Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Philosophie mathématique, article 1

PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

Sur l’emploi de l’algorithme des fonctions, dans la
démonstration des théorèmes de géométrie ;

Par un Abonné.
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Au Rédacteur des Annales ;
Monsieur,

Je viens de lire dans la Bibliothèque universelle, (octobre 1819), un article, signé des initiales F. M., dans lequel l’auteur se propose de défendre, contre les attaques de M. le professeur Leslie, et de quelques autres géomètres de la Grande Bretagne, la démonstration donnée par M. Legendre de la 32.me proposition d’Euclide, dans la note II de ses Élémens de géométrie.

En examinant cet écrit avec attention, il m’a paru que d’une part le célèbre physicien d’Édimbourg n’avait point complètement épuisé la série des objections qu’on peut opposer au tour de démonstration dont il prétend infirmer la validité, et que d’une autre, son adversaire n’avait peut-être point usé contre lui de toute la plénitude de ses avantages.

Or, comme la matière n’est pas moins importante qu’elle est délicate, attendu la multitude des occasions où le tour de raisonnement employé par M. Legendre pourrait être appliqué, si ce tour de raisonnement était une fois reconnu concluant ; j’ai pensé qu’en attendant que quelqu’autre, plus habile que moi, nous dise clairement à quoi nous devons nous en tenir sur ce sujet, vous ne dédaigneriez peut-être pas, Monsieur, quelques réflexions préparatoires que je vous livre avec d’autant plus de confiance qu’elles sont en quelque sorte votre ouvrage, n’étant, pour ainsi dire, que le développement des doctrines que vous avez vous-même constamment professées en maints endroits de votre estimable recueil.

Rappelons d’abord sommairement le raisonnement de M. Legendre, en lui donnant encore, s’il est possible, plus de force qu’il n’en a dans son ouvrage.

Soient les trois côtés d’un triangle effectif, et soient les angles respectivement opposés. On prouve rigoureusement, par la superposition, que, connaissant uniquement le côté et les deux angles adjacents le triangle est complètement déterminé, de telle sorte qu’on en peut construire un autre qui lui soit égal ; donc aussi, avec ces seules données, on peut parvenir à la connaissance des trois autres parties du triangle, qui conséquemment sont des fonctions de tout ou partie de ces trois-là ; donc, en particulier, le troisième angle est au plus une fonction des deux autres et du côté auquel ils sont adjacents. On peut donc écrire

désignant une fonction d’une forme inconnue, si l’on veut, mais néanmoins complètement déterminée et unique, ne pouvant se composer d’aucun élément étranger à mais pouvant fort bien d’ailleurs ne pas se composer de la totalité de ces élémens.

Or, s’il était possible que le côté entrât dans la composition de cette fonction, on pourrait toujours, quelle que fût d’ailleurs la forme de l’équation symbolique que nous venons d’établir, concevoir cette équation résolue par rapport à ce qui conduirait à une autre équation de la forme

dans laquelle désignerait une nouvelle fonction qui pourrait bien, à la vérité, être susceptible de plusieurs formes, mais qui serait néanmoins complètement déterminée comme la première ; et dont la forme ou les formes diverses ne dépendraient uniquement que de la forme de celle-ci.

Or, cette dernière équation est évidemment absurde ; car elle exprime qu’un calcul fait uniquement sur des angles peut donner pour résultat final une longueur déterminée. Si quelqu’un prétendait admettre la possibilité d’une semblable équation, on serait naturellement fondé à lui demander en quelle sorte d’unités elle donnera la longueur  ? si ce sera en toises ou en mètres, ou en toute autre sorte de mesures linéaires ? et l’évidente impossibilité de répondre à cette question, prouve suffisamment l’absurdité de l’équation qui y donnerait lieu.

Puis donc que cette équation absurde est une conséquence rigoureuse de la supposition que nous avions faite que pouvait entrer dans la composition de la fonction il s’ensuit que cette supposition est elle-même absurde, et qu’ainsi on doit avoir simplement

d’où il suit que deux triangles qui ont deux angles égaux chacun à chacun, ont aussi le troisième angle égal. En partant de là on parvient facilement, sans rien emprunter de la théorie des parallèles, et par un raisonnement dont personne n’a jamais songé à contester la rigueur, à démontrer que, dans tout triangle, la somme des trois angles vaut deux angles droits ; et la théorie des parallèles ne présente plus dès-lors aucune difficulté.

Voici présentement les principales objections que M. le professeur Leslie et ses correspondans opposent à ce raisonnement ; je tâcherai également de les présenter dans toute leur force.

