Veuve Duchesne (p. 119-142).

XXIIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à ***.

Mon cœur avoit grand beſoin de votre Lettre, ma chère Émilie, pour ſoutenir la violente ſecouſſe qu’il a éprouvée par l’incertitude de votre ſort. Pauvre Amie ! Combien vous avez dû ſouffrir. Quelle multitude de peines ! Votre courage me charme. En me comparant à vous, je rougis d’être ſi foible. La maladie d’Andrew m’en a cauſé une véritable. Tourmentée d’une fièvre ardente, le tranſport au cerveau, j’ai fait & dit des ſottiſes ſans nombre. Ma Grand-maman a bientôt appris par mes indiſcrétions involontaires, le ſecret de mon cœur : ce qui l’a décidée à ne laiſſer approcher de moi que la bonne Turf. Des remèdes doux & adminiſtrés à propos ont rendu le calme à mes ſens. Ma jeuneſſe & la bonté de mon tempérament ont accéléré ma guériſon. C’eſt alors que Mylady Green m’a appris qu’elle étoit inſtruite par moi-même de l’état de mon cœur. Je ſuis tombée à ſes genoux pour lui demander pardon. — Pardon, ma chère Fille ! Ce n’eſt pas moi que tu offenſes dans une inclination ſi mal placée ; c’eſt à la raiſon à qui tu dois des excuſes, car tu l’offenſes viſiblement. Il faut, mon Enfant, me promettre de chaſſer de ton idée un objet qui n’auroit jamais dû y entrer. — Je vous jure, ô ma Bonne-maman, ſur la tendreſſe que j’ai pour vous, que ce penchant eſt venu malgré moi. Combien n’ai-je pas fait d’efforts pour ſurmonter ce fatal attachement ! J’oſe ici avouer à celle que je révère, que je n’ai réuſſi qu’à me rendre malheureuſe. — Quand le danger eſt trop preſſant, il faut le fuir. Ne conſentez-vous pas, Anna, à vous abſenter de ce lieu pour quelque temps ? — Je ſerai donc encore ſéparée de mes chers Parens. — Ta tendreſſe me charme, ma chère Fille. Non, je ne me ferai pas le chagrin de t’éloigner de moi. Je veillerai en perſonne à ta guériſon, je te conſolerai s’il en eſt néceſſaire ; cependant, j’eſpère beaucoup de ta raiſon, elle te rendra à toi-même.

Voilà, mon Amie, comme s’explique la meilleure des Mères. Que de reſpects, que d’obéiſſances ne lui dois-je pas pour tant de douceurs. Andrew ſe trouva lors de ma convaleſcence parfaitement rétabli. Je le vis, non pas dans les appartemens (ſous différens prétextes, Mylady éluda les petits concerts accoutumés), mais dans le jardin, aux heures des promenades. Ses yeux me dirent aſſez combien il étoit aiſe de me voir en ſanté : les miens, malgré moi, durent lui aſſurer la même choſe. Ce langage muet avoit pour moi bien des charmes. C’étoit au milieu d’une allée que nous nous étions rencontrés à ma première ſortie : par un même mouvement, nous nous arrêtâmes, & attentifs à nous conſidérer, nous n’avions pas la faculté de penſer à autre choſe. L’arrivée de ſon Père (qui ſe porte à merveille) nous rendit à nous-mêmes, & chacun de notre côté nous cheminâmes triſtement. Au ſoir mon Grand-papa plus en gaieté qu’à l’ordinaire, me dit : Eh bien ! ma chère Anna, tu déſires donc faire connoiſſance avec la belle Ville de Londres. Tu commences à t’ennuyer ici : il faudra bien te ſatisfaire, & j’ai promis à Mylady que nous partirions dans quinze jours. Un coup d’œil de ma Grand-maman me mit d’abord au fait, & j’aſſurai Mylord que j’étois très-reconnoiſſante de ſes complaiſances. Notre départ eſt donc fixé au 20 du mois, & nous ſommes au 12, dans huit jours je quitterai… cette campagne ! Ne prenez pas le change, ma chère, ce n’eſt point elle qui excite mes regrets…

Je joins ici l’hiſtoire de ma Mère. Vous verrez, mon Émilie, qu’il me reſte un Père… Objet de la haine de Mylord Green. Il l’a ſans doute bien méritée : oui… Mais il eſt mon Père, & je brûle de me trouver dans ſes bras. Ce déſir, pour ne pas déplaire à mes Parens, doit reſter dans le fond de mon cœur, où mon Père eſt, malgré ſes fautes, révéré comme l’auteur de la vie infortunée

d’Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17


HISTOIRE

d’Élisabeth Green,
Épouſe du Chevalier Rose-Tree,
racontée par Mylady Green, ſa

Mère, incluſe dans la précédente.


J’avois quinze ans révolus quand on m’a fait épouſer Mylord Green, que je connoiſſois à peine. Heureuſement le choix de mes Parens ſe trouva me convenir parfaitement. Le ciel ne nous accorda qu’un Enfant, ce fut votre Mère : beauté, douceur, talens, elle réuniſſoit toutes les qualités : trop de ſenſibilité fit tout ſon malheur. Nous habitions Londres, & ce fut dans cette Ville que je perfectionnai ſon éducation.

