Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 08/Philosophie mathématique, article 2

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Réflexions sur l’article précédent ;

Par M. Gergonne.
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Il y a environ dix-huit mois que, dans une séance publique d’une académie de Province, un homme d’un mérite très-distingué entreprit de consacrer un discours à l’apologie de l’exagération. Il observait, entre autres choses, que, dans un grand nombre de circonstances, il importe beaucoup moins de frapper juste que de frapper fort ; et il comparait très-ingénieusement l’exagérateur à l’homme qui, voulant redresser un bâton courbé en un sens, pense, avec raison, ne pouvoir parvenir à son but qu’en courbant ce bâton en sens inverse.

Si donc, dans les articles rappelés ci-dessus par M. Poncelet, j’avais dit formellement qu’il fallait abandonner tout-à-fait la géométrie pure pour s’occuper exclusivement de la géométrie analitique, seule capable de fournir, dans les problèmes qui concernent l’étendue des solutions à la fois élégantes et simples ; tout ce qu’on pourrait équitablement en conclure, c’est que j’aurais bien mis à profit la doctrine de l’estimable académicien dont il vient d’être question.

J’entendais, en effet, répéter sans cesse, comme une chose tout-à-fait hors de doute, que, malgré les avantages qu’offrait la géométrie analitique, sous le point de vue de la généralité et de l’uniformité des procédés, elle ne pouvait donner, pour la solution des problèmes, des constructions comparables, pour l’élégance et la simplicité, à celles dont les géomètres de l’antiquité, et ceux d’entre les modernes qui ont marché sur leurs traces, nous ont laissé de si beaux exemples ; et cependant je voyais plusieurs de ces problèmes céder sans efforts aux procédés du calcul ; je voyais ces procédés conduire à des constructions incomparablement plus simples et plus élégantes que tout ce qu’on avait connu jusqu’alors. La géométrie analitique m’avait conduit, en particulier, pour la recherche du cercle qui en touche trois autres sur un plan et pour celle de la sphère qui en touche quatre autres dans l’espace, à des constructions qui, indépendamment d’une merveilleuse simplicité, avaient à la fois l’avantage de fournir une solution directe de ces problèmes, et de contenir implicitement celle de tous les autres problèmes plus simples qui en forment communément le cortège ; tandis que depuis Viète et Fermat, Descartes et Newton jusqu’à ces derniers temps, où ces mêmes problèmes ont été attaqués de tant de manières diverses, tous les efforts des géomètres n’avaient pu aboutir, en dernière analise, qu’à les ramener, peu à peu, à une suite d’autres problèmes de plus en plus simples, mais dont la construction successive ne pouvait que rendre celle du problème principal longue et laborieuse, et conséquemment peu sûre dans la pratique. J’avais déduit enfin des mêmes procédés la construction du cercle tangent à trois autres sur une sphère ; problème que jusqu’alors personne encore n’avait osé aborder ; et l’on conviendra que, dans de telles circonstances, j’aurais été un peu excusable de ne savoir pas me défendre de quelque enthousiasme pour des méthodes qui me paraissaient si fécondes ; et j’étais d’autant plus entraîné à les recommander fortement à l’attention des géomètres que j’avais cru m’apercevoir que les constructions que j’en avais déduites n’avaient pas produit toute la sensation que j’attendais ; et que même on était encore revenu postérieurement sur les problèmes que ces constructions concernent ; problèmes sur lesquels j’avais cru ne plus rien laisser à dire.

La vérité est pourtant que je ne crois pas, dans tout ce que j’ai écrit et publié sur ce sujet, avoir dépassé les bornes prescrites par la froide raison, et avoir rien avancé que je doive aujourd’hui rétracter.

Ce fut vers 1810, en lisant les Élémens d’analise géométrique et d’analise algébrique de M. Lhuilier, que je conçus la première idée du nouveau tour qu’on pouvait faire prendre à la géométrie analitique. Je publiai, par forme d’exemple, les solutions de quelques problèmes, traités suivant le système que je m’étais formé à ce sujet (Mémoires de l’académie du Gard, pour 1810) ; et j’annonçai dès-lors qu’il était possible de construire tous les problèmes de l’Apollonius Gallus de Viète, sans résoudre aucune équation du second degré.

Environ quatre ans après j’adressai à l’académie de Turin un mémoire contenant la solution analitique complète des problèmes de Viète et de Fermat, relatifs à la détermination du cercle et de la sphère, au moyen de trois ou de quatre conditions. Je donnai ensuite, dans le présent recueil (tom. IV), la construction du cercle qui en touche trois autres sur une sphère ; et enfin dans le tome VII.e, indépendamment du problème que j’avais déjà traité dans le volume cité de l’académie du Gard, je donnai quelques développemens à la première partie de mon mémoire à celle de Turin.

Dans toutes ces diverses circonstances, je crois avoir constamment professé la même doctrine ; et je n’ai découvert postérieurement aucun fait qui lui soit contraire. J’ai dit, et je répète encore aujourd’hui, qu’on n’a pas su tirer jusqu’ici de la géométrie analitique tout le parti qu’elle semble susceptible d’offrir ; qu’on la calomnie lorsqu’on la regarde comme peu propre à fournir, pour les problèmes de géométrie, des constructions simples et élégantes ; que la faute paraît en être presque uniquement à la manière dont on l’a employée ; et qu’en la maniant avec plus d’adresse, on peut en déduire des constructions qui, si elles ne sont pas supérieures à celles de l’ancienne géométrie, paraissent du moins ne devoir leur rien céder en simplicité et en élégance. J’appuyai ces assertions par quelques exemples ; et je demanderai encore présentement aux géomètres, je demanderai à M. Poncelet lui-même, s’il connaît, en particulier, pour les problèmes de Viète et de Fermat quelques constructions plus directes, plus générales, plus élégantes et plus simples que celles auxquelles on est directement conduit par la géométrie analitique, employée de la manière que je conçois.