I. Suivant M. Leslie, il n’est pas généralement vrai qu’une grandeur ne puisse résulter de la combinaison d’autres grandeurs tout à fait hétérogènes avec celles-là ; et la mécanique, en particulier, offre plus d’un exemple de ces sortes de résultats. La raison en est que le calcul ne considère pas proprement les grandeurs concrètes, mais seulement les rapports de ces grandeurs avec leurs unités respectives, c’est-à-dire, des nombres purement abstraits ; d’où M. Leslie se croit fondé à conclure que le raisonnement par lequel M. Legendre prétend prouver que le côté ne saurait entrer dans son équation tombe de lui-même.

II. Tout en convenant que les angles et les longueurs sont des grandeurs absolument hétérogènes, M. Leslie pense qu’il n’existe entre elles d’autre différence que celle qui existe en général entre deux grandeurs hétérogènes quelconques, les longueurs et les temps, par exemple. En vain, suivant lui, voudrait-on se prévaloir de ce que les angles trouvent dans l’angle droit une mesure naturelle. L’angle droit, ajoute-t-il n’est pas plus la mesure naturelle des angles que le quart du méridien terrestre n’est la mesure naturelle des longueurs, ou la rotation diurne de la terre la mesure naturelle des temps ; de manière que toute distinction qu’on voudrait établir en faveur des angles serait tout-à-fait illusoire.

III. Dans la vue de montrer tout le faible de la démonstration de M. Legendre, M. Leslie en présente une sorte de parodie qui conduit à une conclusion évidemment absurde.

Soient, dit-il, les trois côtés d’un triangle effectif, et soient les angles qui leur sont respectivement opposés. On prouve rigoureusement, par la superposition, que, connaissant uniquement l’angle et les deux côtés qui le comprennent, le triangle est complètement déterminé, de telle sorte qu’on en peut construire un autre qui lui soit égal ; donc aussi, avec cet seules données, on peut parvenir à la connaissance des trois autres parties du triangle, qui, conséquemment, sont des fonctions de toute ou partie de ces trois-là ; donc, en particulier, le troisième côté est, tout au plus, une fonction des deux autres et de l’angle compris On peut donc écrire

désignant une fonction d’une forme inconnue, si l’on veut, mais néanmoins entièrement déterminée et unique, ne pouvant se composer d’aucun élément étranger à mais pouvant fort biea d’ailleurs ne pas se composer de la totalité de ces élémens.

Or, s’il était possible que l’angle entrât dans la composition de cette fonction, on pourrait toujours, quelle que fût d’ailleurs la forme de l’équation symbolique que nous venons d’établir, concevoir cette équation résolue par rapport à ce qui conduirait à une autre équation de la forme

dans laquelle désignerait une nouvelle fonction qui pourrait bien, à la vérité, être susceptible de plusieurs formes, mais qui serait néanmoins complètement déterminée, comme la première, et dont la forme ou les formes diverses ne dépendraient uniquement que de la forme de celle-ci.

Or, cette dernière équation est évidemment absurde ; car elle exprime qu’un calcul fait uniquement sur des longueurs peut donner pour résultat final un angle d’une grandeur déterminée. Si quelqu’un prétendait admettra la possibilité d’une semblable équation, on serait naturellement fondé à lui demander en quelle sorte d’unités elle donnera l’angle  ? si ce sera en degrés nonagésimaux ou centésimaux, ou en toute autre sorte de mesures angulaires ? et l’évidente impossibilité de répondre à cette question prouve suffisamment l’absurdité de l’équation qui y donnerait lieu.

Puis donc que cette équation absurde est une conséquence rigoureuse de la supposition que nous avions faite que pouvait entrer dans la composition de la fonction il s’ensuit que cette supposition est elle-même absurde ; et qu’ainsi on doit avoir simplement

d’où il suit que deux triangles qui ont deux côtés égaux chacun à chacun, ont aussi le troisième côté égal ; conclusion absurde qui prouve tout le vide du raisonnement qui y a conduit, et conséquemment aussi tout le vide du raisonnement de M. Legendre qui lui est semblable en tous points.

IV. On objecte encore à M. Legendre que son raisonnement est une sorte de pétition de principe ou de cercle vicieux, en ce qu’il implique le fameux Postulatum 13 d’Euclide, qu’il devrait, au contraire, tendre à démontrer. Ce raisonnement suppose, en effet, que, quelle que soit la longueur du côté les deux autres côtés se rencontreront nécessairement en quelque point, pour former l’angle opposé Il n’est donc pas surprenant, ajoute-t-on, qu’admettant ce qu’Euclide admet, M. Legendre parvienne à établir sa 32.me proposition ; mais la manière de précéder du géomètre français se trouve ainsi n’avoir, du côté de la rigueur, aucun avantage réel sur celle du géomètre d’Alexandrie.

