Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 02/Analise élémentaire, article 3

ANALISE ÉLÉMENTAIRE.


Recherche directe du terme général du développement
d’une puissance quelconque d’un polynôme ;
Par M. Gergonne.
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Newton a donné, pour le développement d’une puissance quelconque d’un binôme, une formule qui, à raison de son importance et de la multitude d’applications dont elle est susceptible, doit être considérée comme un des points fondamentaux de l’analise algébrique. Ce grand géomètre ne parvint à cette formule, résultat de ses premières recherches, que par une simple induction ; et Clairaut est le premier, je crois, qui ait tenté d’en donner une démonstration proprement dite. On a ajouté depuis à cette démonstration quelques perfectionnemens tendant à la rendre plus rigoureuse ; mais elle est demeurée la même quant au fond ; et tous ceux qui, dans ces derniers temps, ont écrit des élémens d’algèbre ont pensé ne pouvoir rien faire de plus convenable que de l’adopter. On a aussi étendu la formule de Newton au développement des puissances des polynômes d’un nombre de termes quelconques ; et on a prouvé enfin que, bien que les raisonnemens qui y conduisent, supposent essentiellement que l’exposant de la puissance est un nombre entier positif, elle peut néanmoins être appliquée, en toute confiance, au développement des puissances fractionnaires et négatives[1], et même à celles dont l’exposant est incommensurable ou imaginaire[2].

Pour suivre donc, dans cette recherche d’analise, la méthode généralement admise aujourd’hui, on est d’abord obligé de déterminer quelques formules appartenant à la théorie des permutations et des combinaisons. On forme ensuite divers produits de facteurs binômes ayant tous le même premier terme : un examen attentif de ces produits conduit bientôt à faire soupçonner une loi générale à laquelle, paraissent devoir être assujettis, quel que soit le nombre de leurs facteurs ; et l’on parvient en effet à justifier, par un raisonnement rigoureux, cet aperçu fourni par la simple induction. Supposant enfin que les seconds termes des facteurs multipliés deviennent égaux, et faisant subir au résultat d’abord obtenu les modifications qu’entraîne cette circonstance, on arrive ainsi à la formule de Newton, de laquelle on peut déduire ensuite l’expression du terme général du développement d’une puissance quelconque d’un polynôme ; alors, seulement, on se trouve en état d’écrire ce développement tout réduit.

Cette marche d’ailleurs très-rigoureuse, est, comme on le voit, assez longue et peu naturelle ; car, outre qu’il semble plus direct et plus élégant de considérer les binômes comme des cas particuliers des polynômes, que de déduire des premiers ce qui est relatif aux derniers, la supposition de l’inégalité des seconds termes des binômes que l’on multiplie, supposition tout-à-fait étrangère à la question, ne peut tendre qu’à en compliquer la solution ; puisqu’en général le résultat d’un calcul est d’autant plus compliqué qu’il y entre un plus grand nombre d’élémens inégaux. Aussi arrive-t-il que, dans la plupart des traités d’algèbre, la formation des puissances et l’extraction des racines des polynômes, au lieu de suivre immédiatement leur multiplication et leur division, comme la filiation des idées semblerait l’exiger, sont présentées beaucoup plus loin, parce qu’on les fait dépendre de la formule du Binôme de Newton dont, à raison des longueurs et des difficultés qu’entraîne sa recherche, on croit devoir faire un objet à part, une espèce de hors-d’œuvre. Souvent même on ne dit absolument rien, dans ces sortes d’ouvrages, du développement des puissances des polynômes de plus de deux termes.

Toutefois, s’il n’y avait, pour parvenir au but, d’autre route que celle qui a été tracée par Clairaut, quelque longue et quelque détournée qu’elle fût, il faudrait bien nécessairement s’y assujettir. Mais si par une voie plus courte, plus facile et non moins rigoureuse, on peut parvenir directement au terme général du développement d’une puissance quelconque d’un polynôme, de quelque nombre de termes qu’on le suppose d’ailleurs formé, il n’y a point de doute qu’alors cette voie ne doive être préférée, et que le développement des puissances d’un binôme ne doive être considéré que comme un cas particulier du résultat général qu’on aura obtenu.

