Veuve Duchesne (p. 148-153).


XXVme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.


Combien de nouvelles à vous apprendre, ma chère Anna. Hélas ! peu s’en eſt fallu que l’infortuné Clarck n’ait été la victime de la plus noire calomnie. Sans qu’il en fut inſtruit, on lui faiſoit ſon procès comme aſſaſſin de M. Spittle. Tous ſes gens, ceux de ma Mère ont ſervi de témoins. Ma Mère elle-même a oſé appuyer ſes accuſations. Vous ſavez, par ſa Lettre que je vous ai envoyée[1], combien peu il étoit coupable. Heureuſement, il fut averti, la veille du jour où il devoit être arrêté. On a ſu où il étoit, vraiſemblablement, par Francis, le valet de Mylady, à qui Mylord a donné quelque argent hier. Pour la première fois j’ai conſenti à le voir, notre entrevue ſe fit en préſence de Miſtreſs Bertaw. Son départ, la circonſtance, tout ſervit à rendre cet entretien bien triſte. Ma bonne Maîtreſſe mêla ſes larmes aux nôtres. J’exigeai ſa parole qu’il paſſeroit tout de ſuite dans les Pays étrangers. Il préféra l’Italie, & c’eſt à Naples où il m’a priée de lui adreſſer mes Lettres. Son Valet-de-chambre avoit eu ſoin de tout préparer pendant la viſite qu’il me faiſoit, moyennant quoi il partit en ſortant de la Penſion. J’en fus aſſurée : car Miſtreſs Bertaw eut la bonté d’envoyer une ſervante pour s’en inſtruire. Cependant je n’ai été tranquille que lorſque j’ai reçu de ſes nouvelles de ***.

Le lendemain de ſon départ, un Baily[2] ſuivi de ſes acolytes, vint effectivement à l’Auberge où il logeoit ; mais ils furent obligés de s’en retourner, aſſez mortifiés d’avoir manqué leur proie. Voilà pour un objet, & c’eſt le plus important pour mon cœur.

Parmi mes Compagnes, il s’en trouve une qui prévient en ſa faveur par les qualités de l’extérieur ; elle eſt extrêmement belle, & je n’ai jamais vu, excepté celle de ma chère Anna, une taille mieux proportionnée. Son caractère eſt prévenant : elle a beaucoup d’eſprit, & je l’aurois jugé parfaite, ſi Miſtreſs Bertaw lui témoignoit plus d’amitié. Cette Femme fait rendre juſtice au mérite, & dans toutes les occaſions elle cherche à humilier Betſy (c’eſt le nom de cette jeune Penſionnaire.) Nous étions toutes deux à cauſer dans le Jardin, lorſqu’on vint l’avertir qu’on la demandoit. Miſtreſs Bertaw ne put pas l’accompagner : mais elle me dit de ſuivre Betſy. Nous trouvâmes dans le Parloir une Dame d’un certain âge, accompagnée d’un jeune-homme de bonne mine. Je ne mêlai pas de la converſation : j’écoutai ſeulement, & voici comment je jugeai les trois Perſonnes ; car Betſy ne me parut plus la même. Elle affecta d’abord une ſupériorité ſur moi que je ſouffris avec peine. Elle abandonna totalement ſa modeſtie accoutumée, pour faire preſque des avances au Jeune-homme, qui la traita avec une aiſance très-familière. Il vanta deux ou trois fois ſon mérite, vainement chercha-t-il mon approbation : j’ai toujours déteſté la fatuité, & ce Jeune-homme en a une bonne doſe. Un ſourire amer étoit toute ma réponſe, lorſqu’il s’adreſſoit directement à moi. Quant à la vieille Dame, elle me ſembla, & je jurerois ne m’être pas trompée, une eſpèce d’imbécille ſans aucune tenue. Elle jouoit là un très-joli rôle : À peine lui adreſſa-t-on la parole une fois, encore fut-ce pour lui demander l’heure qu’il étoit ; elle ſe hâta de regarder à ſa montre, mais elle ne put y rien comprendre. — Voyez, dit-elle au Jeune-homme, car j’ai la vue trop baſſe pour diſtinguer les chiffres. Miſs ſourit malicieuſement au Jeune-homme, qui lui fit un ſigne. Enfin, le couple prit congé, & je tombai de mon haut en voyant le Jeune-homme préſenter reſpectueuſement la main à la Dame, en la nommant Mylady. — Elle a bien beſoin de ce titre, dis-je à ma Compagne, car il lui faut quelque choſe pour être ſoufferte. — Vous n’y penſez pas, me répondit Betſy ; c’eſt une Dame de grande qualité, une perſonne très-eſtimée, en un mot, c’eſt Mylady Stanhope. J’avoue que mon étonnement ne fut pas médiocre. Vous m’avez ſouvent, dans vos Lettres, fait l’éloge de cette Dame ; je ne la reconnois point du tout dans la perſonne que le jeune Lord Stanhope donne ici pour ſa Mère. Quant à lui, d’après les différens portraits que vous m’en avez faits, je ne ſaurois m’y méprendre, & je ne doute pas que ce ne ſoit Edward que j’ai vu hier. Selon ce que ſa ſœur vous a dit, j’imagine que Betſy Goodneſs eſt l’objet de l’inclination de ce Jeune-homme, & le ſujet de ſon abſence.

Elle m’a demandé ce que je penſois du Fils de Lady Stanhope. Comme je ne ſais pas flatter aux dépens de la vérité, j’ai répondu qu’il me paroiſſoit trop préſumer de ſon mérite, pour en avoir réellement ; mais que ſon perſonnel étoit aſſez bien. — Aſſez bien ! l’éloge eſt médiocre ! Cependant tout le monde le trouve charmant. — Je ne donne pas mon avis pour être excluſif.

Notre converſation a ceſſé là. Mon opinion ne lui a pas plu ; car depuis elle m’évite avec ſoin. La douceur & l’amitié de Miſtreſs Bertaw me dédommagent amplement de cette froideur. Elle a reçu une Lettre de ma Mère, qui lui enjoint de me traiter toujours avec rigueur. La dureté de ſon caractère ſe ſoutient ; il eſt clair qu’elle eſt décidée à me rendre éternellement malheureuſe. Je jouis cependant d’une vie tranquille, & je paſſe mon temps à faire des vœux pour votre bonheur : puiſſent-ils être exaucés ! je ceſſerai de me plaindre de mon ſort.

Émilie Ridge.

De … ce … 17


  1. Pour éviter les répétitions, on n’a pas jugé à propos de joindre cette Lettre aux autres ; les mêmes détails ſont faits dans la XXe Lettre, écrite par Clarck, à ſon Ami.
  2. Un Exempt.