V. On demande enfin à M. Legendre pourquoi, si son raisonnement symbolique était rigoureux ; il ne pourrait pas être traduit en un raisonnement géométrique de la forme ordinaire ? et quel privilège singulier et vraiment inexplicable aurait, en cet endroit, la notation fonctionnelle sur le langage vulgaire.

À l’exemple de M. F. M., avant de discuter et d’apprécier ces diverses objections, j’établirai d’abord mes principes, qui d’ailleurs différeront, je crois, très peu des siens.

Comme vous l’avez fort bien observé vous-même, Monsieur, (Annales, tom. VIII, pag. 366 et suiv.) on ne peut être conduit à une grandeur concrète pour résultat d’ un calcul, qu’autant que ce calcul peut être réduit à la multiplication d’une autre grandeur concrète de même nature que celle-là par un nombre abstrait ; de telle sorte que et représentant des grandeurs concrètes homogènes, et un nombre absolument abstrait quelconque, la valeur de doit être réductible à la forme

pouvant d’ailleurs être une fonction de tant de grandeurs concrètes qu’on voudra, soit de même nature que et soit d’une nature totalement différente[1].

La première conséquence qui résulte de là, c’est qu’un raisonnement exact ne saurait conduire à une équation dans laquelle une grandeur concrète se trouverait seule de son espèce, et que conséquemment une équation de cette forme est une équation tout-à-fait absurde. On voit, en effet, qu’en résolvant une semblable équation par rapport à la grandeur concrète dont il s’agit, il serait impossible d’en trouver la valeur égale à une autre grandeur concrète de même espère qu’elle, multipliée par un nombre abstrait. Ainsi désignant les trois côtés d’un triangle, et les angles respectivement opposés, nul doute que des équations de la forme

et, par suite, des équations de la forme

ne soient des équations tout-à-fait absurdes ; du moins tant qu’il n’y aura rien de sous-entendu sous le signe de fonction.

Mais si, pour qu’une équation entre grandeurs concrètes ne soit point absurde, il faut qu’elle renferme, tout au moins, deux grandeurs concrètes de chaque sorte : cette condition, toujours rigoureusement nécessaire, n’est pas néanmoins suffisante. Pour que celle d’entre ces grandeurs concrètes par rapport à laquelle on veut résoudre l’équation se trouve être égale à une autre grandeur concrète de même espèce qu’elle multipliée par un nombre abstrait, il est de plus nécessaire que cette équation soit séparément homogène par rapport à chacune des sortes de grandeurs concrètes dont elle se compose ; car, soit par exemple l’équation

qu’un esprit peu attentif serait d’abord tenté de croire identique ; on peut l’écrire ainsi

équation dont l’absurdité est manifeste, puisqu’elle exprime finalement que mètres sont égaux à heures.

En vain prétendrait-on objecter qu’on peut toujours, dans une équation, diviser chaque sorte de grandeur abstraite par son unité de mesure, et réduire ainsi l’équation à n’avoir simplement lieu qu’entre des nombres abstraits, et qu’ainsi si cette dernière est vraie, celle d’où on l’aura déduite ne pourra être réputée absurde.

Observons, en effet, que, lorsqu’un dit que l’unité ne multiplie ni ne divise, cette proposition ne peut et ne doit s’entendre que de l’unité abstraite ; l’unité concrète est, en effet, tout-à-fait arbitraire, et il n’est aucune grandeur concrète finie qui ne puisse être prise pour telle ; d’où il suit que vouloir étendre cette proposition aux grandeurs concrètes reviendrait à prétendre qu’on peut impunément, et sans lui faire subir aucun changement, multiplier ou diviser une quantité donnée par tout ce qu’on voudra ; et qu’on peut écrire, par exemple,

