Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Optique, article 1

OPTIQUE.

Sur le nombre et la nature des couleurs primitives ;

Par un Abonné.
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Jusqu’à l’époque où Newton parut, nous n’avions guère sur la nature des couleurs que des idées vagues, incertaines et tout-à-fait indignes d’une saine philosophie ; et on a même quelque sujet de s’étonner qu’avec un tel système d’idées on ait pu pénétrer, aussi avant qu’on l’avait déjà fait à cette époque dans le mécanisme du phénomène de l’arc-en-ciel.

Le philosophe anglais, armé du prisme, nous apprit enfin à interroger la nature par des expériences bien conduites, et à substituer ses réponses aux rêves de notre imagination ; il nous montra le premier, par des faits incontestables, que la lumière blanche, qui émane soit du soleil, soit de tout autre corps lumineux, soit enfin d’un corps simplement éclairé n’est point une substance simple, mais qu’elle résulte du mélange ou de la combinaison de diverses autres substances jouissant de différens degrés de réfrangibilité.

J’ai dit du mélange ou de la combinaison ; car il faut avouer qu’ici les propriétés du composé diffèrent d’une manière trop marquée de celles de ses divers composans, pour qu’on se résigne "volontiers à voir dans le phénomène quelque chose de moins qu’une rentable combinaison, analogue aux combinaisons chimiques. Du moins est-il vrai qu’il faut avoir une foi un peu robuste pour voir, soit dans la rotation rapide d’un carton chargé des couleurs du prisme, soit dans les mélanges de poudres ou d’encres colorées, soit dans tout autre moyen grossiers, employés par nos professeurs de physique dans leurs cours, pour la recomposition de la lumière blanche, autre chose que la production d’un gris fort sale. Il n’y a que la concentration du spectre au foyer d’une lentille qui produise véritablement du blanc.

Il n’eût donc pas été aussi facile de deviner, à priori, ce résultat particulier des expériences de Newton qu’il l’avait été de découvrir que le noir est la privation ou l’absence de toute lumière et conséquemment de toute couleur. Mais, ce qu’on n’aurait pas deviné davantage, c’est qu’il y eût d’autres couleurs primitives que le rouge, le jaune et le bleu ; car les peintres savaient très-bien, depuis long temps, qu’en joignant seulement à ces trois couleurs le noir et le blanc, on pouvait, par leur seul mélange, produire toutes les nuances imaginables, et qu’en particulier on formait l’oranger, le vert et le violet, en mêlant deux à deux les trois couleurs de la première sorte ; tandis qu’au contraire il est absolument impossible de produire aucune de celles-ci par le mélange de telles des autres qu’on voudra.

Il paraît que Newton lui-même ne fut pas peu surpris des résultats auxquels il parvint ; et l’on en peut juger par la multitude des expériences qu’il tenta, dans la vue sans doute de confirmer ou de détruire les conséquences paradoxales que ces résultats paraissaient entraîner.

Une expérience constante nous a appris, en effet, que toutes les fois que nous sommes assez heureux pour arracher à la nature quelqu’un de ses nombreux secrets, nous la voyons toujours parvenir à son but par les voies les plus simples ; d’où nous sommes fondés à croire que, lorsque nous lui supposons quelque mode d’action tant soit peu compliqué, c’est que nous ne l’avons pas encore devinée. Comment donc serait-elle ici au-dessous de l’art même le plus grossier ?

Je sais bien qu’on m’objectera que l’oranger, le vert et le violet que nous formons par le mélange de deux des trois couleurs bleue rouge et jaune, ne ressemble pas parfaitement aux couleurs de même nom que présente le spectre ; mais je demanderai à mon tour si notre bleu, notre rouge ou notre jaune ressemblent davantage à celui qu’on obtient par le prisme, et s’il est bien surprenant que l’art ne parvienne à imiter la nature que d’une manière imparfaite ? Que si l’on insiste, et si l’on dit que, par exemple, le vert formé par le mélange du bleu et du jaune du spectre ne ressemble pas non plus parfaitement au vert immédiat de ce spectre ; je demanderai si l’on est bien certain de connaître dans quelle proportion il faut mêler ces deux couleurs pour approcher du moins le plus près du but ?

