Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Philosophie mathématique, article 1

PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

Réflexions sur les divers systèmes d’exposition des
principes du calcul différentiel, et, en particulier,
sur la doctrine des infiniment petits ;
Par M. Servois, professeur aux écoles d’artillerie.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Parmi les différentes manières de présenter le calcul différentiel, je ne dirai pas qu’il y en ait une qu’il soit nécessaire d’adopter. Toutes celles qui sont légitimes ont, du moins aux yeux de ceux qui les proposent, quelques avantages particuliers. Mais, s’il est utile de lier solidement le calcul différentiel avec l’analise algébrique ordinaire ; si le passage de l’une à l’autre doit être facile et s’exécuter, pour ainsi parler, de plain-pied ; si l’on doit pouvoir répondre, d’une manière à la fois claire et précise, aux questions : Qu’est-ce qu’une différentielle ? Quand et comment se présentent comme d’elles-mêmes les différentielles ? Avec quelles fonctions analitiques conservent-elles, non de simples analogies, mais des rapports intimes ? Je croirai ne rien accorder à la partialité, en affirmant qu’on inclinera vers la théorie dont j’ai essayé de tracer une esquisse rapide dans l’article qui précède celui-ci.

Dans l’analise algébrique, après avoir considéré les quantités comme déterminées ou constantes, on est mené naturellement à les considérer comme variables. Toute variation, qu’elle soit elle-même constante ou variable, est essentiellement une quantité finie ; au mains est-ce là le premier jugement qu’on a dû en porter. Or, il faut exprimer la variation d’une fonction composée de variables élémentaires, par le moyen des variations de celles-ci : voilà le premier problème que l’on puisse se proposer dans cette partie ; les premiers essais de solution conduisent à des séries. Ainsi, quand, dès l’arithmétique, on n’aurait pas déjà trouvé des séries, telles que les quotiens et les racines, approchées par le moyen des décimales, on y serait nécessairement parvenu en considérant la quantité comme variable. Les séries et le calcul différentiel ont donc dû prendre naissance ensemble ; c’est à l’entrée de ce dernier qu’on rencontre un premier développement de l’état varié d’une fonction quelconque, par exemple. En essayant d’ordonner ce développement d’une autre manière, on ne peut se dispenser de faire attention à la série très-remarquable de différences

à laquelle on est tenté de donner un nom qui rappelle sa composition : celui de différentielle se présente comme de lui-même. Déjà, en comparant les deux développemens différens dont est susceptible le binôme élémentaire on avait trouvé la série

à laquelle on avait donné le nom de logarithme de  ; ainsi, par la simple analogie, la différentielle est comme le logarithme de l’état varié Chemin faisant, d’autres rapports, entre la différentielle, la différence, l’état varié et les nombres, se sont manifestés ; il a fallu en rechercher la cause ; et tout s’est expliqué fort heureusement, quand, après avoir dépouillé, par une sévère abstraction, ces fonctions de leurs qualités spécifiques, on a eu simplement à considérer les deux propriétés qu’elles possèdent en commun, d’être distributives et commutatives entre elles.

Cette marche, si naturelle, n’a point été celle des inventeurs. Il est de fait que le calcul différentiel est né des besoins de la géométrie. Or, le calcul algébrique, qui s’occupe essentiellement de la quantité discrète, c’est-à-dire, des nombres, ne peut s’appliquer à la quantité continue, c’est-à-dire, à l’étendue, que lorsqu’on suppose que les variations numériques deviennent arbitrairement ou indéfiniment petites. Ainsi, le moyen d’union entre le calcul et la géométrie est nécessairement la méthode des limites ; c’est pourquoi les inventeurs, et les bons esprits qui sont venus après, ont pris, ou du moins indiqué, pour méthode à d’exposition et d’application du calcul différentiel, celle des limites.

Newton n’a point, comme Mac-Laurin et quelques autres de ses compatriotes, transporté sans ménagement la mécanique dans son calcul des fluxions ; sa théorie est fondée sur celle des dernières raisons des quantités ; et, suivant lui, Ultimœ rationes reverà non sunt rationes QUANTITATUM ULTIMATUM, sed LIMITES ad quos rationes semper appropinquant. (Livre 1.er des Principes, Scolie sur le lemme xi) ; principe très-lumineux, et qu’on n’a pas assez remarqué.

Leibnitz, co-inventeur, professait la même doctrine ; il a constamment donné ses différentielles pour des quantités incomparablement petites ; et, dans les applications, il a toujours cru qu’on pouvait rendre les démonstrations rigoureuses par la méthode d’Archimède ; celle, des limites… Quod etiam Archimedes sumsit aliique post ipsum omnes, et hoc ipsum est quod dicitur differentiam esse datâ quâvis minorent ; et Archimede quidem PROCESSU res semper deductione ad absurdum confirmari potest. (Réponse aux difficultés de Nieuwentiit ; œuvres, tom. 3.me, page 328). D’ailleurs, ce savant homme n’a jamais admis de quantités infiniment petites, dans le sens propre de ce terme. On connaît la discussion assez longue qui a existé entre lui et Jean Bernouilli à cet égard ; discussion dans laquelle il a constamment tenu la négative (Voyez le Commerce épistolaire entre ces deux illustres géomètres, publié ; par Cramer).

Euler ne parle pas un autre langage, dans la belle préface de ses Instiiutiones calculi differentialis… Hic autem LIMES qui quasi rationem ultirnam incrementorum constituit, verum est objectum calculi differentialis. Et si, dans le cours de son livre, il échappe à ce grand homme quelques expressions un peu dures, on doit, ce me semble, les interpréter bénignement, d’après ce principe formellement reconnu.