c’est-à-dire,

ou encore qu’on peut écrire

c’est-à-dire,

Lors donc que, dans la vue de réduire une équation à n’exister qu’entre des nombres abstraits, on divise chacun des élémens concrets dont elle se compose par son unité de mesure, pour que cette opération soit permise, il faut qu’elle revienne à diviser tous les termes de l’équation par une même quantité ; ce qui ne peut évidemment avoir lieu qu’autant que, comme nous l’avons déjà dit, cette équation sera séparément homogène par rapport à chacune des sortes de grandeurs concrètes dont elle se composera. Or, toute équation qui présente un sens raisonnable doit être réductible à une équation entre des nombres abstraits ; car, comme nous l’avons vu ci-dessus, toute équation qui présente un sens raisonnable est réductible à la forme dans laquelle est un nombre abstrait et et des grandeurs concrètes d’une même nature quelconque ; or, en écrivant cette équation sous cette forme

on voit qu’en effet elle se réduit à une équation entre deux nombres abstraits ; puis donc que, d’un autre côté, une équation ne saurait, par des procédés légitimes, être amenée à ne contenir que des nombres abstraits, qu’autant qu’elle est homogène par rapport à chacune des grandeurs concrètes dont elle se compose en particulier ; il s’ensuit qu’une équation qui ne satisfait pas à cette dernière condition est une équation tout-à-fait absurde, à moins cependant que l’égalité n’ait lieu séparément entre diverses de ses parties prises séparément, et satisfaisant à cette même condition ; auquel cas ce ne serait plus proprement une équation unique, mais le système de plusieurs équations réunies dans une seule expression.

Je ne dirai donc pas, avec l’estimable antagoniste de M. Leslie, qu’on n’a jamais vu, dans les questions de mathématiques, les inconnues être autre chose que des nombres abstraits ; et je me bornerai simplement à convenir qu’on peut toujours, si l’on veut, faire en sorte que ces inconnues ne soient pas autre chose ; mais je conçois fort bien une équation entre grandeurs concrètes, de tant d’espèces différentes qu’on voudra, sous les conditions énoncées ci-dessus, et vous avez vous-même, Monsieur, donné plusieurs exemples de ces sortes d’équations, en l’endroit déjà cité. Je conçois donc fort bien aussi que la solution d’un problème puisse donner, pour la grandeur concrète inconnue, une grandeur concrète de la même nature, multipliée par une fonction d’autres grandeurs concrètes de nature quelconque, pouvant finalement se réduire à un nombre abstrait.

Je ne dirai pas non plus, avec M. F. M., que l’art de l’analiste consiste à savoir écrire les questions de telle sorte que les inconnues soient des nombres abstraits parce que, d’une part, comme je crois l’avoir prouvé, cela n’est point du tout nécessaire, et que d’une autre, cela est toujours possible, lorsqu’il ne s’est glissé aucune erreur, soit dans le raisonnement, soit dans le calcul. La condition de pouvoir réduire les inconnues à devenir des nombres abstraits n’est donc au fond que la condition de bien raisonner, laquelle n’est pas plus particulière aux recherches mathématiques qu’a celles de toute autre nature. Mais je pense, comme vous, Monsieur, qu’il peut être utile de ne pas dépouiller les élémens d’une équation de leur qualité concrète ; puisque c’est là un moyen aussi sûr que facile de découvrir, à la seule inspection, les erreurs de raisonnemens ou de calcul qui auraient pu se glisser dans la solution d’un problème ; et c’est ainsi, par exemple, que nous avons ci-dessus reconnu l’absurdité d’une équation qui, en dépouillant les nombres de leur qualité concrète, nous aurait, au contraire, semblé identique.

Je ne pense pas que la doctrine que je viens d’établir, et qui ne saurait jamais souffrir d’exception, puisse présenter aucune difficulté, tant qu’on n’en voudra faire l’application qu’à des grandeurs simples, telles que des longueurs, des surfaces, des volumes, des temps, des angles, etc. ; mais il est des cas ou elle semble, au premier aspect, être en défaut, et ce sont ceux où l’on veut appliquer à certaines grandeurs complexes, fonctions de grandeurs simples, telles, par exemple, que des vitesses, des densités, des forces motrices, etc. Il semble, en effet, que les équations

que l’on rencontre en mécanique soient en opposition formelle avec ce qui précède ; puisque non seulement elles ne sont pas homogènes par rapport à chacune des grandeurs concrètes entre lesquelles elles établissent des relations, mais que de plus chacune d’elles n’entre qu’une fois dans l’équation où elle se trouve. Mais toute difficulté disparaît en considérant que les mots vitesse, densité, force motrice, etc., ne sont que des dénominations introduites par abréviation dans la science, et auxquelles il faut toujours mentalement substituer les fonctions de grandeurs simples dont elles sont le symbole. Ainsi, par exemple, ce qu’on appelle vitesse, dans le mouvement uniforme, n’est au fond que le quotient de la division d’un espace parcouru par le temps employé à le parcourir ; désignant donc par et cet espace et ce temps, nous aurons

