gigantesque, et qui, par son air simple, mais majestueux, semblait le digne compatriote de Guillaume Tell, de Staufbacher, de Winkelried, et de tant d’autres Suisses illustres, dont les cœurs courageux et le bras infatigable avaient, dans le siècle précédent, défendu contre des ennemis innombrables leur liberté personnelle et l’indépendance de leur pays.

Avec une courtoisie naturelle, comme pour épargner au père et au fils le désagrément de témoins si nombreux d’une entrevue qui ne devait pas se passer sans émotion, le landamman lui-même, en s’avançant avec le vieux Philipson, fit signe aux gens qui l’accompagnaient, et qui étaient jeunes presque tous, de rester à l’écart : ils y restèrent en effet, interrogeant, à ce qu’il parut, le guide Antonio sur les aventures des étrangers. Anne, conductrice d’Arthur Philipson, n’eut que le temps de lui dire : « Ce vieillard est mon oncle Arnold Biederman, et ces jeunes gens sont mes cousins. » Avant que le premier et le plus âgé des deux voyageurs se trouvassent près d’eux, le landamman, avec le même sentiment des convenances qu’il avait déjà montré, fit signe à sa nièce de se retirer un peu ; et cependant, tandis qu’il la questionnait sur son expédition du matin, il examina lui-même l’entrevue du père et du fils avec autant de curiosité que sa délicatesse lui permettait d’en laisser voir. Elle fut toute différente de ce qu’il avait attendu.

Nous avons déjà représenté le vieux Philipson comme un père dévoué corps et âme à son fils, prêt à se précipiter au devant de la mort, quand il avait cru le perdre, et pareillement ivre de joie, sans doute, lorsqu’il le revoyait rendu à sa tendresse. On aurait donc pu s’imaginer que le père et le fils se seraient élancés dans les bras l’un de l’autre, et telle était probablement la scène dont Arnold Biederman s’attendait à devenir témoin.

Mais le voyageur anglais, comme bon nombre de ses compatriotes, cachait des sentiments vifs et fougueux sous une apparence de froideur et de réserve ; il croyait qu’il y avait faiblesse à se laisser entièrement dominer par l’influence des émotions même les plus tendres et les plus naturelles. Éminemment belle dans sa jeunesse, sa figure, encore agréable dans un âge plus avancé, avait une expression qui dénotait une répugnance manifeste soit à céder aux passions, soit à encourager la confiance. Il avait accéléré sa démarche lorsqu’il avait aperçu son fils, par un désir naturel de le rejoindre ; mais il ralentit son pas lorsqu’ils s’approchèrent l’un de l’autre ; et quand ils s’abordèrent, il dit d’un ton de reproche et de réprimande plutôt que d’affection : « Arthur, puissent les saints vous pardonner la peine que vous m’avez aujourd’hui causée ! — Amen ! répliqua le jeune homme. Je dois, en effet, avoir besoin de pardon si je vous ai causé de la peine. Croyez pourtant que j’ai fait pour le mieux. — Il est heureux, Arthur, qu’en faisant pour le mieux, c’est-à-dire, qu’en suivant l’impulsion de votre esprit volontaire, vous n’ayez point rencontré le pire des malheurs. — Si je me suis sauvé, c’est grâce à cette jeune fille, » répondit le fils, toujours avec une soumission absolue et patiente, en montrant du doigt Anne, qui se tenait à une distance de quelques pas, désireuse peut-être de n’avoir point à entendre les reproches du père, qui pouvaient lui paraître mal placés et déraisonnables.