On sait que d’Alembert s’est distingué parmi les géomètres qui ont appliqué la méthode des limites au calcul différentiel. Ainsi, on ne doit point être surpris de compter dans les mêmes rangs les bons géomètres qui sont venus après : tels que Karoten, Kœstner, Holland, Tempelhof, Vincent Ricati et Saladini, Cousin, Lhuilier, Paoli, Pasquich, Gourief, etc. Il ne serait d’ailleurs pas difficile de faire voir que les méthodes particulières, telle que celle des Fonctions dérivées de l’immortel Lagrange, laquelle a de nombreux sectateurs, et celle des indéterminées, proposée ou recommandée par Boscowich, Naudenot, Arbogast, Carnot, etc., reviennent foncièrement à celle des limites. Comment est-il donc arrivé que cette étrange méthode des infiniment petits ait acquis, du moins sur le continent, tant de célébrité ; et même qu’elle soit parvenue à placer son nom parmi les synonymes de méthode différentielle ?

Je pourrais, si j’en avais le loisir, assigner à cette usurpation plusieurs causes probables ; mais ce qui m’étonne d’avantage, c’est que la méthode des infiniment petits conserve encore, non seulement des sectateurs, mais des fauteurs enthousiastes : écoutons un moment, un de ces derniers, et admirons ! « Le soin d’éviter l’idée de l’infini dans des recherches mathématiques, prouve incontestablement, outre une routine aveugle, une véritable ignorance de la signification de cette idée ; et nous ne craignons pas d’avouer que nous croyons anticiper sur le jugement de la postérité, en déclarant que, quelque grands que puissent être les travaux de certains géomètres, le soin qu’ils mettent à imiter les anciens, dans l’exclusion de l’idée de l’infini, prouve, d’une manière irréfragable, qu’ils ne sont pas à la hauteur à laquelle la science est portée depuis Leibnitz, puisqu’ils évitent cette région élevée où se trouve le principe de la génération des quantités, et par conséquent la véritable source des lois mathématiques, pour venir ramper dans la région des sens, la seule connue des anciens, où l’on ne trouve que le grossier mécanisme des calculs. » (Réfutation de la théorie des fonctions analitiques de Lagrange, Paris, 1812, Page 40) Déjà, dans un premier ouvrage (Introduction à la philosophie des mathématiques. Paris, 1811), le même auteur, en annonçant que « les procédés (du calcul différentiel) implique une antinomie qui les fait paraître, tour à tour, comme doués et comme dépourvus d’une exactitude rigoureuse »… (Philosophie, etc., page 32), avait gourmandé les géomètres non infinitaires, avec ce ton tranchant et cette emphase dogmatique qui forment la couleur dominante des écrits inspirés par le Système philosophique (celui de KANT) dont il fait profession.

Essayons, un instant, d’apprécier tout cela à sa juste valeur.

D’abord, je me rappelle fort bien que Kant, trouvant l’infini dans la raison pure et le fini dans la sensibilité, a conclu, de la coexistence de ces deux facultés dans l’être cognitif, qu’il doit y avoir, relativement à l’idée cosmologique, par exemple, plusieurs antinomies qui ne sont au fond que des illusions auxquelles il n’est point difficile de se soustraire, quand on veut bien distinguer soigneusement ce que chacune des formes de la cognition y apporte pour sa part. Faisons la même chose, par rapport à la prétendue antinomie mathématique que le disciple s’applaudit d’avoir découverte dans la théorie du calcul différentiel. Admettons, ce qui est vrai, que le calcul appartienne exclusivement à la sensibilité qui, selon ces Messieurs, est la faculté de l’individuel ; il s’ensuivra qu’il y a, non seulement paralogisme, mais erreur palpable à soumettre au calcul l’infini, qui est du domaine d’une autre faculté : celle de l’absolu, ou ce qu’ils appellent la raison pure. Je demande pardon à mes lecteur de l’emploi que je viens de faire d’un idiome avec lequel, sans doute, peu de personnes en France sont familiarisées ; mais je fais ici un argument que nous appellions jadis ad hominem.

Qu’on ne dise pas que cette illusion est tellement nécessaire qu’on ne puisse la décliner… ! On marche devant celui qui nie le mouvement. Newton, d’Alemhert, Lagrange, etc., ont marché ; c’est-à-dire, qu’ils ont mis en effet les principes du calcul différentiel hors de toute dépendance de la chose et même du mot infini.

Mais l’infini n’est-il pas cette région élevée où se trouve le principe de la génération des quantités, la véritable source des lois mathématiques ? Non certainement, à moins que vous ne soyez bien décidé à rester sous l’influence de l’illusion que vous avez signalée. J’ajoute, relativement au calcul différentiel, que l’introduction de l’idée d’infini n’y est pas même utile.