qui, substituée dans la première des équations ci dessus, la change en celle-ci

qui rentre complètement dans notre règle, puisqu’elle donne un espace égal à un autre espace multiplié par le quotient de la division de deux temps, c’est-à-dire, par un nombre abstrait ; et il en serait de même pour les deux autres équations. Il est si vrai que les vitesses, les densités et les forces motrices ne sont point proprement des grandeurs, mais seulement des combinaisons de grandeurs, que tandis qu’on est clairement entendu lorsqu’on dit une longueur de mètres, une durée de heures, un poids de livres, on cesse au contraire de l’être lorsqu’on dit une vitesse de mètres, une densité ou une force motrice de livres, et que, pour rendre ces locutions intelligibles, il est indispensable d’ajouter à quel temps répond cette vitesse, à quel volume répond cette densité et à quelle vitesse répond cette force motrice.

Je dois presque m’excuser, Monsieur, auprès de vos lecteurs, pour les avoir arrêtés aussi long-temps sur des notions aussi élémentaires, je dirais presque aussi triviales ; mais ce n’est pas ma faute si les traités élémentaires gardent tous le silence sur des choses qu’ils devraient tous contenir, et si, suivant l’expression de d’Alembert, on a beaucoup plus songé jusqu’ici à ajouter à l’édifice qu’à en éclairer l’entrée. Je me hâte de passer à l’objet principal de cette lettre, en reprenant, dans leur ordre, les objections opposées à la démonstration de M. Legendre.

I. Je crois avoir victorieusement établi, contre M. Leslie, que jamais aucune grandeur concrète ne saurait résulter d’un calcul exécuté sur d’autres grandeurs concrètes toutes d’une nature différente de la sienne ; et je crois avoir prouvé en même temps que les équations de la mécanique, dont le physicien d’Édinbourg pensait pouvoir tirer avantage contre M. Legendre, ne dérogent aucunement à cette loi. Ainsi, point de doute d’abord que M. Legendre ne soit très-fondé à rejeter comme absurde l’équation ou son équivalente

II. Quoique je sois très-loin de prétendre, avec M. Legendre, que tout angle est un nombre abstrait ; je n’en suis pas moins dans l’intime persuasion que M. Leslie est complètement dans l’erreur, lorsqu’il admet une exacte parité entre les angles et toutes les autres sortes de grandeurs concrètes. L’angle est, en effet, la seule grandeur dont on puisse se former une idée absolue, une idée communicable par des mots, sans le secours d’aucune comparaison à d’autres grandeurs de la même nature ; c’est aussi la seule grandeur qui soit nécessairement limitée dans ses accroissemens ; car, bien que le calcul puisse souvent conduire à considérer des angles plus grands que quatre angles droits, il n’en demeure pas moins certain que l’usage que l’on fait des angles en géométrie n’exige jamais qu’on en emploie aucun qui excède cette limite. Que l’univers croisse ou décroisse dans une proportion constante quelconque, tout croitra ou décroitra suivant cette même proportion : les angles seuls demeureront invariables ; et c’est même là le fondement de la similitude. En un mot, il n’y a, pour les angles, ni microscope ni télescope ni illusion optique ; et le plus ou le moins d’intervalle qui nous en sépare ne change absolument rien à leur aspect. Lors donc qu’on dit que toutes nos connaissances roulent uniquement sur les rapports que les choses ont entre elles, cette proposition ne peut être admise que sous la condition de faire, à l’égard des angles, une exception formelle.

La parité que l’on voudrait établir entre l’angle droit, considéré comme mesure naturelle des angles, et le quart du méridien terrestre, considéré comme mesure naturelle des longueurs, ou encore la durée de la rotation diurne de notre terre, considérée comme mesure naturelle du temps, me paraît reposer sur une équivoque palpable, et ne saurait être sérieusement soutenue. Que veut-on dire, en effet, lorsqu’on dit que le quart du méridien terrestre et ses sous-multiples sont des unités de longueur prises dans la nature ? Sinon que ce sont des unités qui ne sont pas plus particulières à une contrée de notre globe qu’à toute autre ; que ce sont des unités que tous ceux qui l’habitent peuvent également regarder comme les leurs, parce qu’ils se trouvent tous en même situation par rapport à elles. Ce sont des unités prises dans notre nature humaine et terrestre ; mais qui ne sont pas plus naturelles pour les habitans de Saturne ou de Jupiter que ne le serait pour nous la longueur du quart du méridien de Jupiter ou de Saturne. Que, par un événement qu’on ne peut prévoir, les dimensions de notre globe viennent à éprouver quelque changement, et dès-lors notre mesure naturelle des longueurs cessera de l’être, parce que dès-lors nous vivrons sous l’empire d’une nature différente ; et tout ce que je dis ici du quart du méridien terrestre, considéré comme mesure naturelle des longueurs, peut être rigoureusement appliqué, mutatis mutandis, à la durée du jour et de ses parties, considérée comme mesure naturelle du temps.

