Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 15/Géométrie transcendante, article 6

GÉOMÉTRIE TRANSCENDANTE.

Réflexions sur la démonstration donnée à la page 132
du XIII.e volume des Annales, de la propriété de minimum
dont jouit la surface de la sphère entre celles de tous les corps
de même volume, et sur une question proposée
à la page
 180 du même volume ;

Par un Abonné.
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Au Rédacteur des Annales ;
Monsieur,

Il nous arrive assez souvent, à nous autres géomètres, de nous vanter, vis-à-vis des profanes, d’être en état, avec nos et nos de résoudre complètement toutes les questions qui peuvent être proposées sur les nombres, l’étendue, le mouvement, et généralement sur tous les êtres rigoureusement comparables à d’autres êtres de même nature qu’eux ; et je conviendrai qu’en effet un très-grand nombre de questions des plus ardues ont déjà cédé, presque sans effort, à nos moyens d’investigation.

Mais, parmi cette multitude d’énigmes que la nature mesurable nous offre à déchiffrer, n’y a-t-il que celles-là seulement qui n’ont point encore fixé notre attention dont le mot reste à découvrir ? J’en appelle ici à la bonne foi de ceux-là même que nous regardons, avec tant de raison, comme nos maîtres dans la science ; ils conviendront tous que leurs efforts n’ont pas toujours été couronnés de succès, et que, dans la carrière qu’ils parcourent, d’une manière si brillante d’ailleurs, ils ont rencontré plus d’un obstacle qu’ils n’ont pu encore parvenir à surmonter.

Que les géomètres éprouvent quelques déceptions dans des questions compliquées de physique-mathématique, telles que celles que présente la théorie de la chaleur ou celle de l’électricité, auxquelles on ne s’est avisé que très-récemment d’appliquer une analise rigoureuse ; qu’ils reculent d’autres fois devant la complication pratique des calculs qu’exigeraient certaines questions, dont la solution complète ne les dédommagerait pas suffisamment de la peine qu’il leur en aurait coûtée pour l’obtenir ; cela se conçoit parfaitement. Mais qu’ils se trouvent arrêtés devant de simples questions numériques ou géométriques, bien nettement circonscrites, voilà ce qui peut surprendre ; voilà ce qui est bien fait pour montrer toute la défaillance de l’esprit humain.

Par exemple, vous avez proposé, Monsieur, dans le VII.e volume de votre intéressant recueil (aux pages 68, 99 et 156), d’assigner la moindre surface entre toutes celles qui se terminant à des limites données, telles que deux cercles non situés dans un même plan, ou la courbe à double courbure intersection de deux cylindres, ou encore le périmètre d’un quadrilatère gauche, etc. ; et ces questions sont demeurées jusqu’ici sans solution ; non sans doute qu’on les ait dédaignées, comme on aura pu faire de quelques autres d’une moindre importance ; mais apparemment parce qu’on aura vainement tenté de les résoudre.

Je dis, Monsieur, que ces questions sont demeurées sans solution, car je ne pense pas qu’un de vos correspondans doive être regardé comme les ayant résolues, en disant, dans le même volume (pag. 152 et 153), que l’équation différentielle de la surface demandée est

ni même en ajoutant que son intégrale est le résultat de l’élimination de et entre les trois équations



et désignent deux fonctions arbitraires. Toutes ces relations, en effet, expriment des propriétés communes aux surfaces minima, indépendamment des limites auxquelles elles se terminent ; mais, lorsque ces limites sont déterminées, l’équation de la surface qui résout proprement le problème doit être une équation ne renfermant uniquement que et les élémens qui déterminent les limites, sans aucune constante ni fonction arbitraire quelconque. Si en effet on pouvait réputer résolu un problème dans lequel il s’agit de trouver une surface inconnue, lorsqu’on a découvert quelque propriété commune à toutes les surfaces parmi lesquelles se trouve celle qu’on cherche, il serait beaucoup plus commode et tout aussi utile de dire que le problème est résolu par l’équation

étant les constantes que déterminant les limites.

À la page 180 de votre XIII.e volume, vous avez proposé, Monsieur, d’assigner la moindre des surfaces qui, se terminant au périmètre d’un rectangle donné, comprennent entre elle et lui un volume donné ; et c’est principalement sur ce problème que je me propose d’arrêter un moment l’attention de vos lecteurs ; non cependant pour le résoudre, car je confesse ici volontiers mon impuissance, mais parce que sa considération semble infirmer une démonstration donnée dans le même volume (pag. 132). Afin qu’on ne puisse pas ni objecter la discontinuité de la limite, et la discontinuité qui en doit résulter pour la surface cherchée, je substituerai une ellipse au rectangle, et je supposerai qu’il s’agit d’assigner, entre toutes les surfaces courbes qui se terminant à cette ellipse, et qui comprennent entre elles et le plan de l’ellipse un volume donné, quelle est celle de moindre étendue ?