« J’offrirai mes remercîments à mademoiselle, lorsque je parviendrai à savoir comment je peux les lui témoigner d’une manière convenable, répliqua le père ; mais est-il bien, est-il décent, croyez-vous, de recevoir d’une jeune fille un secours que votre devoir, en qualité d’homme, vous commande de prêter au sexe le plus faible ? »

Arthur baissa la tête et rougit profondément, tandis qu’Arnold Biederman, cédant à l’émotion que lui inspirait ce spectacle, s’avança et vint se mêler à la conversation. — Ne rougissez pas, mon jeune hôte, dit il, d’être redevable, soit d’un conseil soit d’une heureuse assistance, à une femme d’Underwalden. Sachez que la liberté de ce pays ne doit pas moins à la fermeté et à la sagesse de ses filles qu’à celles de ses fils… Et vous, mon respectable hôte, qui avez, je pense, vu de nombreuses années et des pays différents, vous devez savoir qu’en beaucoup d’occasions les forts sont sauvés par le secours des faibles, les superbes par l’aide des humbles. — J’ai du moins appris, répliqua l’Anglais, à ne discuter aucun point sans nécessité avec l’hôte qui m’a cordialement ouvert sa porte. » Après avoir lancé à son fils un regard où semblait briller la plus vive affection, il reprit, tandis qu’ils retournaient tous ensemble à la maison, un entretien qu’il avait commencé avec sa nouvelle connaissance, avant qu’Arthur et la jeune fille les eussent rejoints.

Arthur put, pendant ce temps-là, observer la figure et les traits de leur hôte helvétien, qui, nous l’avons déjà remarqué, annonçaient une simplicité primitive mêlée à une certaine dignité sauvage, produite par une physionomie mâle et sans aucune affectation. Ses vêtements ne différaient pas beaucoup pour la forme du costume de femme que nous avons décrit. Ils consistaient en un fourreau de dessus, taillé comme la chemise moderne, ouvert seulement sur la poitrine, et porté sur une tunique ou pourpoint. Mais l’habillement de l’homme était beaucoup plus court, en ce que les pans ne descendaient guère plus bas que la jaquette des montagnards écossais ; des espèces de bottes ou brodequins montaient au dessus des genoux, et le corps entier se trouvait ainsi couvert. Un bonnet, fait de fourrure de martre, et garni d’un médaillon d’argent, était la seule partie du costume qui déployât quelque richesse ; la large ceinture qui retenait le vêtement était en buffle, et serrée par une grande boucle de cuivre.

Mais la figure de l’homme qui portait ce costume grossier, composé presque entièrement de la toison des brebis de la montagne et des dépouilles d’animaux qu’on tue à la chasse, aurait commandé le respect partout où il se serait présenté, surtout à cette époque guerrière où l’on jugeait les gens selon que leurs nerfs et leurs muscles annonçaient plus ou moins de vigueur. Pour ceux qui envisageaient Arnold de Biederman sous ce point de vue, il déployait la taille et les formes, les larges épaules et les muscles proéminents d’un Hercule. Mais lorsqu’on examinait plutôt sa physionomie, ses traits fins et spirituels, son large front, ses grands yeux bleus, et l’air de résolution qu’ils annonçaient, lui donnaient encore plus de ressemblance avec le fabuleux roi des dieux et des hommes. Il était accompagné de plusieurs fils et parents, jeunes hommes au milieu desquels il marchait, recevant comme chose à lui incontestablement due, un respect et une obéissance semblables à ceux qu’on voit rendre au cerf-roi par un troupeau de daims.

Pendant qu’Arnold Biederman se promenait et causait avec le plus âgé de ses hôtes, les jeunes gens semblaient examiner Arthur des pieds à la tête, et de temps à autre ils interrogeaient tout bas Anne leur parente, recevant d’elle des réponses brèves et impatientes, qui, loin de l’apaiser, excitaient au contraire la veine de gaîté à laquelle s’abandonnaient les montagnards, et même, à ce qu’il sembla au jeune Anglais, aux dépens de leur hôte. La douleur de se sentir exposé à la dérision n’était pas adoucie par la réflexion que, dans une société pareille, elle devait probablement s’attacher à quiconque ne savait pas marcher au bord d’un précipice d’un pas aussi ferme et aussi déterminé que si on se promenait dans les rues d’une ville. Si déraisonnable que puisse être le ridicule, il est toujours déplaisant d’y être soumis, mais c’est encore plus particulièrement pénible pour un jeune homme en présence de la beauté. Il y avait quelque consolation pour Arthur à penser que la jeune fille n’approuvait certainement par ces plaisanteries et qu’elle paraissait réprouver du geste et de la voix la grossièreté de ses compagnons ; mais il craignait que ce fût seulement par pure humanité.

