Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 08/Arithmétique, article 3

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Réflexions sur le précédent article ;

Par M. Gergonne.
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Il y a plus de quinze ans qu’à l’exemple de M. Bérard, j’ai rejeté totalement la théorie des proportions de l’enseignement de l’arithmétique, comme y étant tout-à-fait superflue. Je n’en ai pas traité moins complètement pour cela toutes les questions qui sont du domaine de cette branche des sciences exactes ; et il m’a même paru qu’en rendant leur solution tout-à-fait indépendante de la théorie des proportions, elle ne faisait qu’en acquérir une plus grande lucidité.

Toutefois, si mes idées, sur ce point, sont, à quelques égards, conformes à celles de M. Bérard, elles en diffèrent sous d’autres rapports. Je vais donc expliquer, en peu de mots, de quelle manière j’envisage la chose, en laissant au lecteur à prononcer entre nous.

I. Je ne pense pas qu’on puisse, sans danger, admettre les dénominations de questions à deux termes, à trois termes, etc. Je me fonde sur ce que ce n’est point le nombre des données d’un problème qui détermine de quelle manière on doit opérer sur ces données pour parvenir au nombre cherché ; de telle sorte que deux questions qui renferment dans leur énoncé le même nombre de données peuvent exiger, pour être résolues, des opérations très-différentes.

Que l’on propose, par exemple, la question suivante : Pierre est né en 1771 ; nous sommes maintenant en 1818 ; quel est l’âge de Pierre ?

Voilà bien certainement une question qu’on pourrait appeler question à deux termes, à tout aussi bon droit que celles auxquelles M. Bérard donne cette dénomination ; et cependant ce ne sera ni par une multiplication, ni par une division que l’on parviendra à la résoudre.

Soit, en second lieu, cette autre question : quand Pierre avait 17 ans, j’en avais 30 ; j’en ai présentement 47 ; quel est l’âge de Pierre ?

Voilà, bien certainement une question à trois termes ; et cependant, ce n’est ni par des multiplications, ni par des divisions qu’on en aura la solution. De même que celles que se propose M. Bérard, dépendent de la théorie des proportions par quotiens, celle-ci dépend des proportions par différences ; et, si les auteurs qui croient les proportions par quotiens nécessaires pour traiter les premières étaient conséquens, c’est aux proportions par différences qu’ils devraient rapporter celles de cette dernière sorte.

Mais, en exceptant même les questions qui se résolvent pas des additions et des soustractions seulement, il n’est point vrai de dire que toute question à trois termes doive se résoudre par une multiplication et une division ; je n’en veux pour preuve que la question suivante : une caisse, en forme de parallélépipède rectangle, contient des paquets de cartouches ; il y a paquets dans la longueur, dans la largeur et dans la hauteur : combien la caisse en contient-elle ? La réponse à cette question est elle n’exige donc pas de division pour être résolue.

En voilà assez, je pense, pour montrer combien la dénomination de question à deux et à trois termes est illusoire et équivoque, et à quel point elle peut induire en erreur. Je sais bien qu’on m’objectera qu’un géomètre ne s’y laissera jamais méprendre ; mais, c’est à des jeunes-gens d’un esprit borné que M. Bérard destine ses méthodes ; et ceux qui font profession d’enseigner les autres ne savent que trop que le gros de leurs élèves donne souvent des preuves de bévues aussi grossières.

Je remarquerai enfin qu’en se bornant à donner des méthodes pour résoudre les questions à trois termes, M. Bérard manque la partie la plus essentielle de l’objet qu’il a en vue. Je sais fort bien que, comme il l’observe lui-même, toute règle de trois composée peut, au moyen d’une transformation préalable, être ramenée à une règle de trois simple ; mais, cette transformation préalable est-elle, dans tous les cas, à la portée du commun des élèves ? C’est là un point sur lequel je ne crains pas d’en appeler à la bonne-foi de M. Bérard lui-même ; et j’en conclus qu’une méthode sûre et facile pour traiter directement les règles de trois les plus composées, est ici une chose non moins précieuse qu’indispensable.

II. J’en viens présentement à la marche que depuis long-temps j’ai cru devoir adopter, pour ce qui concerne les applications diverses des règles du calcul. Je suppose d’ailleurs, 1.o qu’en traitant de la multiplication on a eu soin de faire remarquer que le multiplicande peut exprimer des unités concrètes quelconques ; que le produit exprime de pareilles unités ; et que le multiplicateur est essentiellement abstrait ; 2.o qu’en traitant de la division on a eut soin de faire remarquer qu’elle était de deux sortes ; c’est-à-dire, que le dividende et le diviseur pouvaient exprimer des unités concrètes quelconques, ce qui rendait le quotient essentiellement abstrait ; ou bien que le diviseur pouvait être abstrait, auquel cas le quotient était nécessairement de l’espèce du dividende[1] ; 3.o Je suppose enfin qu’en traitant de la division on a eu aussi le soin de faire remarquer que le quotient est nul ou infini, suivant que le dividende ou le diviseur est zéro : c’est la chose du monde la plus facile à comprendre ; et il en résulte, en particulier, qu’une fraction est nulle ou infinie, suivant que son numérateur ou son dénominateur est égal à zéro.

