Veuve Duchesne (p. 143-148).


XXIVme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge, ſon Amie ;
à ***.

Je n’impute votre ſilence, ma chère, qu’à mon étourderie ; car j’ai oublié de vous donner mon adreſſe à Londres, où nous ſommes arrivés depuis quelques ſemaines. La première a été employée à rendre habitable l’Hôtel que Mylord avoit fait louer. La ſeconde s’eſt paſſée dans une occupation plus frivole. Les modes ayant beaucoup changé depuis quinze ans que ma Grand-maman eſt abſente de la Capitale, il a fallu renouveler toutes nos parures. L’article de la toilette eſt dans ce Pays, une affaire de conſéquence. Si vous aviez vu, ma belle Émilie, l’air important de la Marchande de Modes, en m’aſſurant que le bleu me ſiéroit mieux que le jaune, que mes robes devoient avoir une grande queue, & ſurtout que je paroîtrois complettement ridicule ſi je voulois m’en tenir à mes cheveux naturels pour ma coiffure. — Il faut abſolument, me diſoit cette folle, porter de chaque côté ſix boucles poſtiches ; que votre peigne ſoit garni de trois ou quatre ſultanes qui ſe perdront nonchalamment ſur votre col. Nous ſurmonterons tout cela par un joli bonnet (& je me flatte que vous en ſerez contente, ils me viennent de France, & ſortent de la Boutique du fameux Beaulard, ſi renommé pour les Modes). Je diſois donc qu’il vous falloit un bonnet d’un pied & demi de hauteur, ſur deux pieds de largeur. — Miſéricorde ! me ſuis-je écriée. Vous voulez donc que l’on me montre au doigt. Il me paroît, ma chère Miſs, que vous êtes dans l’intention de me faire copier les carricatures que l’on envoye de France, & que l’on aſſure être faites d’après les originaux. Cette folie auroit-elle donc gagné juſqu’ici ? — Aſſurément, Miſs, toutes nos Dames ont adopté le goût François ;[1] rien de plus élégant qu’une robe à la Polonoiſe, à la Circaſſienne,… & ſurtout à la Lévite. — Tous ces mots-là me ſont abſolument inconnus : je fuis Angloiſe, & déſire être vêtue à l’Angloiſe. Quant à vos bonnets, je vous prie de me diſpenſer d’en prendre d’un autre goût que ceux que j’ai toujours portés ; nous n’y changerons que la couleur, puiſque le jaune vous offuſque. La pauvre Femme ſortit aſſez mécontente ; elle eſpéroit, ſans doute, me ſéduire par ſon verbiage.

Combien de fois je vous ai déſirée ici, mon Amie, & certainement vos plaiſanteries ne m’auroient pas paru déplacées : car, malgré ma gravité, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de l’enthouſiaſme de ces gens pour les Modes.

Toute la ſemaine dernière nous avons fait des viſites. Celle-ci eſt deſtinée à en recevoir. Lady Wambrance, jeune perſonne très-jolie & fort répandue, eſt venue hier avec ſon Époux, qui eſt le contraire parfait de Lady ; il eſt auſſi laid qu’elle eſt belle, auſſi contrariant qu’elle eſt douce & complaiſante, & auſſi avare, dit-on, qu’elle eſt généreuſe ; ce contraſte qui frappe au premier abord, vous engage à plaindre l’aimable Wambrance : cependant elle a la figure du plaiſir, & l’on ſeroit preſque tenté de la croire heureuſe. Je me ſens une forte inclination à l’aimer. Mylady Green a eu la bonté de me promettre de la voir plus ſouvent qu’une autre : nous avons eu auſſi ce qu’on appelle une Élégante. Je ne puis me diſpenſer de vous la peindre. Quand Lady Aſmond entre dans l’anti-chambre, vous la ſentez dans l’appartement. Pas un de ſes vêtemens qui ne ſoit imbibé d’eſſence : ſes bonnets doivent lui arriver en ligne directe du Sieur Beaulard. Un ſeul battant ouvert l’auroit miſe dans l’embarras pour entrer. Ses talons ſont d’une hauteur prodigieuſe ; avec ces précautions, de très-petite taille qu’elle doit être, elle devient d’une taille preſque giganteſque. Le reſte de ſa parure annonce qu’elle y donne un ſoin particulier ; rien n’y manque, & pourtant elle n’en eſt jamais contente. Elle s’eſt plaint amérement à moi que ſa Couturière devenoit d’une négligence aſſommante ; mais rien, ajouta-t-elle, n’eſt comparable à la ſtupidité de mon Cordonnier, il a toujours la fureur de me faire mes ſouliers trop longs & trop larges ; & pour appuyer ce qu’elle me diſoit, elle montra un pied effectivement très-joli. — Cependant, Mylady, vous me paroiſſez fort bien chauſſée. — Vous n’y penſez pas, Miſs, c’eſt une horreur.

Sa viſite fut courte, parce qu’elle étoit attendue dans dix maiſons. — Je me meurs ; mais auſſi on eſt ſans pitié pour ma ſanté délicate, je ne puis ſuffire au nombre d’invitations que je reçois tous les jours ; & elle partit comme un éclair. Il eſt vrai que la hauteur de ſes talons la fit trébucher ; mais ce petit accident ne l’arrêta pas.

Voilà, dit mon Grand-papa (qui pourtant n’eſt pas méchant), une jeune Dame bien ridicule. Le Chevalier Pertuiſan qui ſe trouva là, s’empara de la converſation, & nous détailla plus au long le caractère de Lady Aſmond. Il ſe peut qu’il n’ait rendu que la vérité ; mais j’ai tellement en horreur les médiſans, que de ce moment j’ai pris ce Cavalier en averſion.

Je verrai, ſans doute, aujourd’hui quelques nouveaux perſonnages, & dans l’eſpoir que mes tableaux vous diſſiperont, je vous en eſquiſſerai quelques-uns.

J’attends de vos nouvelles avec impatience. J’oubliois de vous dire que nous avons rencontré Mylady Ridge chez Miſtreſs Binth ; Miſs Fanny étoit avec elle. Sa jolie figure lui attire beaucoup d’adorateurs : ſon mauvais caractère pourra les éloigner ; mais je ne la crois pas Fille à s’affliger de la perte d’un Amant. Au reſte, elle ne m’a pas fait grand accueil ; je m’en conſole par la certitude où je ſuis, que les deux Sœurs ne penſent pas de même ſur le compte


d’Anna Rose-Tree.
De Londres, le … 17..

P. S. Adreſſez vos Lettres, Argille-Street, c’eſt où nous logeons.


  1. Il n’eſt queſtion ici que des Modes.