Veuve Duchesne (p. 34-37).


VIIme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Quelqu’idée que j’aye conçue du caractère de Mylady Ridge, il ne m’a pas été poſſible de lire ſans une véritable douleur l’affreuſe conduite qu’elle obſerve avec vous ; il eſt bien horrible que des parens ayent parmi leurs enfans des objets de préférence ! Je ne vous dirai pas à quel point votre Sœur mérite peu celle que lui accorde ſa Mère. Vos craintes ſur le gros Monſieur me paroiſſent fondées. Il eſt certain qu’il ne s’eſt pas trouvé là ſans raiſon ; les ordres qu’on vous a donnés de le recevoir, ſont des preuves aſſez claires qu’on a des projets ſur lui ; mais, ma chère Émilie, gardez-vous de les approuver ! Ce Spittle eſt un Homme abominable : c’eſt ce qu’on appelle dans le monde un gueux revêtu. Né dans la claſſe la plus baſſe, il n’eſt parvenu à acquérir une groſſe fortune qu’aux dépens de pluſieurs Infortunés qu’il a ruinés par ſes uſures énormes, &, j’oſe même dire, des friponneries manifeſtes. Tel eſt le Perſonnage que Mylady Ridge vous deſtine pour Époux. Il a dans le Pays de Galles pluſieurs Parens qui languiſſent dans la plus profonde miſère. Vainement s’adreſſent-ils à ce monſtre ; il leur refuſe juſqu’au plus petit ſecours. Je me hâte de vous inſtruire de toutes ces particularités. Il faut couper le mal dans ſa racine. Je paſſe à ce qui me regarde. La plaiſanterie du commencement de votre Lettre ne m’a point fâchée, je connois votre gaieté ; il faut bien ſouffrir ſes Amies avec leurs défauts. D’ailleurs vous avez fort bien deviné, quant à mon antipathie pour Edward Stanhope : je m’en veux réellement de cette prévention ; car en lui ôtant ſa fatuité, c’eſt un jeune Homme fort aimable. Mais, ma belle Amie, vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de me paſſer mon attachement pour Miſs Jenny. C’eſt une ſi charmante Perſonne ! Je puis pourtant vous promettre qu’elle n’occupera que la ſeconde place dans mon amitié. Êtes-vous ſatisfaite ? Je dois répondre à l’article qui concerne Andrew. Ne peut-on rendre juſtice à un être quelconque, ſans qu’on vous ſoupçonne d’y prendre un intérêt particulier ? Vous êtes folle, mon Émilie, mais vous ne m’avez jamais paru méchante : ſi je vous connoiſſois moins, je pourrois prendre votre obſervation pour une Épigramme.

Nous ne ſommes de retour de Pretty-Lilly que d’hier au ſoir. On nous y a comblés d’honnêtetés, les fêtes s’y ſont multipliées pendant les cinq jours que nous y ſommes reſtés. La Nobleſſe des environs a aſſiſté à deux bals champêtres que l’on a donnés dans une ſuperbe prairie attenante au parc. Nous étions tous dans le coſtume villageois. Ces amuſemens ſimples me plaiſent infiniment, & je les préfère aux brillantes aſſemblées où j’ai aſſiſté pluſieurs fois depuis mon arrivée ici.

Nous avons des raiſons de nous réjouir ; mon Grand-papa, qui étoit impotent depuis deux années, a recouvré l’uſage de ſes jambes ; il marche, à la vérité, avec un peu de peine, mais il marche. Il en eſt d’un contentement qui ne le cède qu’au nôtre. Ma Grand-maman en a pleuré de joie. Les Fermiers ſe ſont réunis pour tirer un feu d’artifice, en vérité, très-beau, en ſigne de réjouiſſance ; qu’il eſt doux de recevoir des preuves auſſi touchantes d’un attachement général ! Adieu, ma chère Émilie. J’oublie, en vous écrivant, que Mylady Green m’a dit de ne m’abſenter qu’une heure. Pour toutes ſes bontés, je lui dois de l’obéiſſance. Croyez à l’amitié

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17.