Annales de l’Empire/Édition Garnier/Arnoud

◄   Charles III Louis IV   ►



ARNOUD,
huitième empereur[1].

888. La déposition de Charles le Gros est un spectacle qui mérite une grande attention. Fut-il déposé par ceux qui l’avaient élu ? quelques seigneurs thuringiens, saxons, bavarois, pouvaient-ils, dans un village appelé Tribur, disposer de l’empire romain et du royaume de France ? non ; mais ils pouvaient renoncer à reconnaître un chef indigne de l’être. Ils abandonnent donc le petit-fils de Charlemagne pour un bâtard de Carloman, fils de Louis le Germanique : ils déclarent ce bâtard, nommé Arnoud, roi de Germanie. Charles le Gros meurt sans secours, auprès de Constance, le 13 janvier 888.

Le sort de l’Italie, de la France, et de tant d’États, était alors incertain.

Le droit de la succession était partout très-peu reconnu. Charles le Gros lui-même avait été couronné roi de France au préjudice d’un fils posthume de Louis le Bègue ; et, au mépris des droits de ce même enfant, les seigneurs français élisent pour roi Eudes, comte de Paris.

Un Rodolphe, fils d’un autre comte de Paris, se fait roi de la Bourgogne transjurane.

Ce fils de Boson, roi d’Arles, adopté par Charles le Gros, devient roi d’Arles par les intrigues de sa mère.

L’empire n’était plus qu’un fantôme, mais on ne voulait pas moins saisir ce fantôme, que le nom de Charlemagne rendait encore vénérable. Ce prétendu empire, qui s’appelait romain, devait être donné à Rome. Un Gui, duc de Spolette, un Bérenger, duc de Frioul, se disputaient le nom et le rang des Césars. Gui de Spolette se fait couronner à Rome. Bérenger prend le vain titre de roi d’Italie ; et, par une singularité digne de la confusion de ces temps-là, il vient à Langres en Champagne se faire couronner roi d’Italie.

C’est dans ces troubles que tous les seigneurs se cantonnent, que chacun se fortifie dans son château, que la plupart des villes sont sans police, que des troupes de brigands courent d’un bout de l’Europe à l’autre, et que la chevalerie s’établit pour réprimer ces brigands, et pour défendre les dames, ou pour les enlever.

889. Plusieurs évêques de France, et surtout l’archevêque de Reims, offrent le royaume de France au bâtard Arnoud, parce qu’il descendait de Charlemagne, et qu’ils haïssaient Eudes, qui n’était du sang de Charlemagne que par les femmes.

Le roi de France Eudes va trouver Arnoud à Vorms, lui cède une partie de la Lorraine, dont Arnoud était déjà en possession, lui promet de le reconnaître empereur, et lui remet dans les mains le sceptre et la couronne de France, qu’il avait apportés avec lui. Arnoud les lui rend, et le reconnaît roi de France. Cette soumission prouve que les rois se regardaient encore comme vassaux de l’empire romain. Elle prouve encore plus combien Eudes craignait le parti qu’Arnoud avait en France.

890-891. Le règne d’Arnoud, en Germanie, est marqué par des événements sinistres. Des restes de Saxons mêlés aux Slaves, nommés Abodrites, cantonnés vers la mer Baltique, entre l’Elbe et l’Oder, ravagent le nord de la Germanie ; les Bohêmes, les Moraves, d’autres Slaves, désolent le midi et battent les troupes d’Arnoud ; les Huns font des incursions, les Normands recommencent leurs ravages : tant d’invasions n’établissent pourtant aucune conquête. Ce sont des dévastations passagères, mais qui laissent la Germanie dans un état très-pauvre et très-malheureux.

À la fin, il défait en personne les Normands, auprès de Louvain, et l’Allemagne respire.

892. La décadence de l’empire de Charlemagne enhardit le faible empire d’Orient. Un patrice de Constantinople reprend le duché de Bénévent avec quelques troupes, et menace Rome ; mais comme les Grecs ont à se défendre des Sarrasins, le vainqueur de Bénévent ne peut aller jusqu’à l’ancienne capitale de l’empire.