« Elle aussi doit me mépriser, pensa-t-il, quoique un sentiment des convenances inconnu à ces rustres mal élevés la mette à même de déguiser son mépris sous une apparence de pitié. Elle ne peut juger de moi que d’après ce qu’elle a vu… Si elle pouvait me mieux connaître (telle fut son orgueilleuse pensée), elle me placerait peut-être plus haut dans son estime. »

Lorsque les voyageurs entrèrent dans l’habitation d’Arnold Biederman, ils trouvèrent tout préparé dans un vaste appartement, qui servait à plusieurs usages, pour un repas simple mais abondant. En promenant ses regards sur les murs de cette salle, on y voyait tous les instruments de l’agriculture et de la chasse ; mais les yeux du vieux Philipson s’arrêtèrent sur un corselet de cuir, sur une longue et lourde hallebarde, enfin sur un de ces sabres qu’on ne maniait qu’à deux mains, arme formant une espèce de trophée. Auprès, mais couvert de poussière, sale et rouillé, pendait un casque avec la visière, semblable à ceux que portaient les chevaliers et les hommes d’armes. La guirlande ou couronne d’or qui l’entourait, quoique tout-à-fait ternie, indiquait une naissance et un rang illustres ; et le cimier qui était un vautour de l’espèce qui donna le nom à l’antique château et au rocher adjacent, suggéra différentes conjectures à l’hôte anglais, qui, connaissant assez bien l’histoire de la révolution suisse, doutait peu qu’il ne vît dans cette relique quelque trophée des vieilles guerres faites par les habitants de ces montagnes au seigneur féodal auquel elles avaient jadis appartenu.

Une invitation de prendre place à la table hospitalière dérangea la suite des réflexions du marchand anglais, et une nombreuse compagnie, se composant des habitants de toute condition qui vivaient sous le toit de Biederman, vint prendre part à un abondant repas où dominaient la viande de chèvre, le poisson, le lait préparé de différentes manières, le fromage, et, pour la bonne bouche, un plat de venaison, un quartier de jeune chamois. Le landamman lui-même fit les honneurs de la table avec beaucoup de politesse et de simplicité, et engagea plus d’une fois les étrangers à montrer par leur appétit qu’ils se trouvaient aussi bien reçus qu’il désirait les bien recevoir. Pendant le repas, il soutint la conversation avec le plus âgé de ses hôtes, tandis que les jeunes gens et les serviteurs mangeaient avec modestie et en silence. Avant la fin du dîner, une figure passa en dehors, devant une large fenêtre qui éclairait la salle à manger, et cet incident parut occasionner une agréable sensation parmi ceux qui le remarquèrent.

« Qui a passé ? » demanda le vieux Biederman à ceux qui étaient assis en face de la fenêtre.

« C’est notre cousin, Rudolphe de Donnerhugel, » répondit avec empressement un des fils d’Arnold.

Cette nouvelle sembla causer une grande joie aux jeunes gens de la compagnie, surtout aux fils du landamman ; tandis que le chef de la famille disait seulement d’une voix grave et tranquille : « Votre parent est le bienvenu… Dites-le-lui, et faites-le entrer. »

Deux ou trois se levèrent pour remplir cette commission, et semblèrent se disputer entre eux à qui ferait les honneurs de la maison au nouvel hôte. Il entra bientôt. C’était un jeune homme d’une grandeur extraordinaire, bien proportionné et vigoureux, dont les cheveux bruns tombaient en boucles nombreuses autour de sa figure, avec des moustaches de couleur pareille, ou encore plus foncée. Sa toque était petite par rapport à la longueur de son épaisse chevelure, et l’on doit dire qu’elle semblait plutôt pendre sur un côté de la tête que la couvrir… Ses vêtements étaient taillés dans la même forme, et suivant la même mode que ceux d’Arnold, mais faits d’une étoffe plus belle, provenant des manufactures d’Allemagne, et ornés d’une manière aussi riche que bizarre. Une manche de sa veste était d’un vert foncé, artistement brodée et galonnée en argent, tandis que le reste du vêtement était écarlate. La ceinture était tissée de fils d’or, et au lieu de servir comme les ceintures ordinaires à serrer le surtout autour de la taille, elle soutenait un poignard à manche d’argent. Sa toilette était complétée par des bottes dont les bouts étaient si longs, qu’ils se terminaient par une pointe recourbée d’après la mode dominante du moyen âge. Une chaîne d’or lui pendait autour du cou, et soutenait un large médaillon du même métal.