Que je ne sois pas en état d’amener au même degré de simplicité tous les problèmes relatifs à l’étendue ; c’est là une chose dont je conviendrai sans peine ; tout ce dont je désire qu’on veuille bien me savoir quelque gré, et me tenir quelque compte, c’est d’avoir ouvert aux spéculations de la géométrie une voie qui me paraît tout-à-fait nouvelle, et de n’avoir rien négligé pour déterminer de plus habiles que moi à s’y engager. Il n’est point surprenant, au surplus, qu’en entrant seul dans une route que personne n’a encore frayé, on chemine un peu lentement ; la géométrie analitique est d’ailleurs une invention très-récente ; et la manière dont je propose de l’appliquer date pour ainsi dire d’hier ; peut-être lorsqu’on aura manié les formules de cette géométrie pendant autant de temps qu’il y en a que l’on contemple des cercles et des triangles ; peut-être alors, dis-je, y sera-t-on devenu un peu plus adroit.

Si présentement on me demande mon opinion sur la géométrie pure, je demanderai à mon tour de faire une distinction. S’agit-il de la géométrie d’Archimède, d’Euclide, d’Apollonius, et de tous ceux d’entre les modernes qui, comme Viviani, Halley, Viète et Fermat, ont marché sur leurs traces. J’avouerai franchement, quelque opinion que l’on puisse en prendre de moi, que je n’en suis pas enthousiaste. Que si, au contraire, on veut parler de cette géométrie qui, née, pour ainsi dire, des méditations de l’illustre Monge, a fait de si immenses progrès entre les mains de ses nombreux disciples, on me trouvera toujours disposé à lui rendre le plus éclatant hommage, et à reconnaître qu’elle nous a fait découvrir en vingt années plus de propriétés de l’étendue qu’on n’en avait pu découvrir dans les vingt siècles qui les avaient précédées.

Loin donc que je croie que l’on doive négliger la géométrie pure pour l’analise ; Je pense, au contraire, avec M. Poncelet qu’on ne saurait trop s’appliquer à les cultiver l’une et l’autre avec un soin égal ; mais je pense aussi que, s’il peut être souvent utile de s’aider dans l’analise des considérations que la géométrie peut fournir, et vice versa ; on n’en doit pas moins apporter tous ses soins à tirer de chacune de ces deux branches d’une même science tout le parti que, sans le secours de l’autre, elle peut être susceptible d’offrir. Je voudrais même, pour cette raison, que, dans la géométrie, ou pût toujours éluder l’usage même des propositions, parce qu’elles ne sont au fond que des calculs déguisés.

Quant à ce que M. Carnot a appelé méthodes mixtes, dont il nous a offert lui-même tant de beaux exemples, je pense que ces méthodes peuvent souvent être employées avec avantage dans la démonstration de certains théorèmes ; et que c’est à elles, en particulier, qu’on doit avoir recours, lorsqu’on veut résoudre, par le calcul, des problèmes de géométrie ; mais j’inclinerais à les regarder comme les moins propres de toutes à faire trouver des constructions simples et élégantes.

Au surplus, la nature des problèmes semble devoir influer d’une manière notable sur le choix des méthodes. Il arrive souvent, en effet, que telle méthode qui triomphe sans efforts de certains problèmes, échoue, au contraire, contre d’autres qui cèdent à leur tour facilement à des méthodes différentes ; et l’art de pressentir à l’avance, dans chaque cas particulier, de laquelle d’entre elles on peut se promettre le plus de succès, n’est point la partie la moins importante ni la moins difficile de la science du géomètre. On doit remarquer, au surplus, qu’il est certains problèmes qui semblent se montrer également rebelles à toutes les méthodes ; et tels sont, par exemple, celui de l’inscription de trois cercles au triangle et de quatre sphères au tétraèdre.

Pour en venir présentement à l’objet particulier de la lettre de M. Poncelet, je m’empresse de reconnaître la supériorité de ses méthodes et de déclarer que, sans oser affirmer que la géométrie analitique ne puisse parvenir jusques-là, il me paraît au moins très-douteux qu’elle puisse y atteindre d’une manière facile. On ne peut donc que faire des vœux pour que l’auteur, après avoir aussi vivement piqué la curiosité des lecteurs, veuille bien enfin la satisfaire complètement, en faisant connaître les théories sur lesquelles reposent ses ingénieuses et élégantes constructions. On doit désirer, en outre, que M. Poncelet ne borne point là ses recherches ; et qu’il pousse aussi avant qu’elles en seront susceptibles des spéculations desquelles il a déjà obtenu un succès aussi remarquable.

De mon côté, je ne négligerai aucune des occasions que mes courts loisirs pourront m’offrir, pour multiplier les exemples du genre d’application de l’analise à la géométrie que je cherche à faire prévaloir ; et j’ose croire que la diversité de nos méthodes ne fera jamais naître d’autre rivalité entre nous que celle du zèle pour l’avancement de la science.


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