L’idée d’infiniment petit n’abrège point l’exposition. En effet, il est impossible d’établir la hiérarchie des infiniment petits de différens ordres, sans avoir recours à la série de Taylor, ou à quelques autres équivalens. Je défie de prouver sans cela, d’une manière satisfaisante, que, par exemple, étant un infiniment petit de 1.er ordre, est un du second. Même défaut dans les applications. Si on n’admet pas l’hypothèse de la courbe polygone, hypothèse qui paraît si étrange à ceux, qui viennent d’étudier les élémens de la géométrie Euclidienne, je défie qu’on démontre, sans la série de Taylor, que le prolongement, jusqu’à la tangente, de l’ordonnée infiniment voisine de celle du point de tangence, que la différence entre l’arc infinitésimal et sa corde, etc., sont des infiniment petits du 2.me ordre au plus. Si l’on admet la gothique hypothèse : le rapport est rigoureusement égal à celui de l’ordonnée à la sous-tangente ; pourquoi donc alors néglige-t-on des termes en différenciant l’équation de la courbe ? D’ailleurs, comme l’a fort bien remarqué l’auteur de la théorie des fonctions analitiques, c’est un fait que les résultats du calcul infinitésimal sont exacts par compensation d’erreurs ; or, je porte encore le défi d’expliquer ce fait majeur, sans avoir recours aux séries. Cela étant, puisqu’il faut absolument, et avant tout, être maître du développement en séries, pourquoi ne passerait-on pas de là immédiatement au calcul différentiel, par la porte de plain-pied qui est ouverte ? et pourquoi reviendrait-on, par un circuit ténébreux, celui des considérations infinitésimales, aux principes de ce calcul ? Qu’on se forme, si l’on veut, et ce qui est possible, d’après la vraie théorie, des méthodes abrégées qui permettent de biffer ou d’omettre, à l’avance, des termes de développement, qui disparaîtront à la fin de longs calculs ; je ne m’y oppose pas ; les géomètres exercés le font tous ; et quand une fois on est en possession de ces méthodes, on peut, dans la géométrie et dans la mécanique, parler un langage qui se rapproche de celui des infinitaires, sans néanmoins attacher aux mêmes termes les mêmes idées ; mais il serait absolument impraticable de commencer par là.

Il y a plus. Si l’on consulte l’histoire du calcul différentiel, combien y verra-t-on de questions puériles ou ridicules, de contestations plus qu’animées, d’erreurs même, prendre leur source dans l’obscurité répandue par les infiniment petits, et dans la difficulté de leur maniement. Je ne puis m’engager dans cette discussion ; mais qui est-ce qui ne se rappelle pas les incompréhensibilités de Sturmius ; les Subtilités de Guido Grandi ; les Ponts jetés entre le fini et l’infini de Fontenelle ; la méprise de Sauveur, dans le problème de la Brachystochrone ; celle de Jean Bernouilli lui-même, dans sa première solution du problème des Isopérimètres ; celle de Charles sur les solutions particulières des équations différentielles ; les discussions relatives à l’expression analitique de la force accélératrice du mouvement varié : discussions qui dégénérèrent en dispute entre Parent et Saurin, relativement aux théorèmes d’Huygens sur la force centrifuge, et qui enfantèrent cette ridicule distinction de la force considérée dans la courbe polygone et dans la courbe rigoureuse ; discussions enfin qui ne sont pas encore terminées, à en juger du moins par quelques mémoires de Trembley (Académie de Berlin, 1801, etc.) etc., etc.

En un mot, je suis convaincu que la méthode infinitésimale n’a ni ne peut avoir de théorie qu’en pratique ; c’est un instrument dangereux entre les mains des commençans, qui imprime nécessairement, et pour long-temps, un caractère de gaucherie, de pusillanimité, à leurs recherches dans la carrière des applications. Enfin, anticipant, à mon tour, sur le jugement de la postérité, j’ose prédire que cette méthode sera un jour accusée, et avec raison, d’avoir retardé le progrès des sciences mathématiques. Mais je dois reprendre le fil de mes réflexions.

J’ai déjà insinué la distinction que j’établis, d’après Euler, entre la méthode d’exposition et la méthode d’application du calcul différentiel. Celle-ci, quand il est question de l’espace et du temps, objets des principales applications, est nécessairement la méthode des suites en général. Sous le rapport particulier de la pratique, rien, à mon avis, ne surpasse, en élégance, j’allais presque dire en majesté, la marche tracée dans les deux dernières parties de l’excellente Théorie des fonctions analitiques. Quant à la première méthode, celle d’exposition, j’ai toujours trouvé quelques inconvéniens à la déduire de la considération des fonctions dérivées, ou en général des limites. Un des plus graves, selon moi, est de ne conduire aux séries fondamentales qu’après leur avoir gratuitement assigné leur forme. Cet inconvénient, bien senti par l’auteur des Fonctions dérivées, n’a pas été heureusement écarté par la démonstration proposée (Théorie des fonctions, page 7 de la 1.re édit. et page 8 de la 2.me). Je m’en suis expliqué franchement, à la tête de mon second mémoire ; et j’ai cité les opinions conformes d’Arbogast (Lettre manuscrite) et de Burja (Mémoires de Berlin, 1801) ; mais personne moins que moi n’aurait songé à oser fonder là-dessus le scandale d’une Réfutation de la théorie des fonctions analitiques. J’ai donc dû porter mes vues d’un autre côté ; et voici la marche que j’ai suivie.

Les premiers développemens en séries que l’on rencontre, sont les les résultats de transformations successives appliquées à une équation identique. Écrivons, par exemple,

Exécutons indéfiniment sur le second membre l’opération de la division, et nous aurons la série

Écrivons encore l’équation identique

Faisons successivement et nous aurons la suite des transformées

Prenons la somme des produits respectifs de ces équations par 1, par par par par et nous aurons, en réduisant, la série

C’est avec cette formule que Nicole enseigne à sommer une infinité de suites (Mémoires de l’académie des sciences de Paris. 1727).