La méthode que je vais exposer me paraît réunir ces avantages.

Ce n’est qu’après m’être assuré, par une expérience de dix années au moins, qu’elle n’est pas plus au-dessus de l’intelligence des commençans que tant d’autres théories qu’on est dans l’usage de leur enseigner, que je me suis déterminé à la rendre publique.

Pour ne rien emprunter d’ailleurs ; je m’occuperai d’abord de la recherche de la seule formule de la théorie des permutations qui me soit nécessaire pour parvenir à mon but. Je le fais d’autant plus volontiers que les recherches de cette nature ne me paraissent pas exposées d’une manière assez nette dans la plupart des ouvrages destinés à l’enseignement.

I. Soient des lettres toutes différentes les unes des autres, au nombre de , et proposons-nous de déterminer de combien de manières elles peuvent être disposées entre elles, ou, ce qui revient au même, cherchons combien elles peuvent fournir de mots différens, de lettres chacun.

Soient, pour cela, désignés respectivement par

les nombres qui expriment combien on peut faire de mots au moyen des divers arrangemens de différentes lettres au nombre de

on aura évidemment .

Cela posé, il est clair que, dans la totalité des mots de lettres, chaque lettre devra occuper à son tour la dernière place, et qu’il y aura autant de ces mots terminés par l’une quelconque de ces lettres qu’il y aura de manières de disposer les autres à sa gauche ou, ce qui revient au même, autant que lettres peuvent fournir de mots différens.

Il suit de là qu’on doit avoir, entre et , la relation suivante

et, comme cette relation est indépendante de la grandeur de , on pourra écrire successivement

d’où, on conclura, sur-le-champ, par la multiplication et la suppression des facteurs communs aux deux membres de l’équation produit

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II. Voilà pour le cas où toutes les lettres sont différentes les unes des autres. Concevons maintenant que plusieurs de ces lettres, au nombre de , se changent toutes en a ; il est clair qu’alors tous les mots où les autres lettres se trouveront occuper les mêmes rangs respectivement, se réduiront à un mot unique : or, il y aura autant de ces mots, pour un arrangement donné des lettres demeurées inégales, qu’il y a de manières de permuter entre elles les lettres qu’on suppose être devenues égales ; mais ce nombre est, d’après ce qui précède, et doit conséquemment, dans le cas présent, devenir diviseur de la formule ci-dessus ; et, comme le même raisonnement est applicable à tout autre groupe de lettres devenues pareilles, on peut établir généralement que, si l’on a lettres pareilles à lettres pareilles à lettres pareilles à , et ainsi de suite, de manière qu’on ait le nombre des divers arrangemens dont ces , lettres seront susceptibles, aura pour expression

c’est là, par exemple, le nombre qui exprime de combien de manières différentes on peut écrire, les uns à côté des autres, les facteurs du monôme

si toutefois on a

III. Ces préliminaires établis, qu’il soit question d’assigner la forme du développement de ou plutôt celle de son terme général ; le moyen le plus naturel de parvenir à ce développement, si l’indétermination tant de que du nombre des termes de la racine ne le rendait impraticable, serait de multiplier le polynôme par lui-même fois. Concevons néanmoins que l’on procède de cette manière ; mais que, pour éviter des rédactions qui ne laisseraient, dans les coefficiens des termes réduits, aucune trace de leur origine, on convienne, dans le cours des multiplications de monome à monome qui doivent conduire au dernier résultat, d’écrire constamment la lettre multiplicateur à la droite du terme multiplicande, tout comme on le ferait si les exposans n’étaient pas d’usage, et qu’en outre on ignorât qu’il est permis, dans une multiplication, d’intervertir à volonté l’ordre des facteurs[4]. Alors, comme on n’exécutera aucune réduction, il est aisé de voir qu’en désignant par , le nombre des termes de la racine, le premier produit aura termes de 2 dimensions, le second en aura de 3 dimensions, et ainsi de suite, en sorte que la puissance cherchée sera un polynome homogène de dimensions ayant termes, sans coefficiens ni exposans, et dont les termes seront formés de lettres prises parmi celles du polynome proposé, et écrites une ou plusieurs fois.