La vérité est qu’au lieu de considérer l’angle droit comme la mesure naturelle des angles, il serait peut-être mieux, pour éviter toute équivoque, de dire que l’angle droit est une mesure des angles prise hors de la nature matérielle. Que l’on conçoive, en effet, tout l’univers anéanti, nos mesures prétendues naturelles des longueurs et des temps le seront avec lui ; mais pourvu qu’il reste, dans cet univers détruit, un plan fixe et indéfini et un être intelligent, cet être pourra encore se former une idée nette de l’angle droit, et créer même la géométrie rationnelle toute entière.

En un mot, si les angles ne présentent aucune différence intrinsèque avec toutes les autres sortes de grandeurs simples, qu’on essaye donc de découvrir dans l’étendue linéaire ou dans la durée indéfinie quelque nombre absolu, analogue au nombre que l’on déduit si naturellement de la considération des angles ?

III. Je passe à l’objection la plus grave peut-être. Comment, dit-on, si le raisonnement de M. Legendre était concluant, un raisonnement en tout pareil au sien, pourrait-il conduire à une conclusion évidemment absurde ? Examinons donc ce raisonnement qu’on prétend opposer à celui de M. Legendre.

On dit communément que l’on peut, par des formules analitiques, obtenir un angle d’un triangle en fonction de ses trois côtés ; mais, en s’énonçant ainsi, s’exprime-t-on d’une manière correcte ? je ne le pense pas. La formule connue

ou toute autre équivalente, ne donne pas l’angle, mais bien son cosinus, en fonction des trois côtés. Ce cosinus est-il tabulaire ? c’est un nombre purement abstrait ; et nous n’avons jamais prétendu nier qu’on ne pût déduire un tel nombre d’un calcul exécuté sur trois longueurs données. S’agit-il, au contraire, d’un cosinus graphique ? dès-lors il y a un rayon sous-entendu ; et, en le restituant, la formule devient

c’est-à-dire qu’elle donne une longueur égale à une autre longueur multipliée par un nombre abstrait, ce qui rentre exactement dans les principes que nous avons d’abord exposés.

Mais, dira-t-on, n’a-t-on pas

n’a-t-on pas d’un autre côté

n’en résulte-t-il pas


 ?

et ne voilà-t-il pas un angle du triangle exprimé uniquement en fonction de ses trois côtés ? ou encore ne voilà t-il pas un angle égal à un nombre abstrait, suivant la doctrine de M. Legendre ?

Ce raisonnement tombe de lui-même, en remarquant qu’on ne parvient à la formule

qu’en admettant, formellement ou tacitement, que l’angle tel que l’arc compris entre ses côtés et décrit de son sommet comme centre est égal au rayon qui a servi à le décrire a été pris pour unité ; et cela est si vrai que, lorsqu’on est parvenu, par cette formule, à la valeur numérique et abstraite de l’angle on est indispensablement forcé d’avoir égard à cette convention, pour parvenir à la grandeur graphique de cet angle. En désignant donc par , l’angle unité, si toutefois on veut que soit un angle, notre formule sera véritablement


 ?
qui rentre exactement dans les principes précédemment établis.

Je n’hésiterais donc pas à défier tous les géomètres de l’Europe, sans en excepter même M. Wronski, qui possède tant de merveilleux secrets en analise, de nous montrer une formule analitique déduite d’un raisonnement rigoureux, dans laquelle un angle proprement dit soit seul dans un membre, et dont l’autre soit une pure fonction de tant de droites qu’on voudra ; à moins cependant que, comme dans la formule que je viens de discuter, on n’ait fait, soit implicitement, soit expliciteraient, quelque angle égal à l’unité. Un angle n’est donc pas et ne saurait être un nombre abstrait ; il ne saurait se présenter sous cette forme qu’après qu’on a fait choix de l’angle unité ; mais alors il n’a rien, en cela qui lui soit plus particulier qu’aux longueurs et aux temps, qui se présentent aussi sous la forme de nombres abstraits, dès qu’on a fait choix de leurs unités respectives. Que l’angle qui intercepte entre ses côtés un arc égal au rayon soit d’ailleurs, plus ou moins que l’angle droit, une mesure naturelle des angles ; c’est là un point que je ne prétends nullement décider, et que je n’entreprendrai pas même discuter, attendu que cette question est tout-à-fait étrangère à mon sujet.