Ces séries ont la propriété d’être arrêtées à quel terme on veut, et d’avoir un terme complémentaire, nécessaire pour conserver l’identité. Dans la première, ce complément est le reste de la division à laquelle on s’en tient, divisé par  ; et dans la seconde, il se trouve à la fin. Je savais que la série de Taylor a, dans le fait, un semblable complément qui doit aussi appartenir à toutes celles qui en dérivent, et par conséquent à toutes les séries connues ; d’où il m’a été permis de conjecturer que toutes les séries doivent être le résultat d’une suite de transformations d’équations identiques ; que toutes doivent jouir de l’avantage d’être arrêtées où l’on veut, et de conserver l’identité par le moyen d’un terme complémentaire. Cette conjecture s’est heureusement changée en certitude, et il en est résulté une notion nouvelle, et bien importante, sur la nature des séries. On a vu au commencement du précédent mémoire, comment, en partant d’équations identiques, je suis arrivé aux développemens fondamentaux. « Le procédé que suit l’auteur (est-il dit dans le rapport de MM. les Commissaires) a deux avantages qu’il faut remarquer ; le premier, c’est qu’il n’exige pas que l’on connaisse à l’avance la forme des séries qu’on cherche ; le second, c’est qu’il permet d’arrêter ces séries à quelque terme que ce soit ». La forme du complément se reconnaît sur-le-champ. Pour la série de Taylor, en particulier, cette forme est celle que Ampère a remarqué le premier, dans un très-beau mémoire d’analise (XIII.e cahier du Journal de l’école polytechnique).

Ici encore, je me trouve en opposition directe avec le Philosophe transcendantal. « Les séries, prises dans toute leur généralité,… ont, par elles-mêmes, dans le nombre indéfini de leurs termes, et sans le secours d’aucune quantité complémentaire, une signification déterminée,… c’est là le point philosophique de l’importante question des séries ; et c’est ce point que, suivant nous, les géomètres n’ont pas encore atteint, dans l’état où se trouvé la science. » (Réfutation etc., page 58). On n’a pas encore besoin cette fois d’ergotisme, pour faire ressortir la fausseté de ces assertions. L’équation identique, les transformations successives, la série et son complément sont des faits. Les séries divergentes ne peuvent être employées qu’avec leur complément ; et c’est ainsi qu’on a depuis long-temps résolu fort heureusement le paradoxe présenté par le développement de la fraction Quand la convergence est reconnue, on prononce la diminution successive et indéfinie du complément, d’après la comparaison des développemens consécutifs et la raison d’identité ; alors seulement les séries servent utilement aux besoins de la pratique, sans avoir égard à ce complément.

On aura remarqué, sans doute, que notre procédé d’exposition offre un autre avantage considérable ; c’est de conserver aux quantités par rapport auxquelles nos séries sont ordonnées toute la généralité dont elles sont susceptibles, c’est-à-dire, de ne point exiger de considérations particulières, sous le rapport du positif, du négatif, de l’entier ou du fractionnaire.

Un second inconvénient de l’application des limites à l’exposition du calcul différentiel, inconvénient qu’elle partage avec la méthode infinitésimale, est de laisser sous le voile du mystère ces belles analogies des fonctions différentielles entre elles et avec les facteurs. On a vu comment je suis parvenu à déchirer ce voile. À cet égard, MM. les Commissaires ont encore eu la bonté de dire : « En montrant que c’est à leur nature distributive, en général, et commutatives entre elles et avec le facteur constant, que les états variés, les différences et les différentielles doivent leurs propriétés et les analogies de leurs développemens avec ceux des puissances, (l’auteur) en donne la véritable origine, et éloigne cette idée de séparation des échelles qu’Arbogast avait imaginée, d’après Lorgna, pour expliquer les mêmes circonstances, et qui a paru un peu hasardée. » En effet, et il ne faut qu’une légère attention pour l’apercevoir, nous ne perdons jamais de vue, dans nos formules, le sujet des fonctions ; et il n’y a ni séparation d’échelles ni opérations qui se terminent exclusivement à ces échelles. La notation proposée (n.o 2) n’est point d’un usage indispensable ; elle est seulement très-utile, en tant qu’elle épargne la peine de représenter, à chaque instant, des fonctions polynômes par de nouvelles lettres. La belle méthode d’intégrer les équations aux coefficiens constans, publiée dans les Annales de mathématiques (tome 3, pag. 244 et suiv. ), et qui ajoute tant d’intérêt aux formules de l’analogie, ne réclame pas davantage la séparation des échelles, comme il serait aisé de le faire voir. Je ne puis rien dire ici d’un autre genre d’application que ces formules fournissent à l’auteur du mémoire cité (ibid. nos 9 et 10) ; cela m’engagerait trop loin. Je ferai seulement observer que, si l’on craint de broncher dans une route scabreuse et peu fréquentée, il faut ne prendre, pour formules de départ, que celles à la formation desquelles on a assisté, et qui, identiques d’abord, n’ont été transformées que d’après la double propriété des nombres d’être distributifs et commutatifs entre eux. Ainsi, par exemple, je conclurais au moins à une révision de la formule de départ, si, parmi les résultats qu’elle m’aurait donnés, je trouvais une série comme celle-ci (ibid. pag. 252, formule 23)

En effet, à cause de

d’où, à cause de

on conclut

Ici je fais l’essai de et j’ai, en divisant par 2

résultat qui n’est pas vrai.

Je fais encore l’essai de et j’ai

résultat encore plus étrange que le premier.[1]

On me permettra, je pense, de tirer encore de ma théorie des fonctions distributives et commutatives, une conséquence d’une autre nature : c’est que la notation Leibnitzienne, pour le calcul différentiel, doit être conservée. Laissons aux Anglais leurs lettres ponctuées, conservons aux accens l’utile emploi de multiplier nos alphabets ; et, en nous rapprochant de la notation qui, de l’aveu de tous les analistes, est la plus parfaite, celle des puissances, destinons exclusivement les exposans numériques à représenter les différens ordres de fonctions répétées. Quand à ma notation des différentielles partielles, on en pensera ce qu’on voudra ; elle n’a d’autre avantage que d’être en harmonie avec celle que j’ai cru devoir adopter pour les fonctions partielles en général, laquelle ne peut guère être plus simple ni plus significative. Au reste, il est remarquable qu’Euler en ait proposé une toute semblable, dans un mémoire qui fait partie des Nova Acte de Petersbourg (1786, pag. 17).