Il est d’ailleurs une multitude d’autres considérations qui tendent à faire envisager le rouge, le jaune et le bleu comme des couleurs essentiellement simples ; et à faire regarder, au contraire, le vert, le violet et l’oranger comme autant de composés binaires[1]. Que l’on propose, par exemple, à quelqu’un, de disposer, les uns à côté des autres, sur une surface plane, suivant l’analogie de leur couleur, trois rubans, le premier rose, le second jaune-paille et le troisième bleu de ciel il se trouvera très-certainement embarrassé, et ne verra aucune raison de préférence dans le choix de celui de ces trois rubans qui doit occuper le milieu ; parce qu’en effet le jaune n’est pas plus l’intermédiaire du rouge et du bleu que chacune de ces deux dernières couleurs n’est l’intermédiaire des deux autres ; attendu que chacune d’elles a un caractère qui lui est toutà-fait propre. On ne pourrait donc arranger ces trois rubans d’une manière convenable que sur la surface d’un cylindre et parallèlement à son axe, en choisissant ce cylindre de minière que les rubans en occupassent l’entière largeur. Chaque couleur se trouverait alors en effet intermédiaire aux deux autres.

Mais supposons que, le cylindre étant d’un rayon assez grand pour que les trois rubans appliqués sur sa surface laissent entre eux des intervalles égaux à leur largeur commune, on propose de remplir ces intervalles par trois autres rubans, le premier souci, le second vert-pomme et le troisième lilas, de manière que les nuances se succèdent de la manière la plus uniforme. Celui à qui on fera cette proposition ne sera-t-il pas conduit, tout naturellement, à placer le ruban souci entre le ruban rouge et le ruban jaune ; le ruban vert entre ce dernier et le ruban bleu ; et enfin le ruban lilas entre le ruban bleu et le ruban rose[2].

On donne communément comme caractère distinctif des idées simples qu’on ne peut les acquérir, lorsque ce sont des idées sensibles, que par la sensation même ; et qu’elles sont absolument incommunicables par le secours des mots ; tandis qu’au contraire l’imagination, en combinant à son gré des idées simples, peut former une multitude d’idées complexes, n’ayant aucun modèle extérieur, lesquelles pourront être communiquées par le discours à tous ceux à qui les idées simples dont elles seront l’assemblage seront familières. Or, s’il en est ainsi, comme on ne saurait guère en douter, il faut dès-lors convenir que les idées du rouge, du jaune et du bleu ont tous les caractères des idées simples, tandis qu’au contraire celles de l’oranger, du vert et du violet semblent incontestablement être complexes ; d’où il paraît naturel d’inférer que les couleurs de la première série sont des couleurs simples, tandis qu’au contraire celles de la seconde sont des couleurs binaires.

Supposons, en effet, qu’il n’y ait, dans la nature, que du rouge et du jaune et toutes les nuances qui peuvent résulter du mélange de ces deux couleurs, dans diverses proportions ; on ne conçoit pas mieux comment, dans cet état de choses, nous pourrions nous former l’idée du bleu, que l’on ne conçoit comment nous-mêmes, dans l’ordre présent, nous pourrions imaginer une couleur primitive, essentiellement distincte de toutes celles que nous connaissons ; et si, dans cette hypothèse, quelque habitant d’un autre univers, ayant éprouvé la sensation du bleu, tentait de nous communiquer l’idée qu’il en a, la chose lui serait tout-à-fait impossible. En un mot, nous serions exactement, par rapport au bleu, ce que sont les aveugles par rapport à toutes les couleurs ; et ce que je dis ici du bleu, comparé au rouge et au jaune, on pourrait également le dire de chacune de ces deux couleurs comparées aux deux autres et à leurs divers mélanges.