Ce jeune élégant fut aussitôt environné par les enfants de Biederman, qui paraissaient le considérer comme un modèle que devait se proposer la jeunesse suisse, et dont il fallait chercher à prendre la tournure, les opinions, le costume et les manières, pour peu qu’on désirât suivre la mode du jour, sur laquelle il exerçait un empire certain et incontestable.

Il sembla néanmoins à Arthur Philipson que ce jeune homme était reçu par deux personnes de la compagnie avec des marques d’estime moins prononcées que celles qui lui furent décernées par la voix générale des jeunes gens présents. Arnold Biederman lui-même mit au moins de la froideur à souhaiter la bienvenue au jeune Bernois, car tel était le pays de Rudolphe. Le jeune homme tira de son sein un paquet cacheté qu’il remit au landamman avec des démonstrations d’un grand respect, et parut attendre qu’Arnold, lorsqu’il eut brisé le cachet et pris connaissance du contenu des dépêches, voulût bien lui dire quelque chose à ce sujet. Mais le patriarche l’invita seulement à s’asseoir et à prendre part à leur repas, et Rudolphe alla eu conséquence se mettre à côté d’Anne, place que lui céda tout de suite et poliment un des fils d’Arnold.

Il sembla aussi à l’œil observateur du jeune Anglais que le nouveau venu était accueilli avec une froideur marquée par la jeune fille, à laquelle il parut jaloux d’offrir ses compliments ; qu’après être parvenu à s’asseoir auprès d’elle il paraissait plus empressé de lui rendre des hommages que faire honneur aux mets dont la table était abondamment servie et qu’on lui avait successivement offerts. Il remarqua le jeune Bernois parlant bas à Anne, puis le regardant lui-même. Anne fit une réponse très brève ; mais un des jeunes Biederman, qui était assis de l’autre côté, fut probablement plus communicatif, puisque tous deux se mirent à rire, et que la jeune fille parut encore déconcertée, et rougit de mécontentement.

« Si je tenais un de ces fils de montagnes, pensa le jeune Philipson, sur une pelouse unie, seulement large de six toises, en supposant qu’il existe un pareil espace de terrain plat dans ce pays, il me semble que je parviendrais à calmer leur gaité au lieu de l’entretenir. Il est aussi inconcevable de voir des rustres si grossiers sous le même toit avec une demoiselle si parfaite et si aimable, qu’un de leurs vilains ours dansant un rigodon avec une jeune personne telle que la fille de notre hôte. Mais je n’ai pas besoin de m’inquiéter beaucoup de sa beauté ou de leurs usages du monde, puisque demain me séparera d’eux à tout jamais. »