Nous voilà donc invinciblement ramenés à considérer comme absurde l’équation

du moins lorsqu’on n’y supposera rien de sous-entendu, et qu’on y considérera comme un angle proprement dit ; et cela pour les mêmes raisons qui ont fait rejeter, par M. Legendre, l’équation

et, s’il en est ainsi, il nous faudra également rejeter l’équation

de laquelle celle-là peut toujours être censée déduite ; mais faudra-t-il en conclure qu’on doit simplement avoir

 ?

C’est là vraiment, ce me semble, que réside toute la difficulté de la question.

Dans la vue de l’éclaircir, distinguons bien deux sortes de déterminations ; savoir : des déterminations graphiques et des déterminations arithmétiques. Connaissant uniquement les trois côtés d’un triangle, nous pouvons en conclure graphiquement les trois angles du même triangle ; cela est incontestable ; mais arithmétiquement il nous est absolument impossible d’en déterminer un seul. À parler même exactement, ce n’est pas nous qui déterminons les angles d’un triangle, au moyen de ses trois côtés ; et, quoique ces angles résultent bien véritablement de nos opérations sur les côtés du triangle ; ils se déterminent en quelque sorte, d’eux-mêmes, et sans que nous avons aucunement besoin de nous en occuper.

Nous pouvons dire aussi que nous ne faisons jamais graphiquement un angle égal à un angle donné ; car, quelque procède qu’on emploie pour résoudre ce problème, il se réduit toujours finalement à faire en sorte que l’angle donné appartienne à un certain triangle, et à construire ensuite, au moyen de certaines longueurs, un autre triangle qui soit égal à celui-là.

En y réfléchissant donc sérieusement, on parviendra à se convaincre que nos opérations graphiques ont uniquement des longueurs, mais jamais des angles pour objet. On peut remarquer aussi que, tandis que l’on peut graphiquement conclure certaines longueurs d’autres longueurs données, certains angles d’autres angles donnés et même certains angles de certaines longueurs données ; il est tout-à-fait impossible, même graphiquement, de conclure de tant d’angles donnés qu’on voudra, une seule longueur qui ne soit pas tout-à-fait arbitraire et indéterminée ; nouvelle preuve qu’il n’y a pas entre les angles et les longueurs cette parité que M. Leslie a cru pouvoir admettre.

D’un autre côté, tandis qu’une longueur donnée et unique ne saurait jamais donner naissance à un nombre abstrait, déterminé pour chaque longueur, en particulier, et variant d’une longueur à l’autre ; un angle unique, au contraire, donne de lui-même naissance à une multitude de tels nombres, tels que les sinus, les cosinus, les rapports des arcs, de leurs cordes ou flèches au rayon, etc. ; et cela sans qu’on ait aucunement besoin de statuer préalablement sur l’unité de mesure de ces angles ; et de même que ces nombres abstraits sont donnés par les angles auxquels ils répondent, ces mêmes angles peuvent à leur tour en être conclus. Ce n’est même qu’au moyen de ces nombres que nous opérons sur les angles ; car, par exemple, lorsque, dans la vue de faire un angle égal à un angle donné, nous construisons un triangle dont l’angle cherché fasse partie, et qui soit égal à un autre triangle, auquel l’angle donné se trouve appartenir, nous ne nous occupons pas proprement de la longueur absolue des côtés de ces deux triangles, mais seulement des rapports abstraits entre ces côtés.

Et c’est précisément dans ces considérations, comme l’observe fort bien M. F. M., qu’on trouvera la solution de la difficulté qui nous occupe. Quelle est donc la différence essentielle entre les deux équations

C’est que, si la première pouvait dépendre de ce côté devrait y figurer en personne, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; de sorte qu’elle conduirait à la conclusion absurde

tandis que, dans l’autre, au contraire, l’angle peut fort bien ne figurer que par quelqu’un des nombres abstraits ses représentans, et n’y peut même figurer que de cette manière, puisque nous ne faisons jamais des angles qu’avec des rapports de longueurs, c’est-à-dire, des nombres abstraits. Appelant donc le nombre abstrait par lequel figure l’angle dans la seconde équation ; cette équation reviendra à

d’où

qui n’implique aucune absurdité.