J’aurais pu me dispenser de donner (n.o 19) une idée de l’extension dont les séries fondamentales (n.o 15) sont susceptibles, si j’avais cru devoir me borner à établir ce qui est précisément nécessaire pour différencier les fonctions ; mois, à mon avis, le calcul différentiel pur s’étend plus loin qu’on ne le pense communément ; et, en particulier, le développement des fonctions en séries appartient plutôt à la substance de ce calcul qu’à ses applications. D’ailleurs, j’ai voulu montrer comment des séries fondamentales on peut s’élever à ce qu’il y a de plus général, d’une manière fort naturelle. Ici encore je suis en opposition avec le Philosophe, au moins pour la méthode. On sait avec quel fracas il a communiqué au premier corps savant de l’Europe, et ensuite au public, certaine formule générale, d’où il tire toutes celles que l’on connaît pour le développement des fonctions ; c’est-à-dire, qu’il descend, pendant que je m’efforce de monter.

La formule générale du Criticiste présente développée suivant les produits des états variés successifs de savoir

étant la différence constante de la variable Les coefficiens des différens termes sont des fonctions très-compliquées des différences des mêmes fonctions, dans lesquelles il faut, après tout développement, mettre une des valeurs de donnée par la résolution de l’équation On aura sans doute déjà aperçu que cette formule n’est elle-même qu’un cas particulier de notre formule (23, n.o 13). Effectivement, il suffit de faire

et partant

pour avoir, par nos équations (23), (27), et la série et les coefficions du Philosophe.

Pour passer de là à la série ordonnée suivant les puissances de il suppose infiniment petit et, sous ce prétexte, il change tout bonnement les en Cela pourra paraître fort bien aux yeux attaqués du strabisme infinitésimal ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit ; c’est aux détails de transition, poussés jusqu’à l’une ou l’autre des formes reconnues dans le précédent mémoire (n.o 19), que je l’attendais. Or, à cet égard, il est d’une discrétion merveilleuse. Voyez, en effet, les tableaux d’expressions équivalentes (Réfutation, etc., pages 18, 19, 33) liées par ces phrases laconiques : « on verra de plus que ces expressions simplifiées davantage peuvent être mises sous la forme,… on peut facilement transformer ces expressions en celles-ci… » ; et, si vous ne voulez pas l’en croire sur parole, ayez le courage d’entreprendre ces transformations… ! Ajoutez à cela que ses tableaux d’expressions analytiques ne présentent pas toujours une loi générale bien prononcée : tel est, en particulier, celui des expressions marquées par la lettre (page 19). Je l’ai insinué (n.o 13), et je l’affirme ici positivement ; ces difficultés de détail sont un vice capital dans la méthode descendante, (que j’appellerais synthétique, si je ne discutais avec un Criticiste) ; et leur absence de la méthode ascendante assure à celle-ci tout l’avantage sur sa rivale.[2]

On me permettra, avant de terminer, de présenter ici, sur l’application de la philosophie transcendentale, et en général des systèmes métaphysiques aux mathématiques, quelques réflexions qui ne pourraient que difficilement trouver place ailleurs, et que le sujet qui m’occupe semble amener d’une manière assez naturelle.

J’avais bien prévu, en lisant Kant, que les géomètres seraient, tôt ou tard, l’objet des tracasseries de sa secte. On trouve, dans les prolégomènes de la Critique de la raison pure, ce passage très-significatif : (Je cite d’après la traduction latine de Born) Cum enim vix unquam de mathesi suâ philosophati sint (arduum sanè negotium)… tritœ regulœ atque empiricè usurpatœ… iis sunt instar axiomatum ; mais j’étais loin d’imaginer jusqu’à quel point ils seraient maltraités. Voyez, dans cette fastueuse conclusion de la Philosophie des mathématiques (pages 256 et suivantes), avec quel superbe dédain on y répond à cette question : Quel était l’état des mathématiques, et sur-tout de l’algorithmie, avant cette philosophie des mathématiques ? Vingt fois on y répète : « On ne le savait pas… on ne s’en doutait même pas… on n’en avait pas l’idée… »

Mais sommes-nous bien aussi pauvres qu’on le dit ? et la Philosophie critique ne se pavanerait-elle point un peu aux dépens de notre plumage ?

« Les théories des logarithmes et des sinus, purement algébriques, n’étaient point connues… » Quelqu’un a déjà réclamé contre cette allégation, en citant entr’autres l’ouvrage de Suremain-de-Missery (Théorie purement algébrique des quantités imaginaires ; Paris 1801).