On voit combien Eudes, roi de France, avait eu raison de mettre sa couronne aux pieds d’Arnoud. Il avait besoin de ménager tout le monde. Les seigneurs et les évêques de France rendent la couronne à Charles le Simple, ce fils posthume de Louis le Bègue, qu’on fit alors revenir d’Angleterre, où il était réfugié.

893. Comme dans ces divisions le roi Eudes avait imploré la protection d’Arnoud, Charles le Simple vint l’implorer à son tour à la diète de Vorms. Arnoud ne fait rien pour lui ; il le laisse disputer le royaume de France, et marche en Italie pour y disputer le nom d’empereur à Gui de Spolette, la Lombardie à Bérenger, et Rome au pape.

894. Il assiége Pavie, où était cet empereur de Spolette, qui fuit. Il s’assure de la Lombardie ; Bérenger se cache ; mais on voit dès lors combien il est difficile aux empereurs de se rendre maîtres de Rome. Arnoud, au lieu de marcher vers Rome, va tenir un concile auprès de Mayence.

895. Arnoud, après son concile, tenu pour s’attacher les évêques, tient une diète à Vorms, pour avoir de nouvelles troupes et de l’argent, et pour faire couronner son fils Zventilbold roi de Lorraine.

896. Alors il retourne vers Rome. Les Romains ne voulaient plus d’empereur ; mais ils ne savaient pas se défendre. Arnoud attaque la partie de la ville appelée Léonine, du nom du célèbre pontife Léon IV, qui l’avait fait entourer de murailles. Il la force. Le reste de la ville, au delà du Tibre, se rend, et le pape Formose sacre Arnoud empereur dans l’église de Saint-Pierre. Les sénateurs (car il y avait encore un sénat) lui font le lendemain serment de fidélité dans l’église de Saint-Paul. C’est l’ancien serment équivoque : « Je jure que je serai fidèle à l’empereur, sauf ma fidélité pour le pape. »

896. Une femme d’un grand courage, nommée Agiltrude, mère de ce prétendu empereur Gui de Spolette, laquelle avait en vain armé Rome contre Arnoud, se défend encore contre lui. Arnoud l’assiége dans la ville de Fermo. Les auteurs prétendent que cette héroïne lui envoya un breuvage empoisonné, pour adoucir son esprit, et disent que l’empereur fut assez imbécile pour le prendre. Ce qui est incontestable, c’est qu’il leva le siége, qu’il était malade, qu’il repassa les Alpes avec une armée délabrée, qu’il laissa l’Italie dans une plus grande confusion que jamais, et qu’il retourna dans la Germanie, où il avait perdu toute son autorité pendant son absence.

897-898-899. La Germanie est alors dans la même anarchie que la France. Les seigneurs s’étaient cantonnés dans la Lorraine, dans l’Alsace, dans le pays appelé aujourd’hui la Saxe, dans la Bavière, dans la Franconie. Les évêques et les abbés s’emparent des droits régaliens : ils ont des avoués, c’est-à-dire des capitaines, qui leur prêtent serment, auxquels ils donnent des terres et qui tantôt combattent pour eux, et tantôt les pillent. Ces avoués étaient auparavant les avocats des monastères : et les couvents étant devenus des principautés, les avoués devinrent des seigneurs.

Les évêques et les abbés d’Italie ne furent jamais sur le même pied : premièrement, parce que les seigneurs italiens étaient plus habiles, les villes plus puissantes et plus riches que les bourgades de Germanie et de France ; et enfin parce que l’Église de Rome, quoique très-mal conduite, ne souffrait pas que les autres Églises d’Italie fussent puissantes.

La chevalerie et l’esprit de chevalerie s’étendent dans tout l’Occident. On ne décide presque plus de procès que par des champions. Les prêtres bénissent leurs armes, et on leur fait toujours jurer avant le combat que leurs armes ne sont point enchantées, et qu’ils n’ont point fait de pacte avec le diable.

Arnoud, empereur sans pouvoir, meurt en Bavière en 899. Des auteurs le font mourir de poison, d’autres d’une maladie pédiculaire ; mais la maladie pédiculaire est une chimère, et le poison en est souvent une autre.


  1. Dans toutes les éditions données jusqu’à ce jour, ce n’est qu’en tête de l’année 896 qu’on trouve le nom d’Arnoud. (B.) — Il est question d’Arnoud dans l’Essai sur les Mœurs : voyez tome XI, pages 304, 332-333.