Tandis que ces réflexions occupaient l’esprit d’Arthur, le père de famille ordonna qu’on servît un flacon de vin, et, exigeant des deux étrangers qu’ils lui fissent raison avec une coupe d’érable d’une largeur extraordinaire, il envoya un semblable gobelet à Rodolphe Donnerhugel. « Vous pourtant, cousin, dit-il, vous êtes accoutumé à boire des vins plus savoureux que la piquette qu’on tire des grappes à demi mûres de Geierstein… Le croiriez-vous, monsieur le marchand ? » continua-t-il en s’adressant à Philipson, « il y a des bourgeois à Berne qui envoient chercher du vin pour leur table en France et en Allemagne. — Mon parent désapprouve ce luxe, répliqua Rudolphe : pourtant toutes les contrées n’ont pas le bonheur de posséder des vignobles comme ceux de Geierstein qui produit tout ce que peuvent désirer le cœur et les yeux. » Il prononça cette phrase en jetant un coup d’œil à sa belle compagne qui ne parut pas goûter le compliment, tandis que l’envoyé de Berne continua : « Mais nos plus riches bourgeois, se trouvant avoir quelques couronnes de trop, ne voient aucune extravagance à les donner en échange d’un gobelet de vin meilleur que celui que peuvent produire nos montagnes. Mais nous serons plus sobres quand nous aurons à notre disposition des tonneaux de vin de Bourgogne, rien qu’en nous donnant la peine de les transporter. — Que voulez-vous donc dire, cousin Rudolphe ? dit Arnold Biederman. — Il me semble, mon respectable parent, répondit le Bernois, que vos lettres doivent vous avoir appris que notre diète va probablement déclarer la guerre à la Bourgogne. — Ah !… ah… vous connaissiez donc le contenu de mes lettres ? répliqua Arnold ; nouvelle preuve que les temps sont bien changés à Berne et dans la diète de la Suisse. Quand nos hommes d’état à cheveux gris sont-ils donc morts, pour que nos alliés aient admis des jeunes gens sans barbe dans leurs conseils ? — Le sénat de Berne et la diète de la confédération, » dit le jeune homme, partie par honte, partie par le désir de justifier ce qu’il avait dit auparavant, «  permettent à la jeunesse de connaître leurs résolutions, puisque c’est elle qui doit les exécuter. La tête qui pense peut bien se fier à la main qui frappe. — Non, pas avant qu’il soit temps de porter le coup, jeune homme, » dit Arnold Biedermann d’un ton sévère. « Quelle espèce de conseiller est-ce que celui-là qui débite à tort et à travers les secrets des affaires d’état devant des femmes et des étrangers ? Allez, Rudolphe, et vous tous aussi, allez essayer à de mâles exercices lequel de vous est le plus capable de servir son pays plutôt que d’émettre votre opinion sur les mesures qu’on a jugées convenables… Restez, vous, jeune homme, » continua-t-il en s’adressant à Arthur qui s’était levé, « ceci ne vous regarde pas, vous qui n’êtes pas habitué à voyager dans les montagnes, et qui devez avoir besoin de repos. — Mais non, monsieur, non pas, s’il vous plaît, répliqua le plus âgé des voyageurs ; nous pensons en Angleterre que le meilleur délassement après nous être fatigués par une espèce d’exercice, est de nous livrer à un autre : monter à cheval, par exemple, délasse mieux une personne fatiguée de marcher, que ne le ferait le meilleur lit du monde. Si donc vos jeunes gens veulent bien le permettre, mon fils prendra part à leurs exercices. — Il trouvera de rudes camarades, répondit le Suisse ; mais comme il vous plaira. »

Les jeunes gens se rendirent en conséquence dans la vaste pelouse qui s’étendait devant la maison. Anne de Geierstein et quelques autres femmes de la maison s’assirent sur un banc pour juger qui serait le plus habile ; et des cris, de longs éclats de rire, enfin tout ce qui annonce l’ardeur que mettent les jeunes hommes à de mâles amusements, retentirent bientôt aux oreilles des deux vieillards qui étaient restés ensemble dans la salle. Le maître de la maison reprit le flacon de vin, et, après avoir rempli la coupe de son hôte, versa ce qui restait dans la sienne.

