Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Philosophie mathématique, article 2

PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

De l’usage des infiniment petits dans la géométrie
élémentaire ;
Par M. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

La manière dont je me suis expliqué en divers endroits de ce recueil, et l’emploi fréquent que j’y ai fait de la série de Taylor, donnent assez à connaître que je ne pense pas que la méthode des infiniment petits doive être employée dans les sciences exactes, du moins comme méthode d’exposition.

Mais je manquerais de bonne foi si je dissimulais les objections graves que l’on peut opposer, aux méthodes plus rigoureuses par lesquelles celle-là est communément remplacée. Il est certain, en effet, que ces méthodes sont d’ordinaire longues, compliquées et difficiles à suivre ; ce qui est un inconvénient notable, sur-tout dès l’entrée d’une science, où l’on s’expose, par leur emploi prématuré, à rebuter un grand nombre de commençans que des méthodes moins sévères auraient au contraire attirés, et dont les études et les succès auraient pu tourner ensuite au profit de la science. Dans les élément de géométrie, en particulier, la réduction à l’absurde ou la méthode d’exhaussion, constamment employée par les disciples d’Euclide, présente un vice capital qui consiste dans son opposition formelle avec l’esprit d’invention, et dans la nécessité où elle met souvent celui qui enseigne de supposer déjà connus à l’avance, par une sorte de révélation d’en haut, les résultats dont il va établir la légitimité ; résultats qui, par suite, ne se gravent que très-difficilement dans la mémoire de l’élève qui ne voit immédiatement, par exemple, pourquoi le volume d’une pyramide est plutôt le produit de sa hauteur par le tiers de sa base que par toute autre fraction de cette base, et qui ne conçoit pas mieux comment les premiers inventeurs sont parvenus à deviner ces sortes de résultats.[1]

C’est là sans doute ce qui a pu déterminer plusieurs auteurs d’élémens à donner la préférence à la méthode des limites qui, au surplus, ne diffère guère que par les termes de celle d’exhaussion ; mais cette méthode des limites, outre qu’elle ne satisfait peut-être pas autant l’esprit que la première, n’est point elle-même sans difficulté, et n’est pas, plus que l’autre, exempte de longueurs, du moins lorsqu’on veut la présenter d’une manière bien rigoureuse, et en mettre les résultats à couvert de tout soupçon d’inexactitude.

Il y a déjà assez long-temps que j’ai songé à substituer à l’un et à l’autre procédés un tour de raisonnement qui, bien qu’il écarte toute considération d’infiniment petits, réunit cependant à la simplicité et à la concision l’avantage inappréciable de laisser la marche de l’inventeur tout à fait à découvert, et de ne rien laisser à désirer du côté de la rigueur. Un seul exemple suffira pour le faire concevoir nettement ; je le choisirai des plus simples.

Je suppose que, sachant mesurer les aires des figures rectilignes, on ait besoin, pour la première fois, de déterminer celle d’un cercle. La nouveauté du problème et son peu d’analogie apparente avec les problèmes antérieurement résolus pourront d’abord causer quelque embarras, et la première pensée qui s’offrira pour le surmonter, sera de substituer quelque approximation à une évaluation rigoureuse.

On circonscrira donc au cercle un polygone régulier d’un très-grand nombre de côtés ; et, supposant entre l’une et l’autre figures une identité qui réellement n’a lieu qu’à peu près, on prendra pour l’aire approchée du cercle le produit du périmètre du polygone circonscrit par la moitié du rayon ; résultat évidemment d’autant plus approché que les côtés du polygone seront plus nombreux ; mais, dans tous les cas, plus grand que le véritable.

Dans la vue de le diminuer un peu, et conséquemment d’atténuer encore l’erreur, il se présente assez naturellement à la pensée de substituer au périmètre du polygone la longueur de la circonférence, qui est plus petite, c’est-à-dire, de prendre pour l’aire approchée du cercle le produit de sa circonférence par la moitié de son rayon. On ne pourra plus savoir ici, du moins a priori, si l’erreur est en plus ou en moins, attendu l’espèce de compensation introduite dans la première évaluation ; mais, si l’erreur existe en effet, sa grandeur absolue n’en devra pas moins demeurer évidemment subordonnée au nombre des côtés du polygone circonscrit ; et décroître à mesure que ce nombre augmentera.

Cette erreur, si elle existait, devrait donc être, de sa nature, essentiellement variable ; mais, d’un autre côté, elle ne saurait l’être, puisque la considération du polygone n’entre plus pour rien dans la dernière évaluation à laquelle on s’est arrêté, et que les élémens qu’on y emploie sont constans comme l’aire même qu’on cherche à évaluer : donc l’erreur est tout à fait nulle ; donc il a dû s’opérer une exacte compensation ; donc l’évaluation est rigoureuse, donc, etc.

J’ai traîné, à dessein, le raisonnement un peu en longueur, afin d’en rendre l’esprit plus facile à saisir ; mais, lorsqu’une fois il est devenu assez familier, on peut le rendre beaucoup plus concis ; il se réduit en effet à dire que si l’erreur d’un calcul fait sur des quantités constantes dans la vue d’évaluer, par approximation, une autre quantité aussi constante, est de nature à être indéfiniment décroissante, cette erreur est, par là même, tout à fait nulle.

Les mêmes considérations peuvent être facilement transportées dans le calcul différentiel. On peut y envisager d’abord les les comme des quantités d’une petitesse finie arbitraire, et leur introduction dans les calculs comme un simple procédé d’approximation. Alors leur évanouissement de certains résultats sera le critérium de l’exactitude de ces résultats ; ce qui rentre exactement dans les idées déjà développées depuis long-temps par M. Carnot d’une manière si lumineuse (Voyez ses Réflexions sur la méthaphysique du calcul infinitésimal, Paris, 1813). Mais il faut convenir qu’ici il peut s’offrir souvent, relativement aux suppressions de termes, des difficultés de pratique assez sérieuses, et que le recours à la série de Taylor peut seul faire complètement évanouir.

  1. Ceci me rappelle qu’aux examens d’admission à l’école polytechnique, un jeune homme interrogé, il y a quelques années, sur le centre de gravité du volume du tétraèdre, et débutant ainsi, dans sa réponse : « je vais prouver que le centre de gravité du volume d’un tétraèdre est à une dislance de sa base qui ne saurait être moindre ni plus grande que le quart de sa hauteur », fut tout à coup déconcerté, par cette brusque apostrophe de l’examinateur : « Comment avez-vous deviné cela ? » L’examinateur avait raison ; cela semblait en effet tomber des nues ; mais le jeune homme n’aurait-il pas été fondé à lui demander, à son tour, pourquoi il rejetait en statique un mode de procéder dont il venait de s’accommoder en géométrie ?