Mais, si l’on suppose, au contraire, que quelqu’un n’a jamais vu que du rouge, du jaune et du bleu dans toute leur pureté, lui sera t-il impossible de se former l’idée des diverses nuances de ces trois couleurs[3] ; et, en particulier, de l’oranger, du vert et du violet ? Et sera-t-il du moins impossible à celui qui connaîtra les couleurs de cette dernière série, de lui en faire naître l’idée, je ne le pense pas. Ne pourra-t-il pas lui dire, en effet, que l’oranger est un rouge tirant sur le jaune, ou un jaune tirant sur le rouge ; que le vert est un jaune tirant sur le bleu ou un bleu tirant sur le jaune ; et qu’enfin le violet est un bleu tirant sur le rouge ou un rouge tirant sur le bleu ? À ne considérer donc que des raisons de pure convenance ; et en supposant qu’aucun fait connu n’y fasse obstacle, tout semblerait concourir à faire regarder le rouge, le jaune et le bleu comme des couleurs simples, et à faire admettre au contraire l’oranger, le vert et le violet comme des couleurs essentiellement composées.

Mais que peuvent, me dira-t-on, toutes ces idées de convenance contre des expériences décisives ; contre des faits avérés qu’aujourd’hui personne n’oserait sérieusement contester ? N’est-ce pas seulement depuis que la philosophie naturelle a cessé d’être purement spéculative et conjecturale, et qu’elle a pris l’expérience pour base, qu’elle a fait de véritables progrès ou, pour mieux dire, qu’elle est devenue une véritable science, et, si les anciens nous ont légué en physique une si grande multitude d’erreurs, n’est-ce pas précisément parce qu’au lieu d’observer la nature, parce qu’au lieu de lui arracher ses secrets par la voie de l’expérience, ils ont mieux aimé chercher à la deviner ? Or, ne sait-on pas qu’en faisant passer un quelconque des rayons du spectre à travers un second prisme, il ne subit aucune décomposition, et en faut-il davantage pour se convaincre que chacun de ces rayons est bien réellement indécomposable ?

Certes, il est bien loin de ma pensée de chercher à établir une doctrine que des expériences bien décisives tendraient à repousser ; mais celles qu’on m’oppose ici sont-elles de nature à ne laisser le moindre accès à un doute raisonnable, je ne le pense pas. Et j’observe d’abord que les expériences dont il s’agit ici sont extrêmement délicates et difficiles à exécuter ; qu’elles ne peuvent guère être faites d’une manière convenable qu’à l’aide de l’Héliostat, c’est-à-dire, d’un instrument qui n’est entre les mains que d’un très-petit nombre de physiciens. Je crois très-fermement au théorème de Pythagore sur le triangle rectangle, parce que des milliers de géomètres, qui en ont examiné plus d’une fois la démonstration, l’ont constamment trouvée exacte ; parce que moi-même je l’ai répété peut être cent fois et varié d’un grand nombre de manières, sans jamais trouver le raisonnement en défaut ; parce qu’enfin je puis la répéter encore tout aussi souvent qu’il me plaira ; mais les expériences de Newton sur les couleurs m’offrent-elles une aussi solide garantie ? c’est ce dont le lecteur pourra juger, par les détails dans lesquels je vais entrer.

J’observe d’abord que, selon Newton et tous les physiciens qui ont suivi sa doctrine, le spectre ne présente pas proprement sept couleurs, mais bien une infinité de couleurs différemment réfrangibles et parmi lesquelles on remarque seulement sept nuances principales. Quelques précautions donc que l’on prenne pour isoler le plus possible ces nuances les unes des autres, toujours le rayon que l’on fera passer à travers un second prisme sera un rayon plus ou moins composé, qui conséquemment devra subir quelque dilatation, dans le sens perpendiculaire à la longueur de ce prisme, contrairement à ce qu’avancent la plupart des physiciens.

Mais puisqu’enfin ces expériences ne sont pas à la portée de tout le monde ; examinons en détail par qui elles ont été faites, et avec quel genre de succès.