« La loi fondamentale de la théorie des différences n’était pas connue… On qualifie ainsi l’expression de la différence du produit par les différences de et de formule que Taylor a publiée depuis long-temps, dans les Transactions philosophiques (tome 30, page 676, etc.). Il est bien vrai qu’on ne l’avait pas « reconnue pour la loi fondamentale de toute la théorie des différences et des différentielles », parce qu’il n’est pas vrai qu’elle jouisse de cette propriété. Les lois vraiment fondamentales de ces deux théories sont dans les définitions de la différence et de la différentielle. On déduit de ces définitions quelques faits généraux, fort utiles pour la pratique ; la prétendue loi est du nombre. Au surplus, le Philosophe a bien senti l’insuffisance de sa loi, quand il est question de différencier les fonctions de plusieurs variables ; car elle ne va pas jusqu’à donner la forme des développemens en différences et différentielles partielles. Mais admirez le subterfuge qu’il emploie pour sauver l’universalité de cette loi ; il affirme que la forme dont il s’agit « n’a besoin d’aucun artifice, pour être déduite ou démontrée… » ; mais, si cela est, vous n’en êtes que plus coupable d’avoir présenté cette forme dans une formule fausse (Philosophie, etc., formule (bh), page 116). On peut la comparer avec la vraie formule que j’ai donnée dans la précédent mémoire (75), et qui comprend, comme cas très-particulier, la loi philosophique.

« La théorie des grades et gradules n’était point connue… » c’est-à-dire, qu’on n’avait pas pensé à créer de nouvelles notations pour représenter des expressions aussi simples que

Voilà, tout au plus ; ce que je puis accorder. Les nouveaux calculs du philosophe sont trop voisins de celui des différences et de celui des différentielles pour constituer une branche partîtulière de l’analise ; et certes, ce ne serait pas la peine de faire du calcul différentiel lui-même un algorithme séparé de celui des différences, si la différentielle s’exprimait en fonction des différences aussi simplement que le gradule s’exprime en fonction des différentielles. C’est une considération de philosophie toute commune qui a suggéré aux analistes, à Euler en particulier, la triple génération du nombre suivant les formes D’après la même considération, il n’est échappé à aucun d’eux qu’on peut faire varier , dans de trois manières ; c’est-à-dire, en supposant que devienne et qu’en conséquence de chacune de ces hypothèses, la fonction peut aussi varier de trois manières, et devenir de sorte que, pour déterminer ce que devient quand l’accroissement est répété un certain nombre de fois, il y a, en général, neuf problèmes à résoudre. Le calcul des différences et celui des différentielles sont nés de la considération du premier de ces problèmes, c’est-à-dire, de la correspondance établie entre les états variés et et, si les autres problèmes étaient aussi féconds, il resterait encore bien des nouveaux algorithmes à créer ; de sorte que l’énumération, présentée par la philosophie transcendantale, des branches de ce qu’elle appelle Théorie de la constitution algorithmique, serait loin d’être complète. Mais les analistes n’ont pas ignoré que les autres problèmes se ramenaient très-bien au premier. Cependant le calcul des gradules semble se recommander sur-le-champ, par une application importante ; celle que le philosophe en fait à la recherche de la forme des racines d’une équation déterminée, exprimées en fonction de ses coefficiens… Voilà du moins ce qu’on voudrait nous faire conclure d’une discussion qui occupe quatorze mortelles pages in-4o (Philosophie, etc. pag. 83-96) hérissées des signes algorithmiques les plus sauvages. Mais quand, peu effrayé de tout cet appareil, on se donne la peine de discuter les raisonnemens, de simplifier les calculs, et de traduire les formules en langue analytique vulgaire, on ne peut se défendre de refuser net son assentiment aux assertions de l’auteur.

Après avoir posé l’équation identique

(1)

on nous dit que c’est par le calcul différentiel qu’on doit chercher à exprimer en fonction, de et que réciproquement c’est par le calcul des gradules qu’on doit arriver aux expressions de en fonction de « En effet le produit ne saurait être décomposé en partiel de la sommation que par le calcul différentiel ; et la somme ne peut-être composée en facteurs que par le calcul des gradules » (ibid. pag. 83). La première proposition est fausse ; on a su exprimer les coefficiens en fonction des racines, long-temps avant la découverte du calcul différentiel. La 2.e proposition, qui n’est point une conséquence de la première, à moins qu’on ne veuille introduire dans l’analise un vague de raisonnement que repousse l’exactitude de la science, n’est point prouvée. Je vais même découvrir, très-facilement, par l’analise commune, le résultat auquel parvient le philosophe, armé de ses gradules.

Voici des hypothèses évidemment permises :

Quand les facteurs La fonction

deviennent devient

Pour plus de simplicité, ne prenons que trois facteurs. La première hypothèse donne

dans ce résultat, formons la seconde hypothèse ; nous aurons

(2)

Si l’on avait admis quatre facteurs, on ferait dans ce résultat la 3.e hypothèse. En général, quand il y a facteurs on fait hypothèses successives. Actuellement soient faits dans (2) et il viendra

(3)

Si l’on fait infiniment petits, seront aussi infiniment petits ; et, parce qu’en général quand est infiniment petit, l’équation (3) deviendra

(4)

expression qui, lorsqu’on suppose « la quantité arbitraire égale à zéro, pour plus de simplicité » (ibid. pag. 90) prend la forme

(5)

Voilà, bien sérieusement, le résultat unique du rôle que l’on confie au calcul des gradules, pour lui assurer une entrée brillante dans le monde. Etait-ce bien la peine de le mettre en scène ? J’ose le demander.