« À un âge, digne étranger, dit-il, où le sang devient plus froid, où les sentiments deviennent moins vifs, un petit coup de vin ramène les pensées légères et rend les membres plus souples. Pourtant, je souhaiterais presque que Noé n’eût jamais planté la vigne, quand je vois de mes propres yeux, depuis plusieurs années, mes compatriotes avaler du vin comme de véritables Allemands, au point de ressembler à des porcs gorgés, et d’être incapables de penser, de sentir et de se mouvoir. — C’est un vice, répliqua l’Anglais, qui, je le remarque, gagne aussi du terrain dans notre pays où il était totalement inconnu il y a un siècle, à ce que j’ai ouï dire. — C’est la vérité, reprit le Suisse ; car on faisait peu de vin dans le pays, et jamais on n’en importait du dehors, attendu que personne n’avait les moyens d’en acheter, non plus qu’aucun des objets que nos vallées ne produisaient pas. Mais nos guerres et nos victoires nous ont acquis autant de richesses que de renommée ; et dans la pauvre opinion d’un Suisse au moins, nous n’en aurions été que mieux sans fortune et sans gloire, si nous n’avions aussi du même coup conquis la liberté. C’est quelque chose pourtant que le commerce puisse de temps à autre envoyer dans nos montagnes ignorées un voyageur sensé comme vous, mon digne hôte, dont les discours font reconnaître un homme sagace et intelligent ; car, quoique je n’aime pas cette fureur toujours croissante pour ces colifichets et ces babioles que vous, marchands, vous introduisez chez nous, pourtant j’avouerai que nous autres, simples montagnards, nous apprenons mieux à connaître, grâce aux hommes de votre espèce, le monde qui nous environne, que nous n’y parviendrions jamais par nous-mêmes. Vous allez, dites-vous, à Bâle, et de là au camp du duc de Bourgogne ? — Oui, mon digne hôte ; pourvu du moins que je puisse achever mon voyage sans péril. — Vous n’en courrez aucun, mon cher ami, soyez-en bien sûr, si vous consentez à attendre deux ou trois jours, car alors je ferai moi-même le voyage, et avec une escorte qui éloignera toute chance de danger. Vous trouverez en moi un guide sûr et fidèle, et moi j’apprendrai par vous à mieux connaître les autres pays, car il m’importe d’en savoir sur ce chapitre-là plus long que je n’en sais. Est-ce un marché conclu ? — Cette proposition est trop à mon avantage pour être refusée ; mais puis-je vous demander quel est le but de votre voyage ? — Je viens de réprimander ce jeune homme pour avoir parlé des affaires publiques sans réflexion et devant toute la famille ; mais nos desseins et ma mission ne doivent point être nécessairement cachés à un personnage réfléchi comme vous, qui d’ailleurs les apprendriez bientôt par la rumeur publique. Vous connaissez sans doute la haine mutuelle qui existe entre Louis XI de France et Charles de Bourgogne, qu’on a surnommé le Téméraire ; et puisque vous avez visité ces pays, comme je puis le penser d’après vos discours, vous n’ignorez probablement pas les différentes contestations d’intérêt qui, outre la haine personnelle des souverains, les rend ennemis irréconciliables. Or, Louis qui n’a point son pareil au monde pour la ruse et l’adresse, emploie toute son influence, soit en distribuant de fortes sommes entre certains conseillers de nos voisins de Berne, soit en versant d’immenses trésors dans la caisse même de cet état, soit en présentant l’appât d’une pension aux vieillards, et en encourageant la violence des jeunes gens… pour entraîner les Bernois dans une guerre contre le duc. Charles d’un autre côté agit comme il fait ordinairement, tout-à-fait comme Louis aurait pu le souhaiter. Nos voisins et nos alliés de Berne ne se contentent pas, ainsi que nous autres des cantons de Forêts, d’élever des bestiaux et de cultiver la terre, mais ils font un commerce considérable que le duc de Bourgogne a plus d’une fois empêché par les exactions et les violences que ses officiers commettent en son nom dans les villes frontières, comme la chose vous est indubitablement connue. — Oui, sans doute, il n’y a qu’une voix générale contre ces vexations. — Vous ne serez donc pas surpris que, sollicitées par un souverain et opprimées par l’autre, fières de leurs victoires passées et ambitieuses d’une augmentation de puissance, Berne et les autres villes de notre confédération, dont les représentants, à cause