Je rencontre d’abord Mariotte, expérimentateur très-habile, qui manqua totalement ces expériences, et qui établit, d’après les résultats qu’il en obtint, une théorie toute différente de celle de Newton (Éloges des académiciens, par Condorcet, tom. 1, pag. 85).

Smith dit bien qu’un rayon homogène présenté à un second prisme s’y réfracte d’une manière uniforme, sans se dilater plus dans un sens que dans l’autre (du moins autant que l’œil en peut juger) ; mais il n’explique pas s’il a répété l’expérience sur chacun des rayons en particulier (Cours complet d’optique, traduction de Pezenas, tom. I, pag. 194).

’SGravesande convient que l’expérience est très-difficile, et qu’il n’est pas surprenant que Mariotte l’ait manquée ; et il donne ses conjectures sur les causes qui peuvent souvent l’empêcher de réussir (Élémens de physique, traduction de Joncourt, tom. II, pag. 293).

Musschenbroek dit seulement que, plus un rayon aura été rompu par le prisme, plus aussi il le sera par le second ; ce que personne n’a jamais songé à contester (Essai de physique, traduction de Massuet, tom. II, pag. 538).

Nollet dit bien qu’aucun des sept rayons du spectre ne se décomposera à travers un second prisme ; mais c’est le rayon rouge qu’il prescrit de choisir pour sujet des expériences ; il insiste d’ailleurs avec force sur la difficulté de l’opération ; mais il ajoute qu’un esprit non prévenu sera toujours disposé à rejeter sur la défectuosité des primes ce qu’elle pourra offrir de douteux dans son résultat.

Il nous paraît qu’un esprit docile aurait été le mot. (Leçons de physique expérimentale, quatrième édition, tom. V, pag. 379 et suiv.)

Paulian dit à peu près la même chose, mais c’est toujours le rayon rouge qu’il prend pour sujet de ses expériences (Dictionnaire de physique portatif, édition de 1769, tom. I, pag. 215).

Para parle bien également du rayon rouge et du rayon violet, mais tout ce qu’il dit à ce sujet ne saurait être d’aucun poids, attendu que, loin qu’il paraisse avoir fait lui-même les expériences, il s’appuye uniquement de ce qu’elles ont réussi à Newton et à Nollet (Théorie des êtres sensibles, tom. III, pag. 126).

C’est encore le rayon rouge que Sigaud-de-Lafont prend pour sujet de ses expériences, et il ne dit pas même qu’il en doive autant arriver aux autres (Élémens de physique, tom. IV, pag. 236).

Brisson indique le rayon rouge et le rayon violet comme ceux sur lesquels l’épreuve doit le mieux réussir, attendu, dit-il qu’ils se trouvent aux deux extrémités du spectre ; mais il se détermine finalement pour le premier (Traité élémentaire de physique, quatrième édition, tom. II, pag. 303).

Haüy mentionne l’expérience sans désignation de couleur ; mais c’est toujours Newton qu’il prend pour garant, sans rien dire qui puisse faire croire qu’il a vérifié lui-même, avec tout le soin et toute la sévérité requise, les résultats obtenus par le philosophe anglais (Traité élémentaire de physique, deuxième édition, tom. II, pag. 210).

Libes n’a point mentionné l’expérience dont il s’agit (Traité complet et élémentaire de physique, deuxième édition, tom. III).

M. Beudan s’est fort peu étendu sur ce sujet dans son Essai d’un cours élémentaire des sciences physiques ; et quant à M. Biot, il s’est constamment montré Newtonien trop prononcé pour que ce qu’il avance à cet égard entraîne une conviction complète.

Il ne dît pas d’ailleurs, ni dans son grand traité, ni dans l’abrégé qu’il en a donné postérieurement, qu’il ait fait lui-même toutes les expériences ; et il se contente d’en indiquer les résultats comme ayant été obtenus par Newton et par les autres physiciens.

