Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 03/Géométrie élémentaire, article 10

GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Essai sur la théorie des parallèles ;
Par M. Gergonne.
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On trouvera peut-être qu’il y a une sorte de témérité à revenir de nouveau sur un sujet où ont échoué, depuis Euclide, tant d’illustres géomètres. Aussi, quoique je fasse usage, depuis plus de huit ans, de la théorie que je vais développer, je n’aurais jamais songé à la rendre publique, si je n’y avais été fortement encouragé, en apprenant de mon estimable ami, M. Servois, qu’il était parvenu depuis long-temps, de son côté, à une théorie toute pareille. Sans prétendre d’ailleurs que cette théorie soit absolument inattaquable, elle me paraît du moins incomparablement plus courte et plus simple, et tout aussi rigoureuse, que tout ce qu’on a publié jusqu’ici sur ce sujet.

1. LEMME CONNU. Par un point donné sur un plan, on peut toujours mener une perpendiculaire à une droite tracée sur ce plan, et on ne lui en peut mener qu’une seule.

2. DÉFINITION. Deux droites tracées sur un même plan sont dites parallèles, lorsqu’elles ne peuvent se rencontrer, quelque loin et dans quelque sens qu’on les suppose prolongées.

3. Corollaire. Donc (1) deux perpendiculaires à une même droite, dans un même plan, sont deux droites parallèles.

4. THÉORÈME. Par un point donné, on peut toujours mener une parallèle à une droite donnée, et on ne lui en peut mener qu’une seule.

Soient une droite et un point donnés (fig. 1) ; il s’agit de prouver que, par le point , on peut toujours mener une parallèle à la droite , et qu’on ne lui en peut mener qu’une seule.

Démonstration. Par le point , on peut toujours (1) abaisser une perpendiculaire sur , et on ne lui en peut abaisser qu’une seule. De même, par ce point , on peut toujours (1) mener à une perpendiculaire , et on ne lui en peut mener qu’une seule ; et cette droite sera (3) parallèle à . Donc, 1.o par le point on peut mener, au moins, une parallèle à .

Reste donc à prouver que, par ce même point , on ne saurait mener aucune autre parallèle à .

Admettons que, par ce point , on puisse faire passer d’autres parallèles à , différentes de  ; ces parallèles devront tomber dans l’un ou l’autre des deux angles droits . Supposons que ce soit dans le dernier ; on peut, par le point , mener, dans cet angle, une infinité de droites qui rencontrent  ; et il est de plus évident que, si une droite passant par rencontre , toute autre droite, passant par , et faisant avec un angle moindre que celui que fera la première avec la même droite, rencontrera à plus forte raison, et même en un point plus voisin de .

On voit par là que, parmi les diverses droites conduites par , dans l’angle , celles qui rencontrent et celles qui ne la rencontrent pas ne sauraient se succéder alternativement, mais doivent être séparées les unes des autres, les premières étant limitées par , et les dernières par .

De toutes les droites qui, passant par , rencontrent , soit donc celle qui fait le plus grand angle aigu avec . On peut toujours concevoir prolongée vers , au-delà du point où cette droite est rencontrée par  ; et si, par l’un quelconque des points du prolongement et par le point , on mène une droite, cette droite devra passer entre les côtés de l’angle  ; en admettant donc que fût cette droite, attendu qu’elle est supposée rencontrer , on devrait avoir, d’après l’hypothèse, , ce qui est absurde. Donc, 2.o toute droite, autre que passant par ne saurait être parallèle à  ; et conséquemment, on ne peut faire passer par ce point qu’une seule parallèle à cette droite.

M. Legendre qui, dans le temps, a eu la bonté d’examiner cette théorie, y a opposé l’objection que voici :

« Si la distance du point à laquelle vous supposez que rencontre est finie, votre raisonnement est exact ; mais, si cette distance est infinie, comme on peut très-bien le supposer, alors il n’y a plus rien à conclure. C’est la faute que j’ai commise moi-même, dans la première édition de mon ouvrage, et que je n’ai pas réussi depuis à corriger complètement par la seule synthèse. »

Mais, de quelque poids que puisse être, en ces matières, l’opinion de M. Legendre qui, comme on le voit, se juge lui-même assez sévèrement, il me paraît que son objection n’est pas tout-à-fait sans réplique ; et qu’elle a uniquement sa source dans l’habitude où nous sommes tous d’attacher une idée positive au mot infini.

Lorsqu’on dit de deux droites qu’elles se rencontrent à une distance infinie, ou l’on veut dire qu’elles se rencontrent en effet, ou bien l’on veut exprimer qu’elles ne se rencontrent pas ; il ne saurait y avoir ici de milieu. Or, j’ai supposé que rencontrait effectivement  ; et, quelque nom qu’on veuille donner d’ailleurs à l’intervalle entre le point et celui où cette rencontre a lieu, comme on ne saurait se refuser à admettre qu’une droite peut être prolongée au-delà de l’un quelconque de ses points, il me paraît que, dans tous les cas, la conclusion conserve toute sa force.

Le tour de raisonnement que j’emploie ici n’est, au surplus, que celui dont M. Legendre fait lui-même usage, pour prouver qu’une ligne convexe est moindre que toute ligne qui, l’enveloppant extérieurement, se termine aux mêmes extrémités ; et qu’une surface convexe est moindre que toute surface qui, l’enveloppant extérieurement, se termine au même contour.

Je terminerai par montrer comment, en adoptant la définition de l’angle donnée par feu Bertrand de Genève, on peut parvenir directement, et d’une manière fort simple, au théorème de l’égalité de la somme des trois angles de tout triangle à deux angles droits.

Les côtés d’un triangle, considérés comme droites indéfinies, divisent toujours le plan, aussi indéfini, sur lequel ce triangle se trouve situé, en sept régions (fig.2) : savoir, une région finie qui est le triangle lui-même ; trois régions infinies qui, étant les opposés par le sommet des angles de ce triangle, doivent avoir leur somme égale à la somme de ces angles ; enfin trois autres régions aussi infinies, et respectivement égales aux précédentes, diminuées chacune de l’aire du triangle.

Or, comme ces sept régions réunies composent le plan, ou quatre angles droits, il s’ensuit qu’en désignant par l’angle droit, considéré comme surface infinie, on doit avoir

mais, on a d’ailleurs

prenant donc la somme de ces quatre équations, il viendra, en réduisant et divisant par

ou simplement

puisque la fraction ayant son numérateur fini et son dénominateur infini, doit être regardée comme nulle vis-à-vis du nombre 2 : ainsi, la somme des nombres abstraits qui expriment combien de fois les angles d’un triangle contiennent l’angle droit, vaut deux unités.[1]

  1. La même méthode, appliquée à la sphère, donne l’aire connue du triangle sphérique. Appliquée au tétraèdre, elle conduit aux relations connues entre ses angles dièdres et ses angles trièdres, et prouve, en outre, que l’espace infini compris entre les prolongemens des faces au-delà d’une arête quelconque, est équivalent à l’espace infini compris entre les prolongement des mêmes faces au-delà de l’arête opposée.