Je dis présentement que ce produit contiendra, une fois seulement, chacun des mots de lettres qu’il est possible de faire, en n’y employant que des lettres prises parmi celles du polynome proposé, et répétant chacune d’elles autant de fois qu’on voudra. Soit en effet formé, au hasard, un pareil mot, et soit ce mot

d’après la manière dont on suppose que les résultats successifs ont été formés, pour que ce mot ne fit pas partie du dernier produit ou s’y trouvât plusieurs fois, il faudrait que le mot

ne fit pas partie de l’avant-dernier ou s’y trouvât plusieurs fois, par la même raison, le mot

manquerait dans le précédent ou s’y trouverait plusieurs fois, et, en continuant ainsi, de proche en proche, on serait conduit à conclure, contrairement à l’hypothèse, que la lettre manque dans le polynome proposé, ou s’y trouve plusieurs fois.

Rendons présentement à chacun de ces termes la forme ordinaire ; l’un quelconque d’entre eux deviendra

avec la condition mais il ne sera plus alors seul de son espèce, d’autant que ceux qui, jusque-là, ne différaient de lui que par la disposition des lettres, lui deviendront absolument semblables ; et, comme le développement renfermait, ayant d’avoir subi la modification dont il s’agit ici, tous les mots qui pouvaient être formés de cette manière, et ne renfermait chacun d’eux qu’une fois seulement, il s’ensuit que ce développement, ainsi modifié, renfermera autant de termes pareils à celui que nous venons d’écrire, qu’il y a de manières de disposer, les uns à côté des autres, les facteurs dont ce terme est composé ; il faudra donc, pour faire la réduction de ces termes, n’en écrire qu’un seul, et lui donner pour coefficient la formule (A), à laquelle nous sommes parvenus (II). Le terme général du développement de est donc

et on en déduira tous les termes de ce développement en y admettant successivement, pour tous les systèmes de valeurs entières et positives, y compris zéro, qui pourront satisfaire à la condition

IV. Si l’on suppose actuellement que le polynome se réduise au binome le terme général du développement de sera simplement

avec la condition Soit changé en , on aura ce terme général pourra alors être écrit comme il suit

ou, en réduisant,

c’est le terme général connu de la formule du binome.

V. On peut, au surplus, parvenir directement à ce dernier résultat, sans rien emprunter de la théorie des permutations et combinaisons. Il suffit, en effet, de former les premières puissances du binome pour être conduit à soupçonner que, dans toute puissance de ce binome, le coefficient d’un terme quelconque pourrait bien être le coefficient du terme précédent multiplie par l’exposant de dans ce même terme, et divisé par le rang qu’il occupe à partir du premier.

Cette observation une fois faite, il n’est plus question que de changer en certitude le soupçon auquel elle conduit. Pour cela, supposons que la loi dont il s’agit de prouver l’existence, se soutienne jusqu’au développement de il est aisé de voir que, dans cette hypothèse, en faisant pour abréger

trois termes généraux consécutifs de ce développement seront

Pour passer de là au développement de il suffira d’exécuter la multiplication par  ; or il est aisé de voir que le produit de cette multiplication renfermera les deux termes généraux consécutifs que voici

lesquels deviennent, en réduisant

et sont évidemment encore assujettis à la même loi. Cette loi existera donc pour la eme puissance, si elle a lieu pour la eme ; et, puisqu’elle se vérifie pour les premières, on en doit conclure qu’elle est générale ; le terme général du développement de est donc

ou, en remettant pour sa valeur.

c’est-à-dire, le même que ci-dessus.

Parvenu ainsi au terme général du développement de , il est facile d’en déduire celui du développement de duquel, par une marche inverse de celle que nous avons suivie dans ce qui précède, on pourra conclure les diverses formules de la théorie des permutations et combinaisons. Il est très-utile à ceux qui étudient les sciences, d’apprendre à parcourir ainsi, en divers sens, la chaîne des propositions dont elles se composent.

  1. Voy. le Complément d’algèbre de M. Lacroix.
  2. Voy. les notes à la fin du 1.er vol. de l’Introduction au calcul différentiel d’Euler, traduction de M. Labey. Voy. aussi le Calcul des fonctions de M. Lagrange, leçon III.e
  3. Cette manière assez simple et assez nette de parvenir au but peut être appliquée avec avantage à une multitude d’autres recherches du même genre.

