Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 08/Arithmétique, article 2

ARITHMÉTIQUE.

Méthode propre à résoudre les questions ordinaires
d’arithmétique, sans le secours de la théorie des
proportions ;

Par M. Bérard, principal du collège de Briançon, membre
de plusieurs sociétés savantes,
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Pour justifier le but de ce petit article, il ne sera pas inutile, ce me semble, de rappeler d’abord quelques observations connues et quelques maximes généralement avouées depuis long-temps.

On convient que ce n’est que par le progrès toujours croissant des lumières que le genre humain peut parvenir à tout le degré de bonheur et de prospérité dont il paraît être susceptible ; mais il est évident que cette proposition doit s’entendre des lumières publiques, et non des lumières individuelles d’un petit nombre d’hommes privilégiés.

L’espèce humaine peut, en effet, se partager en trois classes : la multitude qui reçoit l’impulsion ; les philosophes ou savans de bonne foi qui la donnent ; enfin, les égoïstes et les fourbes de tous genres, qui cherchent à perpétuer l’ignorance et à réserver pour eux-seuls les avantages attachés au savoir.

Ce n’est donc point assez que les philosophes perfectionnent les sciences, il faut encore que la multitude n’en perde pas de vue la marche progressive ; il faut qu’elle en comprenne le langage et qu’elle puisse s’en approprier les résultats, afin qu’elle ne courre point le danger d’être égarée par les ennemis de la raison D’Alembert se plaint, avec raison, à ce sujet (Encyclopédie. Élémens), de ce que les savans « préfèrent la gloire d’augmenter l’édifice au soin d’en éclairer l’entrée ». En conséquence, il forme le vœu que désormais les élémens des sciences, au lieu d’être abandonnés à des mains inexpérimentées, soient faits, au contraire, par des savans du premier ordre ; et c’est sans doute dans la vue de répondre à cet appel que Euler et Condorcet ont écrit, le premier des élémens d’algèbre, et le second un traité d’arithmétique.

C’est donc servir l’humanité que de rendre populaires et accessibles à la multitude, du moins autant qu’elles peuvent en être susceptibles, toutes les doctrines qui jusqu’ici n’ont été à la portée que du plus petit nombre ; et c’est dans la vue d’acquitter ma petite part de cette dette sacrée que j’ai rédigé ce qui suit.

L’arithmétique se divise en deux parties ; 1.o l’art de pratiquer les opérations du calcul sur toutes sortes de nombres, tant entiers que fractionnaires ; 2.o l’art d’appliquer à chaque question qui peut être proposée les méthodes de calcul qui lui conviennent. Le premier objet peut être rempli par un petit nombre de procédés certains, uniformes et, pour ainsi dire, mécaniques : le second, au contraire, n’a été assujetti jusqu’ici à aucune méthode constante et simple ; on ne l’a rempli que par des théories trop élevées et trop abstraites pour le commun des hommes ; et il a dû paraître d’autant plus difficile d’en agir autrement que la multitude des questions auxquelles s’appliquent les règles du calcul présente une variété presque infinie.

Nous avons un grand nombre de traités d’arithmétique ; et ils laissent, en général, très-peu à désirer sur le premier de ces deux objets ; mais il n’en est pas de même du second. L’élève qui aurait besoin de règles fixes et positives, ne rencontre plus, en cet endroit, que vague et obscurité.

On peut, en effet, ranger les questions d’arithmétique, du moins les plus ordinaires, en deux classes : dans la première, il s’agit de trouver un nombre , au moyen de deux autres  ; et il faut faire un choix, entre les trois expressions dans la seconde, il s’agit de trouver un nombre , au moyen de trois autres et il faut faire un choix entre les trois expressions et c’est précisément dans ce choix que consiste la difficulté.

Je sais fort bien qu’on peut, par des raisonnemens inattaquables, découvrir quelle est celle des expressions qui convient à la question particulière qu’on a le dessein de résoudre ; mais ces raisonnement, assez simples à la vérité pour les questions de la première sorte que l’on peut appeler questions à deux termes, commencent à devenir abstraits, lorsqu’il s’agit des questions de la seconde sorte ; c’est-à-dire, des questions à trois termes.

Une proportion géométrique qui n’est, au fond, que l’égalité de deux fractions, est une notation bien moins commode que celle des équations ; la distinction des règles de trois en directes et inverses exige une finesse de raisonnement et une contention d’esprit au-dessus de la portée du commun des élèves ; aussi est-il très-ordinaire de voir des jeunes-gens, très au courant d’ailleurs des règles du calcul, se méprendre assez souvent sur la disposition des termes d’une proportion.

À la vérité, toute question à trois termes étant décomposable en deux questions à deux termes, on peut, à l’aide d’une pareille décomposition, diminuer de beaucoup la difficulté des questions de celle nature.