En voilà plus qu’il n’en faut, je pense, pour prouver que, si je voulais entreprendre de révoquer en doute l’expérience par laquelle Newton prétend prouver indistinctement l’inaltérabilité des diverses couleurs du spectre, je ne me trouverais pas sur un terrain trop mauvais, sur-tout si je voulais faire entrer en considération l’influence que peuvent exercer des doctrines qui ont obtenu une grande vogue, et qu’on cherche plus à confirmer qu’a contredire, sur la manière de voir des expérimentateurs. Toujours sera-t-il vrai de dire que, si chaque sorte de rayon jouit d’une réfraction constante, il devrait être possible d’isoler complètement les unes des autres les couleurs du spectre, ce à quoi on n’a pu pourtant parvenir jusqu’ici ; et que si, au contraire, chaque couleur est composée de rayons diversement réfrangibles, en lui faisant traverser un second prisme, elle doit se dilater un peu dans le sens perpendiculaire à la longueur de ce dernier[4].

Doit-on être surpris d’après cela que la doctrine de Newton ait trouvé et trouve même encore aujourd’hui des sceptiques ? et, si parmi ses adversaires elle a compté des Rizzetti, des Regnaud, des Pardies, des Buniers, des Gordon, des Gautier et des Marat, on y rencontre aussi des Mariotte, des Dufay, des Lecat, des Prieur et des Wunsch ; et quel fond peut-on faire sur des expériences qu’il n’est donné de répéter avec succès qu’à un petit nombre de physiciens privilégiés ?

J’admets cependant, sans restriction aucune, toutes les expériences consignées dans l’optique de Newton ; j’accorde avec lui que, non seulement les rayons rouge, jaune et bleu du spectre, mais même les rayons oranger, vert et violet, reçus séparément sur un second prisme, et même sur tant d’autres qu’on voudra, y subissent pas la moindre décomposition, tandis qu’au contraire ce second prisme résout de suite en leurs élémens les mêmes trois dernières nuances, formées artificiellement par le mélange des trois premières deux à deux ; et je prétends prouver qu’il n’en résulte pas nécessairement que toutes les couleurs du spectre soient des couleurs primitives et simples.

Je prie auparavant le lecteur de bien considérer que je n’ai aucunement ici le dessein de faire un système ; que j’envisage la chose sous un point de vue purement logique ; que, n’ayant opposé à la doctrine généralement admise que des doutes et des raisons de convenance, j’accorde qu’il se pourrait, en toute rigueur, qu’il y eût sept couleurs primitives, dans toute l’étendue de l’acception de ce mot ; ce que je me propose seulement d’établir, c’est que l’existence de ces sept couleurs ne résulte pas nécessairement des expériences desquelles on prétend s’appuyer pour l’établir ; et qu’en particulier ces expériences pourraient fort bien se concilier avec l’opinion, très-plausible d’ailleurs, de ceux qui n’admettraient, pour couleurs primitives proprement-dites ; que le rouge, le jaune et le bleu.

Dans l’état actuel de la science, on peut distinguer, dans les rayons du spectre solaire, six qualités principales ; savoir : leur coloration, leur réfrangibilité, leur force d’illumination, leur faculté calorifique, leur influence chimique et leur propriété magnétique.

D’un autre côté, bien que la nature des molécules de la lumière nous soit absolument inconnue, on conçoit que deux de ces molécules, comparées l’une à l’autre, peuvent différer entre elles ou par leur figure, ou par leur volume, ou par leur densité, ou par leur vitesse, ou enfin par plusieurs de ces choses à la fois ; ce qui, au besoin, pourrait offrir quinze classes distinctes de molécules.

Mais, comme je n’ai seulement ici en vue que la coloration et la réfrangibilité, je supposerai que toutes les molécules de la lumière ont rigoureusement la même densité et la même vitesse ; et qu’elles ne différent conséquemment les unes des autres que par la figure et par la masse.

Admettons que la réfrangibilité, indépendante de la figure, soit plus grande pour les molécules qui ont moins de masse et moindre pour celles qui en ont davantage.