J’ai fait remarquer qu’on dispose, dans (4), de l’arbitraire en lui donnant la valeur zéro ; mais cette bypothèse réduit à par conséquent, dans le second membre de (5), il n’entre plus que le coefficient  ; et la racine n’est plus exprimée que par un seul des coefficiens de l’équation. D’ailleurs cette hypothèse contrarie évidemment celle qu’on est oblige de faire plus bas (pag. 95), d’après laquelle les différentielles successives de savoir doivent satisfaire à certaines conditions qui, soit dit en passant, auraient grand besoin elles-mêmes d’être conciliées entre elles. Quoi qu’il en soit, dato non concesso, que le second membre de (5) soit une fonction des coefficiens quelle est la conséquence qu’on prétend en tirer ? c’est que « la quantité est une quantité irrationnelle ou radicale de l’ordre 3-1 » (page 90) ou de la forme

(6)

étant des fonctions des coefficiens

Ici le philosophe a beau s’envelopper du mystère transcendantal, on n’en aperçoit pas moins que son raisonnement se réduit à ceci : l’expression du second membre de (6) peut être ramenée à la forme du second membre de (5) ; donc cette expression représente la forme de Je nie la conséquence. Pour que deux choses puissent être prononcées égales entre elles, lorsqu’elles sont égales à une troisième, il faut que celle-ci soit déterminée : or, l’expression second membre de (5) est complètement indéterminée, puisqu’elle revient à la forme ou Je le demande ; que dirait-on de la logique de l’analiste qui, ayant trouvé, au bout de ses calculs, les deux expressions en conclurait  ?

« La loi fondamentale de la théorie des nombres était inconnue… » On nous donne pour telle un théorème algébrique (ibid. équat. (D), pag. 67) qui n’est pas plutôt la loi fondamentale de cette théorie que le théorème connu

dont le premier est une conséquence peu éloignée. Les nombres entiers sont des termes de la suite indéfinie de nombres, qui a zéro pour origine et 1 pour différence entre deux termes consécutifs quelconques ; c’est là leur définition, et conséquemment la vraie loi fondamentale de leur théorie. Le Philosophe s’empresse de conclure de son théorème l’impossibilité de soumettre les nombres premiers à une loi (ibid. page 68) ; mais je serai bien curieux de voir comment il concilierait cette conséquence avec la remarque singulière que Lambert a consignée dans son Essai d’architectonique (Riga, 1771, page 507) et dont voici la substance : dans le 2.me membre de l’équation

chaque coefficient est égal au nombre des diviseurs de l’exposant, de manière que tous les termes et les seuls termes affectés du coefficient 2 ont un exposant premier.

« La résolution théorique des équations d’équivalence était tout à fait problématique… » Malgré les promesses de la philosophie, elle en est encore au même point. Les formes assignées aux racines (ibid. pag. 94) ne sont ni plus ni moins problématiques qu’elles l’étaient ; et la résolution générale des équations (littérales) de tous les degrés, donnée par le philosophe (Paris, 1812) est certes bien loin d’avoir levé tous les doutes. Voyez, entr’autres, ceux de mon estimable ami, le professeur Gergonne, dans ce recueil, tom. III, pag. 51, 137, 206.

« La résolution des équations différentielles était encore plus imparfaite… » La philosophie l’a donc bien avancée ! Je n’en suis point persuadé. J’aurais désiré d’ailleurs qu’on fît au moins une légère mention des méthodes générales proposées par Fontaine, Condorcet, Pezzi, etc. ; quand ce n’eût été que pour les combattre.

« La loi de la forme générale des séries (le développement de suivant les puissances de ) et encore moins la loi de la forme la plus générale de ces fonctions techniques (le développement suivant les produits des états variés), n’étaient nullement connus… » La première cependant n’est qu’un cas particulier de la formule de Burman que j’ai donnée (112) ; elle se trouve dans le Calcul des dérivations d’Arbogast (n.o 287) ; et l’autre est, comme je l’ai dit, un cas particulier de ma formule (23), connue au moins pour des cas très-étendus : tel est celui-ci

car c’est à cela que revient la résolution du problème de l’article 348 du Calcul des dérivations. Ajoutons qu’Euler s’est élevé à quelque chose de plus général encore, lorsque, dans un mémoire fort original (Nova Acta Petrop. 1786) sur la fameuse série de Lambert, il part de cette expression

« La loi de Taylor ne s’étend qu’aux fonctions données immédiatement, et non à celles données par les équations… » (Réfutation, etc. pag. 30). Nous avons démontré le contraire dans notre précédent mémoire (n.o 19).

« Déduire le développement de (d’après l’équation donnée suivant les puissances de  ; c’est déjà beaucoup plus que ce qu’on fait jusqu’à ce jour dans l’algorithmie…. » (ibid. pag 32). Cette prétention doit être appréciée après avoir lu les articles, depuis 318 jusqu’à 326 inclusivement, du Calcul des dérivations.

Je serai plus bref encore sur l’autre question du Criticiste : Quel sera l’état de l’algorithmie, après cette philosophie des mathématiques ? Je vois des promesses ; l’avare lui-même n’en est pas chiche ; et des annonces de résultats… c’est autre chose encore ; écoutons. (Réfutation, etc., pag. 38).

« Si la philosophie avait déjà donné la législation des mathématiques… » Cette législation appartient sans doute à la philosophie, en général, mais non à aucun système particulier. Les péripatéticiens Hertinus, Dasypodius et Comp.e ont mis la géométrie en syllogismes. Les philosophes de Port-Royal, nouveaux Procustes, ont torturé cette même géométrie, pour la réduire aux proportions de leur étroite logique. Un philosophe allemand, d’abord disciple de Kant, puis transfuge dans les rangs opposés, vient de persuader au mathématicien Langsdorf qu’il fallait refondre les principes de la science, admettre, en géométrie, des points spacieux, etc., etc. Voilà l’échantillon des services que les systèmes rendent aux mathématiques.

« Et qu’elle l’eût garantie, par l’explication rigoureuse de toutes les difficultés… » Oui ! les difficultés imaginaires du calcul différentiel, expliquées par une Antinomie critique ! Les paradoxes de Kramp résolus par des zéros, ou des infiniment petits, pairs et impairs ! etc. !