Il est d’abord manifeste que le problème est possible : et, pour en obtenir physiquement la solution, il ne s’agirait que d’étendre sur l’ellipse et de lui assujettir, par les bords, une surface flexible, uniformément et indéfiniment élastique, de même figure, et d’introduire ensuite entre l’une et l’autre un fluide élastique, en quantité suffisante pour atteindre au volume demandé.

Cela posé, il a été rigoureusement démontré (tom. XIII, pag. 132) que de tous les troncs de prismes triangulaires de mêmes arêtes latérales et de même section perpendiculaire aux arêtes, et conséquemment de même volume, celui dont la somme des aires des bases est un minimum est celui dans lequel le plan qui contient les milieux des trois arêtes latérales est perpendiculaire à la direction commune de ces arêtes, et dans lequel conséquemment ce plan et ceux des deux bases vont tous trois se couper suivant une même droite.

Or, en appliquant littéralement à la surface qui nous occupe, le raisonnement que l’auteur de la démonstration dont il s’agit applique, en l’endroit cité, à la surface de la sphère, on serait conduit à conclure que la surface minimum doit être telle, dans tous les cas, que les plans tangens aux extrémités de l’une quelconque de ses cordes et le plan perpendiculaire sur son milieu se coupent tous trois suivant une même droite.

Mais vous avez démontré, Monsieur, page 64 du présent volume, qu’une telle propriété appartient exclusivement à la sphère ; d’où il paraîtrait résulter que la surface cherchée ne pourrait être qu’une portion de surface sphérique, résultat absurde, puisque, tandis que toutes les sections planes d’une surface sphérique sont circulaires, l’une des sections de la surface dont il s’agit ici doit être l’ellipse donnée.

De quel côté donc se trouve l’erreur ? car encore faut-il bien qu’il en existe une quelque part. Je soupçonne qu’elle réside dans le raisonnement de la page 139 du XIII.e volume, duquel il ne résulterait pas conséquemment, bien que cela soit vrai, que la surface sphérique fût minimum, entre toutes celles qui enferment un même espace ; c’est-à-dire, pour employer le langage de quelques écoles de philosophie, que, dans ce raisonnement, le conséquent serait vrai et la conséquence fausse. Je soupçonne que, dans les recherches relatives à la surface minimum, parmi celles qui renferment un volume donné, sous des conditions données, on ne peut pas se permettre de prendre pour élémens des troncs de prismes triangulaires infiniment petits, qui ne déterminant que les plans tangens aux extrémités des cordes, mais qu’il faut nécessairement recourir à des élémens compris entre quatre arêtes parallèles, lesquels détermineront alors les rayons de courbure aux extrémités des cordes ; et, ce qui paraît venir à l’appui de cette opinion, c’est que l’équation différentielle de la surface minimum ne renferme pas seulement les coefficiens différentiels du premier ordre, mais encore ceux du second.

Si la conjecture que je hasarde ici était fondée, nous aurions en cette rencontre un nouvel exemple, et je puis même dire un exemple très-remarquable, de la circonspection avec laquelle on doit faire usage des infiniment petits, dans la démonstration des théorèmes de géométrie. L’erreur logique commise par l’auteur du raisonnement, très-séduisant d’ailleurs, sur lequel j’appelle l’attention des géomètres, serait tout-à-fait du genre de celle que l’on commettrait si, cherchant le lieu de l’image d’un point dans un miroir courbe, on substituait à ce miroir le miroir plan tangent au point d’incidence ; ce serait encore une erreur du genre de celle qui a été commise par quelques géomètres qui, dans la recherche des orbites des comètes, d’après des observations voisines, se sont permis de considérer comme rectiligne la portion d’orbite décrite dans l’intervalle des observations ; ce serait enfin une erreur de genre de celle que Newton lui-même a commise, dans la première édition de ses principes, en cherchant la loi de résistance du milieu qui peut faire décrire à un projective une courbe donnée ; et, si l’erreur n’est jamais recevable, il faut convenir du moins qu’on ne saurait errer en meilleure compagnie.

Agréez, etc.

Lyon, le 1.er novembre 1824.

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