Mais ces considérations, en admettant même qu’elles dissipent complètement l’espèce de paradoxe qui fait le sujet de la troisième objection de M. Leslie, ne sont-elles pas prises en dehors de la question qui nous occupe ? Cette constance, pour un même angle, des divers nombres abstraits par lesquels les angles peuvent être représentés, n’est-elle pas une conséquence du principe de la similitude ? et ce principe lui-même ne présuppose-t-il pas, à son tour, celui que M. Legendre se propose d’établir ? En un mot, n’y a-t-il pas ici quelque cercle vicieux ? C’est là une difficulté assez grave à laquelle l’estimable géomètre de Genève ne paraît pas avoir songé, et que je me contenterai d’abandonner à ses réflexions et à celle du lecteur.

IV. J’insisterai peu sur l’objection qui consiste à savoir si les deux côtés concourront réellement en un point, quelle que soit la longueur du troisième côté M. F. M. a très-bien observé que cette objection, recevable si les deux angles étaient pris au hasard, cesse de l’être dès qu’on suppose qu’ils appartiennent à un triangle effectif.

V. Quant à la dernière objection, j’avoue qu’elle m’embarrasserait peu s’il ne me restait aucun scrupule sur la démonstration de M. Legendre. C’est sans doute, sous le point de vue philosophique, une question d’un grand intérêt que celle de savoir pourquoi on ne peut quelquefois, par certaines méthodes, atteindre à des vérités qui se montrent au contraire facilement accessibles à d’autres manières de raisonner ; mais enfin, lorsque ces dernières conduisent sûrement au but, la vérité n’en est pas moins solidement établie. Avant Lagrange, on ne voyait pas trop clairement d’où naissait l’immense avantage des notations différentielles sur les procédés de l’ancienne géométrie, et cependant on n’en avait pas moins admis sans contestation les résultats nombreux et nouveaux, pour la plupart, auxquels l’emploi de ces notations avait conduit. Il est peut-être même aujourd’hui très-peu de géomètres qui ne soient pas dans le même cas à l’égard des procèdes du calcul des variations, et on n’en trouverait pas sans doute un grand nombre qui sauraient traduire les méthodes de ce calcul en procédés purement géométriques : ce qui n’empêche pas cependant que tous ne s’abandonnent à ces procédés sans la moindre hésitation, sans le moindre scrupule ; parce que tous ceux qui en font usage sont bien certains de la rigueur des principes qui leur servent de base.

VI. Il est encore une objection que personne n’a jamais songé à opposer à M. Legendre, et qui pourtant n’est pas moins sérieuse que les autres, On n’est point encore parvenu à démontrer nettement jusqu’ici qu’une équation algébrique, à une seule inconnue, dont le premier membre est une fonction rationnelle et entière, soit toujours résoluble par rapport à cette inconnue, et cependant la démonstration de M. Legendre admet qu’une équation dont la forme même est supposée inconnue, et qui peut conséquemment renfermer des transcendantes dont nous n’avons jamais rencontré de modèles, est néanmoins indistinctement résoluble par rapport à l’un quelconque des élémens dont elle se compose.

La conclusion que je crois pouvoir tirer de tout ceci, c’est que quand même on parviendrait à prouver que la démonstration de M. Legendre est tout-à-fait rigoureuse, ce que je me garderais bien de garantir, et ce qui, tout au moins, reste encore à faire ; cette démonstration reposerait sur des principes trop délicats, et serait sujette à des objections trop graves et trop nombreuses pour pouvoir être regardée autrement que comme un objet de pure curiosité. Je pense donc qu’il vaut encore mieux en revenir aux idées de Bertrand sur la nature de l’angle, et démontrer le théorème dont il s’agit, comme vous l’avez fait vous-même, Monsieur, à la page 356 de votre troisième volume.

En m’expriment ainsi, je suis loin, au surplus, de prétendre proscrire absolument l’usage de la notation fonctionnelle dans la démonstration des théorèmes de géométrie ; mais j’inclinerais du moins à penser qu’il convient de ne l’employer qu’avec beaucoup de circonspection, toutes les fois que les raisonnemens doivent avoir des angles pour objet.

Agréez ; etc,

Lyon, le 15 de novembre 1819.
  1. Je ne dis rien du cas où serait égal à divisée par un nombre abstrait, parce que ce cas rentre dans celui ou ferait lui-même un nombre abstrait fractionnaire.