Je n’ai aucune remarque à faire relativement aux questions qui se résolvent par le seul concours de l’addition et de la soustraction : ces questions sont d’ordinaire très-faciles ; et la solution peut en être trouvée dans chaque cas, par des raisonnemens à la portée de tout le monde.

Passant ensuite aux usages de la multiplication, j’observe que Cette opération sert uniquement à résoudre les questions dans lesquelles on se propose de déterminer la valeur totale de plusieurs unités de même nature au moyen de leur nombre et de la valeur de l’une d’elles, ainsi qu’il arrive dans cette question : un pied cube d’eau pesant livres ; que pèseront pieds cubes de ce liquide,

Quant à la division, elle résout deux questions distinctes : elle peut d’abord servir à faire connaître un nombre d’unités de même espèce, au moyen de leur valeur totale et de la valeur de l’une d’elles, comme dans cette question : sachant que le pied cube d’eau pèse livres, On demande combien il y en a de pieds cubes dans livres ?

En second lieu, la division peut servira assigner la valeur d’une unité, lorsqu’on connaît la valeur totale de plusieurs et leur nombre, comme dans cet exemple : pieds cubes d’eau pesant livres, quel est le poids du pied cube d’eau ?

Ces préliminaires établis, je passe aux questions appelées, par M. Bérard, questions à trois termes, c’est-à-dire, aux questions dont la résolution exige le concours de la multiplication et de la division ; et comme, lorsqu’on s’adresse à des commençans, on ne saurait, sans danger, trop s’empresser de généraliser ; comme d’un autre côté il est nécessaire que ceux qui se destinent à l’étude des sciences exactes, s’accoutument de bonne heure à décomposer les questions complexes en d’autres questions plus simples, je commence par appliquer à des exemples la première méthode indiquée par M. Bérard ; comme on le voit dans les exemples qui suivent.

Question complexe. mètres ont coûté francs ; que coûteront mètres ?

1.re Question simple. mètres ont coûté francs ; que vaut le mètre ? Réponse : francs.

2.me Question simple. 1 mètre coûte francs ; que coûteront mètres ? Réponse : francs.

J’observe ensuite qu’au lieu de on peut écrire ou, d’où je conclus qu’il est également permis, pour parvenir au résultat, ou de diviser d’abord par et de multiplier ensuite le quotient par ou bien de multiplier d’abord par et de diviser le produit par

J’observe, en outre que ce dernier parti qui, dans le présent exemple, paraît le plus mauvais, peut à son tour dans d’autres avoir l’avantage. Soit, par exemple, cette question :

mètres ont coûté francs ; que coûteront mètres ?

En suivant la première méthode, il faudrait diviser d’abord par ce qui donnerait le quotient fractionnaire qu’il faudrait multiplier ensuite par en suivant la seconde, on multiplie par le produit est exactement divisible par de sorte qu’on parvient au résultat sans rencontrer de fractions.

Mais il, vaut mieux, dans tous les cas, indiquer d’abord toutes les opérations, en cette manière et supprimer, avant de faire aucun calcul, les facteurs communs aux deux termes de la fraction résultante. On trouve ainsi, sur-le-champ, francs.

Après avoir traité de cette manière un certain nombre de règles de trois simples, tant directes qu’inverses, je passe à des règles de trois de plus en plus composées que je traite toutes comme la suivante :

PROBLÈME. ouvriers, en jours, travaillant heures par jour ont fait mètres d’un certain ouvrage ; il en reste encore mètres à faire ; on désirerait qu’ils fussent terminés en jours ; les ouvriers qu’on doit y employer consentent à travailler heures par jour ; combien en faudra-t-il ?

Solution.

ouvriers font par jour

ouvriers font par heure

ouvrier fait par heure

Il fera par jour, dans le second cas,

Il fera donc en 25 jours

La question se trouve donc ramenée à celle-ci :

Un ouvrier faisant mètres, combien en faudrait-il pour faire mètres ? On trouve la réponse à cette question en divisant le dernier de ces deux nombres par le premier ; ce qui donne

qui, par la simple suppression des facteurs communs aux deux termes de la fraction, se réduit à ouvriers.

J’observe ensuite que ce résultat peut être écrit ainsi :

Nombre d’ouvriers cherché et je fais alors les réflexions suivantes :

III. Toutes les questions comprises sous la dénomination commune de règles de trois simples et composées peuvent être comprises dans cet énoncé général :

Connaissant toutes les circonstances qui ont concouru à un événement et connaissant aussi toutes les circonstances qui ont concouru à un autre événement de même nature que le premier, excepté une seule ; déterminer cette circonstance inconnue ?

Je conclus d’abord de cet énoncé que, tant donnés qu’inconnus, les élémens d’un tel problème doivent être en nombre pair et de même espèce deux à deux[2].