Admettons encore que la coloration, ou l’impression sur l’organe, tout-à-fait indépendante de la masse, ne soit produite que par la figure seule ; et que les molécules de la lumière n’affectent que trois formes différentes. Pour fixer les idées, supposons que ces formes soient le tétraèdre, l’octaèdre et l’icosaèdre réguliers ; que le tétraèdre produise la sensation du rouge, l’octaèdre celle du jaune, et l’icosaèdre celle du bleu.

Admettons enfin que les molécules de chaque couleur, et, par conséquent, de chaque figure, ne soient point toutes égales en grosseur, ni conséquemment en masse ; que ces masses décroissent par degrés insensibles ; mais de manière pourtant, 1.o que les plus grosses molécules rouges aient plus de masse que toutes les autres ; 2.o que les plus grosses molécules jaunes aient plus de masse que les plus petites molécules rouges ; 3.o que les plus grosses molécules bleues aient plus de masse que les plus petites molécules jaunes : 4.o qu’enfin, outre une première série de molécules rouges, dont la plupart sont d’une masse égale à quelques molécules jaunes, mais toujours supérieure à celle des plus grosses molécules bleues, il existe une seconde série de ces molécules rouges, dont les molécules aient une masse inférieure à celle des plus grosses molécules bleues, mais non inférieure à celle des plus petites.

Ces suppositions admises, et elles n’ont, certes, rien qui répugne, toutes les expériences auxquelles on voudra soumettre un rayon solaire donneront évidemment des résultats identiques avec ceux qui se trouvent consignés dans l’optique de Newton. Ainsi, leur passage par le prisme donnera naissance à un spectre coloré présentant, du rouge au violet, une infinité de nuances parmi lesquelles on en remarquera six ou sept principales ; et chaque couleur en particulier, en traversant tant d’autres prismes qu’on voudra ne pourra plus subir de décomposition ultérieure.

Dans cette hypothèse, l’oranger, le vert et le violet seront bien véritablement des couleurs binaires ; mais il en pourra exister de deux sortes, dans chaque espèce, savoir : des couleurs binaires dont les molécules présenteront deux sortes de figures et deux sortes de masses ; et celles-ci se décomposeront facilement en traversant un prisme ; et des couleurs binaires dont les molécules présenteront également deux sortes de figures, mais des masses égales ; or bien que la sensation produite sur l’œil par ces dernières soit en tout pareille à celle qu’il reçoit un choc des autres, elles résisteront néanmoins à tous les moyens de décomposition dont nous pouvons disposer ; elles ne seront pas indécomposables mais elles demeureront indécomposées, tout aussi long-temps qu’on n’aura pas découvert des moyens d’agir sur elles différens de ceux qui nous sont présentement connus.

Je ne pense pas, au surplus, que rien de ce que je viens d’avancer ait été désavoué par Newton lui-même. Plus réservé, et, pour ainsi dire, moins Newtonien que la plupart de ceux qui l’ont pris pour guide, il dit, dès les premières pages de son ouvrage : Lumen, cujus omnes radii sunt œque refrangibiles, id ego simplex, homogeneum, et similare appello … Non quod id plane et omnimmode homogeneum esse, affirmare velim ; sed quod radii qui pari sunt refrangibilitate, iidem in istis saliem ommbus, de quibus in hoc libro disserendum erit, proprietatibus inter se conveniunt. (Optice traduct. latine de Sam. Clarke, Lausanne, 1740, pag. 4).

Et ailleurs (pag. 17) : Observandum est autem, ex hisce experimentis non id continuo effici, ut illud omne lumen, quo e charta cœrulea fluit, magis refrangibile putandum sit, quam id omne quod fluat e rubra : utrumque enim istorum luminum ex radiis diverse refrangibilibus compositum est ; adeo ut in isto rubro lumine nonnulli sint radii nihilo minus refrangibiles quam radii in cœruleo et in isto cœruleo lumine nonnulli sint radii nihilo magis refrangibiles quam radii in rubro.