de la supériorité de leurs richesses ou de leur savoir, exercent une plus grande influence sur la diète que nous autres des Forêts, soient disposées à la guerre dont jusqu’à présent la république a toujours tiré victoires, richesses et agrandissement de territoire. — Oui, mon digne hôte, et gloire aussi, » s’écria Philipson en l’interrompant avec un certain enthousiasme ; « je ne m’étonne pas que la brave jeunesse de vos cantons soit si portée à courir de nouveau les chances de la guerre, lorsque vos victoires passées ont été si nombreuses et si brillantes. — Vous n’êtes pas un marchand sage, mon cher hôte, si vous regardez la réussite d’entreprises certainement trop hardies comme un encouragement à de nouvelles témérités. Laissez-nous faire un meilleur usage de nos premières victoires. Quand nous combattîmes pour nos libertés, Dieu bénit nos armes ; mais les bénira-t-il si nous combattons pour notre agrandissement ou pour l’or de la France ? — Votre doute est juste, » dit le marchand d’un ton plus calme ; « mais supposez que vous tirez l’épée pour mettre fin aux exactions vexatoires de la Bourgogne… — Écoutez-moi, mon digne ami : à se peut que nous autres des cantons de Forêts nous donnions trop peu d’attention à ces intérêts commerciaux qui occupent tous les soins des bourgeois de Berne ; pourtant nous n’abandonnerons pas nos voisins et nos alliés dans une juste querelle ; et il est à peu près convenu qu’une députation sera envoyée au duc de Bourgogne pour demander réparation. La diète générale, actuellement rassemblée à Berne, a demandé que je fisse partie de cette ambassade : de là le voyage dans lequel je vous propose de m’accompagner. — Je serai fort satisfait de faire route en votre compagnie, mon cher hôte ; mais, à vous parler franchement, il me semble que votre maintien et votre figure vous font ressembler plus à un porteur de défi qu’à un messager de paix. — Et moi je pourrais dire aussi que votre langage et vos sentiments, mon honorable hôte, appartiennent plutôt à l’épée qu’à l’aune. — Je fus en effet élevé pour les armes, mon digne monsieur, avant de prendre l’aune en main, » répliqua Philipson en souriant, « et il se peut que je sois encore plus partial pour mon ancien état que la sagesse ne devrait sans doute me le recommander. — Je pense comme vous ; mais vous avez très vraisemblablement combattu sous la bannière de votre pays contre un ennemi étranger et national ; et j’admettrai que, dans ce cas, la guerre a quelque chose en soi qui élève le cœur au dessus du sentiment pénible que doivent nécessairement lui faire éprouver les malheurs infligés et soufferts de part et d’autre par les créatures de Dieu ; mais celle où je fus engagé n’avait pas une pareille excuse : c’était la misérable guerre de Zurich, où des Suisses tournèrent leurs piques contre les poitrines de leurs propres compatriotes ; et l’on se refusa quartier dans le même langage des montagnes, où l’on se le demandait dans le langage ordinairement amical. Votre mémoire en vous retraçant vos expéditions guerrières n’est probablement pas chargée de pareils souvenirs. »

Le marchand baissa la tête et passa la main sur son front en homme à qui les idées les plus pénibles étaient subitement rappelées.

« Hélas ! répliqua-t-il, je mérite de ressentir la peine que m’infligent vos paroles. Quelle nation peut connaître les malheurs de l’Angleterre, si elle ne les a point éprouvés… Quel œil peut les apprécier justement, s’il n’a point vu une terre saignante et déchirée par la lutte de deux factions irréconciliables, des batailles livrées dans chaque province, des plaines jonchées de cadavres, des échafauds abreuvés de sang ! Même dans vos tranquilles vallées, ce me semble, vous pouvez avoir entendu parler des guerres civiles d’Angleterre ? — Je me souviens, en effet, que l’Angleterre a perdu ses possessions en France pendant les longues années d’une guerre sanglante et intérieure, concernant la couleur d’une rose… n’est-ce pas ?… Mais cette guerre est terminée. — Pour le moment, répondit Philipson, il le semblerait. »

Tandis qu’il parlait ainsi, on cogna à la porte ; le maître de la maison dit : « Entrez ! » La porte s’ouvrit ; et, avec tout le respect que les jeunes gens étaient censés devoir à leurs aînés dans ces régions pastorales, se présenta la jolie tournure d’Anne de Geierstein.