Ainsi, par exemple, étant proposée cette question : Deux mètres d’ouvrage ont coûté quatre francs, combien coûteront trois mètres du même ouvrage ?

On peut d’abord se proposer celle-ci :

1.o Deux mètres ont coûté quatre francs, combien coûtera un mètre ?

On trouvera pour réponse francs ; et on posera ensuite cette deuxième question :

2.o Combien coûteront trois mètres, à raison de francs le mètre ?

La réponse, ou à cette dernière question sera aussi la solution de la question proposée.

Cette manière de procéder est à la fois lumineuse, simple et générale : elle rend inutile et bannit de l’arithmétique nouvelle toute la théorie des proportions : elle est donc très-préférable à la méthode ancienne ; mais, elle exige encore un circuit qu’on peut et qu’on doit éviter. Je vais exposer une règle qui mène directement au but : elle est fondée sur les deux principes ou remarques que voici :

1.o Un rapport est d’autant plus facile à saisir qu’il est exprimé par de plus petits nombres : c’est pour cela, par exemple, qu’on évalue les grandes distances en myriamètres et non en mètres, l’âge d’un homme en années et non en jours.

2.o Une question ne change pas de nature, quand on change uniquement les données qu’elle renferme : ce sont toujours les mêmes calculs qu’il faut exécuter sur les nouvelles données.

D’après ces remarques, on comprendra facilement les règles suivantes ; qui n’en sont que des conséquences.

1.re Règle. Questions à deux termes.

1.o Si les deux nombres donnés sont en partie fractionnaires, convertissez chacun d’eux en une simple fraction.

2.o Faites une question-modèle dans laquelle, en conservant scrupuleusement le même énoncé, vous substituerez aux nombres donnés les nombres et

3.o Vous devinerez, mentalement et sans calcul, la réponse à la question-modèle, laquelle sera toujours un des trois nombres

4.o Cette réponse fera connaître s’il faut, dans la question proposée, diviser le premier nombre donné par le second, ou le second par le premier, ou enfin prendre le produit de ces deux nombres.

Exemple. on coûté à combien revient l’aune ?

Question transformée. aunes ont coûté francs ; à combien revient l’aune ?

Question-modèle. aunes ont coûté francs ; à combien revient l’aune ?

La réponse à cette dernière question étant évidemment francs.

On en conclura que la réponse à la première doit s’obtenir en divisant par ce qui fera environ.

II.me Règle. Questions à trois termes.

1.o Transformez la question proposée, s’il est nécessaire, en une autre qui ne renferme que de simples fractions.

2.o Faites une question-modèle, dans laquelle vous substituerez respectivement aux trois nombres donnés les nombres en conservant scrupuleusement le même énoncé.

3.o Devinez, mentalement la réponse à cette question-modèle ; cette réponse sera toujours une des trois combinaisons

4.o Cette réponse à la question-modèle fera connaître de quelle manière il faut opérer sur les nombres donnés, dans la question transformée, pour parvenir au nombre cherché.

Exemple. Une source a fourni d’eau en combien en fournira-t-elle en

Question transformée. Une source a fourni livres d’eau en heures ; combien en fournira-t-elle en heures ?

Question-modèle. Une source a fourni livre d’eau en heures ; combien en fournira-t-elle en 4 heures ?

La réponse à cette dernière question étant évidemment

On en conclura que, pour résoudre la question transformée, il faut multiplier le premier des trois nombres donnés par le quatrième, et diviser le produit de cette multiplication par le second.

Cela donnera environ.

On rencontre des questions à cinq ou même à un plus grand nombre de termes ; mais on les réduit à trois termes par des transformations préalables.

La règle que je viens d’exposer mène au but par la ligne droite ; sans tâtonnemens et sans raisonnemens ; elle n’exige que la connaissance des quatre opérations fondamentales. Elle est, si l’on veut, un instrument de calcul, une méthode empyrique ; mais, cette méthode est infaillible et rigoureuse, puisqu’elle repose sur deux axiomes. Je la présente aux géomètres, non pour leur usage personnel ; ils n’en ont pas besoin ; mais pour qu’ils la jugent et la propagent s’ils l’approuvent. Elle leur appartient presque autant qu’à moi ; car s’ils prennent la peine d’examiner ce qui se passe dans leur esprit lorsqu’ils calculent, ils reconnaîtront qu’ils suivent souvent une marche à peu près semblable à celle que je propose. Mais, si de pareilles règles sont inutiles aux savans, elles sont précieuses pour la jeunesse, dont il faut prévenir le dégoût et ménager les forces. Elles seront utiles encore aux instituteurs primaires, aux chefs d’enseignement mutuel, et, en général, à tous ceux qui n’ont pas appris ou qui ont oublié les élémens des mathématiques.


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