Il y a donc, dans l’énoncé, un nombre et un seul nombre donné de l’espèce de celui qu’on cherche ; et c’est sur celui-là qu’il faut opérer pour parvenir à l’autre.

Or, on ne peut, en opérant sur un nombre d’une espèce déterminée, parvenir à un autre nombre de même espèce que lui, qu’en le multipliant par un ou plusieurs nombres abstraits. Je dis en le multipliant, car on sait que la division revient à la multiplication par une fraction qui, ayant l’unité pour numérateur, aurait le diviseur pour dénominateur.

Donc, le nombre cherché doit être égal au nombre donné de même espèce que lui, multiplié par un ou plusieurs nombres abstraits ;

Mais on ne peut faire des nombres abstraits avec des nombres concrets, de même espèce deux à deux, qu’en divisant l’un par l’autre ceux qui sont de même espèce ; de là donc résulte cette première règle.

RÈGLE I.re  Le nombre cherché est égal au nombre donné de même espèce que lui, multiplié par une suite de fractions ayant pour leurs deux termes respectivement les nombres donnés de même espèce.

Toute la difficulté est donc réduite présentement à savoir de quelle manière on doit écrire ces fractions ; c’est-à-dire, à savoir seulement quand ceux des nombres donnés qui forment la seconde partie de la question, doivent en être numérateurs ou dénominateurs ; or, on peut remplir ce dernier objet par cette autre règle fort simple.

REGLE II.me  Pour savoir comment doivent être disposés les deux termes de chacune de ces fractions, examinez successivement si, dans la supposition que chacun des nombres donnés qui entre dans la seconde partie de l’énoncé deviendrait nul, le nombre cherché devrait être nul ou infini ; le nombre donné dont il s’agit devra être numérateur dans le premier cas et dénominateur dans le second.

Appliquons ces règles à la question proposée.

Si, dans le second cas, au lieu de mètres d’ouvrage, il n’y en avait point, il ne faudrait plus d’ouvriers ; donc, il faut écrire

Si, dans le second cas ; au lieu de terminer l’ouvrage en jours, on demandait qu’il fût terminé instantanément, il faudrait une infinité d’ouvriers ; donc, il faut écrire

Si, enfin, dans le second cas, au lieu de travailler heures par jour, les ouvriers devaient ne travailler qu’un instant indivisible, il en faudrait également une infinité ; donc, il faut écrire

On aura donc, comme nous l’avions déjà trouvé,

Nombre d’ouvriers demandé

Ces deux règles pratiques, d’une application très-facile, et qui embrassent à la fois et les règles de trois les plus composées et les questions que M. Bérard a appelées questions à deux termes ; attendu que, dans celles-ci, il y a toujours un terme qui s’y trouve implicitement compris ; ces deux règles, dis-je, suffiront pour les praticiens, pour les esprits bornés ; et les courtes réflexions qui y conduisent en fourniront une démonstration très-philosophique à ceux qui aspireront à un but plus élevé.

On voit par là que je me garde bien de considérer, à l’exemple de la plupart des géomètres, toutes les données d’un problème comme des nombres purement abstraits ; puisque c’est au contraire sur leur qualité concrète que repose tout le mécanisme et toute la métaphysique de mes méthodes.

Cette métaphysique s’étend même aux questions de toutes les sortes qui sont du domaine des sciences exactes, et on peut affirmer généralement que, Dans tout problème mathématique, la quantité cherchée égale une quantité connue de même espèce qu’elle, multipliée par un nombre abstrait, formé avec des nombres concrets.

Soit, par exemple, cette règle de société avec temps.

Trois négocians ont fait une société,

Le premier à mis piastres pendant mois,

Le second … piastres pendant mois,

Le troisième … piastres pendant mois.

Ils ont gagné francs, combien revient-il à chacun ?

Par les méthodes connues, on trouve, pour la part du premier,

or, cette formule peut être mise sous l’une de ces trois formes

d’où l’on voit que, dans tous les cas, le nombre de francs cherché est égal à un nombre de francs multiplié par un nombre abstrait.

Je ne manque jamais de faire voir que les formules les plus compliquées d’algèbre, de géométrie et de mécanique sont toutes réductibles à cette forme, et que celles qui n’y sont point réductibles sont par là même radicalement absurdes. Je mets ainsi entre les mains de mes élèves un moyen facile de s’apercevoir des bévues qu’ils peuvent commettre, et auxquelles, en général, les commençans sont fort sujets.

  1. C’est pour n’avoir pas fait attention à tout cela que Bezout affirme, que, quant à l’espèce du quotient, ce n’est ni par l’espèce du dividende, ni par celle du diviseur qu’on en peut juger. C’est là une fausseté manifeste.
  2. Il pourrait fort bien se faire, dans des cas particuliers, qu’il y eût dans l’énoncé plus de deux élémens de même espèce ; mais leur nombre serait toujours pair ; et il serait toujours facile de voir comment ils doivent se correspondre à deux.