Lyon, le 10 de janvier 1820.

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  1. Dans tout ceci, je fais abstraction de l’indigo qui doit être du violet s’il n’est pas du bleu, et qui pourrait bien n’avoir été introduit dans le spectre que pour porter le nombre des couleurs à sept ; car il est bien difficile que l’homme ne se décèle pas par quelque endroit. Ainsi Huyghens, après la découverte du premier satellite de Saturne, négligea de chercher les autres ; ne présumant pas que le nombre total de ces sortes d’astres pût excéder sept.
  2. Je suppose, et je dois supposer dans tout ceci, que celui que l’on charge de cet arrangement a le sens de la vue parfaitement organisé. On a rencontré, en effet, des individus qui, par suite de quelque vice de l’organe, ne distinguaient dans les couleurs que du clair et du foncé, et qui ne concevaient pas, par exemple, qu’il pût être plus facile d’apercevoir des cerises sur un cerisier que des olives sur un olivier. Il est évident que des êtres ainsi organisés ne conviendraient aucunement pour l’expérience que je propose. On rencontre aussi des gens qui ne distinguent dans les sons que le fort et le faible ; et l’on conçoit que ceux-ci seraient également impropres à disposer des vases sonores, les uns à la suite des autres, dans l’ordre des sons qu’ils rendent, du grave à l’aigu.

    On pourrait facilement, d’après ce que je viens de dire, disposer systématiquement, sur la surface d’un cylindre, toutes les couleurs et toutes les nuances de couleurs simples et binaires. Supposons, par exemple, que le cylindre soit divisé longitudinalement, par des parallèles, en 36 bandes égales. On appliquerait sur l’une d’elles 12 parties de rouge pur, sur la suivante 11 parties de rouge mêlées avec une de jaune ; sur la troisième 10 parties de rouge et deux de jaune, et ainsi de suite, jusqu’à la septième qui, étant couverte de parties égales de rouge et de jaune, offrirait l’oranger pur. La huitième offrirait un mélange de 5 parties de rouge et, de jaune, et l’on arriverait ainsi, par des nuances presque insensibles, à la treizième, qui offrirait le jaune pur. On passerait, par de semblables degrés, du jaune au vert, du vert au bleu, du bleu au violet, et enfin du violet au rouge.

    On pourrait d’ailleurs, en supposant originairement de cylindre blanc, affaiblir graduellement les teintes des différentes bandes depuis son milieu jusqu’à l’une de ses extrémités, où se trouverait ainsi une zone entièrement blanche et, à partir du même milieu, appliquer sur l’autre moitié de ces bandes du noir de plus en plus intense, de telle sorte qu’à l’autre extrémité, le noir ne laissât plus percer la couleur sur laquelle on l’aurait appliqué. Le cylindre se trouverait ainsi terminé, à cette extrémité, par une zone entièrement noire.

  3. Je prie le lecteur de remarquer que je dis impossible et non pas difficile. Je sais trop bien, en effet, que de tous les moyens d’acquérir des idées sensibles, la sensation est de beaucoup le plus efficace ; et c’est là ce qui établit la supériorité de la langue du dessin sur la langue articulée, lorsqu’il s’agit de description.
  4. Je suis encore à comprendre pourquoi on s’est toujours obstiné à employer, pour ces expériences, un faisceau lumineux de forme conique, dont l’intensité est nécessairement d’autant moindre qu’on l’emploie plus loin du sommet du cône ; et dont la divergence des filets vient d’ailleurs se compliquer avec celle qui s’opère par la dispersion dans le prisme. Rien ne serait pourtant plus facile que de se procurer un faisceau cylindrique extrêmement intense, et conséquemment beaucoup plus propre aux expériences ; il ne s’agirait, en effet, pour cela, que de recevoir la lumière solaire sur une lentille convexe de grandes dimensions, placée au volet de la chambre obscure, et de changer ensuite la convergence en parallélisme, au moyen d’une lentille convenablement concave, placée un peu en-de-çà du foyer.