Veuve Duchesne (p. 30-34).



VIme LETTRE.

De la même à la même ;
à Break-of-Day.


Je n’attends pas votre réponſe, ma chère Amie, pour vous faire part de l’évènement le plus étrange. Ce matin Lady Harris eſt venu voir notre Maîtreſſe, & m’a fait prier de l’accompagner. — Venez, venez, s’eſt-elle écriée du plus loin qu’elle nous a vues. Je viens d’apprendre des choſes fort extraordinaires. Ah ! vous êtes donc Miſs Ridge ? (en s’adreſſant à moi) j’ai fait l’autre jour une belle étourderie. Vous ne ſavez pas quelles ſont les perſonnes avec qui j’étois ? votre Père, votre Sœur & le prétendu de cette dernière. Mais le plaiſant de l’aventure, c’eſt que Mylord ne ſait pas que vous êtes ſa Fille. Jamais Mylady n’a voulu lui dire dans quelle Penſion elle vous avoit miſe. — Voilà bien de nouvelles, a dit Miſtreſs Hemlock. — „ En voici une qui vous étonnera davantage, a repris Mylady, c’eſt que les beaux yeux de la charmante Émilie (& je n’en ſuis point ſurpriſe) ont abſolument dérangé la tête du pauvre Mylord Clarck, il ne penſe & ne parle que de vous. Je fais un joli rôle, n’eſt-ce pas, chère Enfant ? Car je viens pour vous prier d’avoir pitié de mon petit Couſin, il eſt chez moi qui m’attend avec bien de l’impatience, c’eſt lui qui m’a conté tout ce que je viens de vous dire, & il le tient de Miſs Fanny Ridge. Elle vous a parfaitement reconnue, quoiqu’elle ne vous ait vue que cette ſeule fois. Il eſt vrai que vous reſſemblez beaucoup à Mylord votre Père. Que voulez-vous que je diſe à mon pauvre Parent ? Il eſpère que vous lui permettrez de m’accompagner la première fois que je viendrai „. — Mais Mylady a dit, je crois que Mylord Clarck étoit le prétendu de ma Sœur. Je ſuis ſûre qu’elle ne me conſeilleroit pas. — Émilie a raiſon, a repris Miſtreſs Hemlock, elle ne doit pas être la Rivale de Miſs Ridge : — Écoutez, reprit Mylady, mon Parent eſt peu riche : „ Je le ſuis beaucoup, & comme je n’ai ni Mari ni Enfant, j’en fais mon unique héritier (c’eſt auſſi le meilleur, & j’oſe dire, le plus aimable Garçon du monde). Je débute par lui donner en ſe mariant trente mille livres ſterlings.[1] Je n’approuvois pas trop ſon union avec Miſs Fanny, ſon caractère altier ne m’a jamais plu : mais Clarck croyoit en être amoureux, & comme je l’aime beaucoup, je conſentois à tout ; ſon changement en votre faveur, ma belle Miſs, me cauſe de la joie. L’amitié que Miſtreſs Hemlock a pour vous, fait aſſez votre éloge… Mais, mes Amies, je n’oublie pas que mon Couſin compte les minutes, que me permettez-vous de lui dire „ ? — Souffrez que je réponde pour Émilie. Elle ne peut qu’être reconnoiſſante de tout ce que vous penſez de favorable ſur ſon compte ; mais, Mylady, je vois des obſtacles preſqu’invincibles à l’accompliſſement de vos bonnes intentions. Ma jeune Élève n’eſt point aimée de ſes Parens. Le changement inopiné de Mylord Clarck la rendra pour ſa Sœur un objet odieux. Mylady Ridge qui n’a des yeux que pour ſa Fille aînée, approuvera la haine de Fanny. Je ne parle pas de Mylord. Il eſt le premier ſujet de ſa femme & de ſa Fille, & il ſeroit, je crois, imprudent d’eſpérer que Mylady voulut jamais donner les mains au mariage de votre Parent avec Émilie. Ainſi, Mylady, il me ſemble qu’il faudroit laiſſer les choſes dans leur premier état. Fanny une fois établie, le ſort de mon Élève deviendra, peut-être, moins rigoureux. — Vos raiſons, ma chère Hemlock, me paroiſſent bonnes ; mais ni Clarck, ni moi ne pouvons ſuivre vos conſeils. Cette belle Enfant a dérangé tous nos projets, & je ne vois pas de poſſibilité à ramener nos eſprits. Le ſort en eſt jeté, Miſs Fanny ne ſera jamais ma Couſine. Je vous quitte ; mais je vous préviens que vous nous verrez l’un & l’autre avant peu de jours. Si vous ne voulez pas recevoir mon parent, il faudra auſſi me faire fermer la porte. — Mylady ſait bien, a repris Miſtreſs, qu’elle ſera toujours reçue chez moi à bras ouverts.

Après le départ de Mylady, il eſt venu du monde : j’ai laiſſé Miſtreſs Hemlock dans le Parloir, & je ſuis montée pour vous écrire tout cela, qui ne vous cauſera ſûrement pas moins d’étonnement qu’à moi. La poſte arrive demain ; j’eſpère, ma chère Anna, qu’elle m’apportera une Lettre de vous. J’aurai autant de plaiſir à vous lire, qu’à vous aſſurer de ma vive & ſincère amitié.

Émilie Ridge.

De Rocheſter, ce …


  1. La livre ſterling vaut environ vingt-deux livres argent de France.