    Que l’on propose, par exemple, de déterminer le nombre des mots distincts, de lettres chacun, que l’on peut former avec lettres données, toutes différentes les unes des autres ? Pour y parvenir, soient désignés respectivement par

    les nombres qui expriment combien avec les lettres données on peut former de mots dont le nombre des lettres soit

    on aura évidemment Concevons de plus que les mots de lettres soient déjà formés ; si l’on écrit successivement, à la droite de chacun, chacune des ou lettres qui ne s’y trouvent pas, on formera évidemment fois autant de mots de lettres chacun qu’on en avait d’abord de lettres. Je dis de plus qu’on formera ainsi tous les mots de lettres que peuvent fournir les lettres données, et qu’on ne formera chacun d’eux qu’une fois seulement.

    Cette dernière assertion se prouve en faisant voir que, si l’on compose au hasard un mot de lettres, prises parmi les lettres données, ce mot doit se trouver, et se trouver une seule fois parmi ceux qu’on aura formé. Or, soit

    le mot de lettres dont il s’agit ; puisque, par l’hypothèse, on avait, une fois seulement, tous les mots de lettres, on devait avoir et n’avoir qu’une fois le mot

    ne différant du précédent que par la suppression de la lettre  ; puis donc qu’on a écrit, et qu’on n’a écrit qu’une seule fois à la droite de chacun, chacune des lettres qui n’y entrait pas, on a du écrire, et n’écrire qu’une fois la lettre à la droite de ce dernier ; on a donc formé l’autre, et on ne l’a formé qu’une seule fois.

    D’après ce qui précède, on doit avoir, entre et , la relation suivante :

    et, comme cette relation est indépendante de la grandeur de , on pourra écrire successivement

    d’où on conclura, sur-le-champ, par la multiplication et la suppression des facteurs communs aux deux membres de l’équation produit,

    En faisant, dans cette formule, et renversant, dans le second membre, il vient

    formule des permutations, démontrée dans le texte.

    À l’aide de ces deux formules, il est facile, comme l’on sait, de résoudre cette question : Combien, avec nombres donnés, tous diffèrens les uns des autres, peut-on faire de produits distincts, de facteurs chacun ? Mais M. A. Ollive, ancien élève du lycée de Nismes, est parvenu à résoudre directement cette dernière question par les considérations suivantes qui me paraissent assez simples.

    Soient représentés respectivement par

    les nombres qui expriment combien, avec nombres donnés, tous différens les uns des autres, on peut faire de produits dont le nombre des facteurs soit exprimé par

    on aura évidemment Concevons de plus que tous les produits de facteurs soient déjà formés, et qu’on introduise, tour à tour, dans chacun d’eux, chacun des facteurs qui n’y entrent pas ; on formera ainsi des produits de facteurs dont le nombre sera fois plus grand que celui des produits de facteurs qu’on avait d’abord ; je dis de plus que, par ce procédé, on aura formé fois chacun des produits de facteurs.

    Pour prouver cette dernière assertion, il suffit de faire voir qu’un tel produit, composé au hasard, se trouve fois parmi ceux qu’on aura formé : or, c’est là une chose facile ; car soit ce produit

    si l’on en ôte successivement chacun de ces facteurs, on formera les produits de facteurs que voici :

    lesquels devaient se trouver, une fois chacun, parmi ceux dont il a été question ci-dessus ; puis donc qu’on a dû introduire la lettre à son tour dans le premier, la lettre à son tour dans le second, et ainsi de suite, on a dû former fois le produit et on en peut dire autant de chacun des autres.

    D’après ces considérations, on doit avoir, entre et la relation suivante

    et, comme cette relation est indépendante de la grandeur de , on peut écrire

    d’où on conclura, sur-le-champ, par la multiplication et la suppression des facteur communs aux deux membres de l’équation produit,

    et par conséquent

  4. Je dois la première idée de ce moyen de démonstration à M. Lavernède qui, depuis long-temps, en fait usage pour parvenir à la formule du Binome.