« Et sur-tout par la découverte des lois fondamentales de cette science… ». Je le répète, il n’y a d’autres lois fondamentales que les définitions, qui ne sont plus à découvrir.

« Lois qui doivent enfin conduire à la solution des grands problèmes qu’on n’a pu résoudre jusqu’à ce jour… ». Fiat ! Fiat !

« Que resterait-il à faire aux géomètres ? Deux choses : l’une…, de recevoir, de la philosophie, les principes des mathématiques… ». Ce serait mon parti, si la philosophie était un corps de doctrine révélée.

« L’autre d’étudier la philosophie transcendantale qui est la base de cette dernière… ». Mais, si le résultat de cette étude était de ne pas croire au transcendantalisme, ou du moins d’en douter ? Car, après tout, c’est une opinion humaine ; bien plus, c’est un système enveloppé de ténèbres que peu de personnes peuvent se flatter de percer. Ch. Villers accuse les académiciens de Berlin de n’y avoir vu goutte ; d’autres lui adressent la même politesse. Au milieu du brouhaha des discussions philosophiques d’outre-Rhin, ou ne distingue bien clairement que ce refrein… On ne m’entend pas… ! ». Et l’on prétendrait établir, sur une base de cette nature, la plus claire et la plus certaine des sciences !…

Pour moi je déclare, en finissant, que je m’en tiens provisoirement à la philosophie des mathématiques dont Dalembert qui en valait bien un autre, et comme philosophe et comme mathématicien, a posé les principes. « Comme la certitude des mathématiques, dit-il, (Encyclop., Art. Application) vient de la simplicité de leur objet, la métaphysique n’en saurait être trop simple et trop lumineuse ; elle doit toujours se réduire à des notions claires, précises et sans obscurité. En effet, comment les conséquences pourraient-elles être certaines et évidentes, si les principes ne l’étaient pas ? Plus cette métaphysique, ajoute-t-il, (ibid. Art. Élémens) est simple et facile, et, pour ainsi dire, populaire, et plus elle est précieuse ; on peut même dire que la facilité et la simplicité en sont la pierre de touche ».

Au surplus, bien convaincu que j’ai raison contre la Philosophie critique ; je ne veux point me donner des torts envers le philosophe : je me hâte donc de déclarer que je me plairai toujours à reconnaître, dans l’auteur de la Philosophie des mathématiques, un géomètre très-habile et très-instruit, dont les travaux pourraient devenir extrêmement utiles à la science, s’il parvenait jamais à se soustraire à l’influence du système philosophique par lequel, suivant moi, il s’est très-peu philosophiquement laissé subjuguer.

La Fère, le 10 d’août 1814.

  1. C’est la formule (21) du mémoire cité, empruntée d’Euler, et de laquelle l’auteur a déduit la sienne (23), qui contient le germe de l’erreur que je relève ici. Cette formule d’Euler, vraie pour quelques cas particuliers, n’en est pas moins, en général, d’une fausseté manifeste, puisqu’en y supposant étant un entier positif ou négatif, elle donne
  2. J’ai dit (n.o 15) qu’on pouvait, par un simple changement dans la manière d’ordonner, passer du développement suivant les produits au développement suivant les puissances On verra peut-être avec quelque intérêt comment je puis justifier cette assertion.

    Je prends, comme plus simple, le développement de Il ne faut qu’une légère attention, après les premiers essais de développement, pour reconnaître qu’on a

    équation dans laquelle les coefficiens de la série qui multiplie série que, pour abréger, je désignerai à l’avenir par sont, d’après la théorie générale des équations, et en représentant respectivement par les sommes de produits à à à à à

    est le rang de la lettre  ; étant supposée la première. Je désignerai par la série qui multiplie ses coefficiens seront étant ce que deviennent respectivement, quand on change en Or, il est visible qu’on a les relations

    d’où l’on conclut sur-le-champ

    Je fais, pour abréger,

    ce qui donne

    (3)
    (4)

    et la relation générale (2) devient

    (5)

    Je fais ici alors (1) sont nuls et j’ai

    ce qu’on sait déjà (1). Je fais ensuite dans (5) ; et, d’après les valeurs de relatives à j’ai

    (6)

    or, on a l’équation identique

    ou bien

    d’où l’on tire

    c’est-à-dire (6) qu’on a, lorsque

    (7)

    En général, si, pour le cas de on a la relation (7), je dis que, pour le cas de on aura

    (8)

    En effet, d’après l’hypothèse (7) et la relation générale (5), on aura

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Je tire de là ces deux résultats

    1.o 
    2.o 

    donc, on aura, par la substitution du 1.er dans le 2.me,

    par conséquent

    ce qui donne

    équation dont le premier membre est, d’après (5), l’expression de Donc la relation (8) est vraie quand la relation (7) a lieu ; mais, pour cette dernière est démontrée ; donc elle est généralement vraie. En rappliquant à l’équation (4), on aura

    La première ligne horizontale est la même chose (3) que  ; la 2.me la même chose que la 3.me la même chose que donc

    C’est la relation qui règne entre deux séries consécutives, coefficens de dans le développement de suivant les puissances de  ; relation que nous avons établie d’une autre manière (n.o 15) ; et de laquelle il suit que, si l’on fait, comme en l’endroit cité,

    On aura

    On passe absolument de la même manière du développement de donné par la formule du binôme, au développement suivant les puissances de  ; d’où l’on voit que c’est pure paresse aux analistes d’introduire l’infini pour effectuer ce passage.