„ Le Chevalier Roſe-Tree jouiſſoit de la réputation d’un libertin : il avoit diſſipé en moins de trois ans une groſſe ſucceſſion que lui avoit laiſſé ſon Père en mourant. Une femme de ma connoiſſance l’amena chez moi, ſans m’en avoir prévenue. Il étoit d’une charmante figure, & joignoit à beaucoup d’eſprit une gaieté inépuiſable. Éliſabeth le vit avec plaiſir, & bientôt avec intérêt. Il parut de ſon côté fort épris de ma Fille ; Mylord Green s’en apperçut, il me fit part de ſa découverte, en me montrant un profond mépris pour le Chevalier. Je fus forcée de convenir qu’il n’avoit pas tort, vu la mauvaiſe conduite de Roſe-Tree, & ſon dérangement. En conſéquence je le reçus froidement quand il vint chez moi ; mais comme il étoit fort lié avec le Mari d’une de mes Amies chez qui nous allions ſouvent, Éliſabeth le voyoit dans cette maiſon, & bientôt je m’apperçus que ce qui n’étoit qu’un ſimple goût en commençant, devenoit un attachement ſérieux. Je crus bien faire d’oppoſer mon autorité ; & je fis très-mal. Ma Fille au lieu de m’accorder ſa confiance, ſe cacha de moi avec ſoin. Nous eûmes lieu de ſoupçonner, ſon Père & moi, qu’elle entretenoit un commerce de Lettres avec le Chevalier : mais la manière dont elle ſe juſtifia, nous rendit la tranquillité pendant quelques mois. Dans cet intervalle, Sir Edward Croſsbow demanda ma Fille en mariage : il jouiſſoit d’une fortune honnête & d’une bonne réputation : Nous approuvâmes ſa recherche ; le véritable caractère d’Éliſabeth étoit la douceur & l’égalité. En préſence de Sir Edward elle affectoit des caprices & des humeurs ſans nombre. Je lui en fis des reproches très-vifs, elle eut l’air de ne pas comprendre ce que je voulois dire. — Je ne joue pas la comédie, me dit-elle ; & ſi je ſuis en effet, telle que vous me l’aſſurez, en préſence de Sir Croſsbow, c’eſt ſans doute, Maman, la haine que j’ai conçue pour lui, qui opère en moi ce changement. Comme Edward étoit très-amoureux, il ne s’apperçut point des défauts d’Éliſabeth, & il preſſa mon Époux de hâter ſon bonheur (c’eſt ainſi qu’il nommoit ſon mariage avec votre Mère). Mylord Green, las des remiſes & des mauvaiſes raiſons de ſa Fille, la fit venir un matin dans ſon cabinet, où j’étois avec lui. L’explication fut vive ; excuſes, prières, ſupplications, rien ne lui réuſſit. — Je le vois clairement, lui dit ſon Père : vous avez dans la tête votre miſérable Roſe-Tree : j’aimerois mieux vous voir dans les bras de la mort, que dans les ſiens. Edward vous convient, il eſt jeune, aimable, riche, eſtimé des honnêtes Gens, qu’avez-vous à oppoſer à ſon mérite ? — Rien, repliqua Éliſabeth, ma ſeule antipathie, voilà mon excuſe. — Et vous croyez me la faire agréer ? — Hélas ! je ne l’eſpère pas. — Quelle eſt donc votre intention. — Vous obéir ou mourir.

„ L’arrivée d’une viſite interrompit cette converſation. Mylord lui dit pourtant encore en ſortant : — Éliſabeth, ſongez ſérieuſement à me ſatisfaire. Elle baiſa reſpectueuſement la main de ſon Père, & ſe retira. Je la ſuivis. À peine fut-elle hors de la chambre que ſes larmes coulèrent avec abondance : je l’aimois tendrement ; je me ſentis vivement affectée de ſa peine, & la prenant dans mes bras, je la conjurai de ne pas nous rendre tous malheureux par ſon obſtination. — C’eſt moi ſeule qui ſerai à plaindre, me répondit-elle, en ſanglotant. Ah ! Maman, quel ſacrifice me force-t-on à faire ! Bon, me dis-je en moi-même, la voilà à moitié décidée. Je la conduiſis à mon appartement. Toute cette journée & celle qui la ſuivit, elle fut de la plus grande triſteſſe. De moment en moment elle pleuroit. Vainement j’eſſayois de la conſoler. — Laiſſez-les couler, Maman, il faut que je m’y accoutume. Ce ſera déſormais ma principale occupation : les regrets ne me laiſſeront pas un inſtant de repos. — Non, tu ne regretteras pas, ma chère Fille, d’avoir fait ton devoir. — Mon devoir, dit-elle, avec véhémence, croyez-vous, Maman, qu’on ne me blâmera pas ? — Te blâmer, ma Fille ! Oh, je te proteſte que non ! Elle ne repliqua rien ; les larmes la ſuffoquoient.

„ Le lendemain, jour affreux pour nous, Éliſabeth ne parut pas à l’heure du déjeûner. Je craignis qu’elle ne fut malade, & je montai dans ſa chambre pour m’en aſſurer. Je ne l’y trouvai pas : ſon lit n’étoit pas défait, & je vis ſur ſa table de nuit une Lettre à mon adreſſe. Je frémis en l’ouvrant. Mais rien ne put égaler mon déſeſpoir, quand j’en eus fait la lecture. Voici mot pour mot ce qu’elle me marquoit.

LETTRE

d’Élisabeth Green,

à Mylady Green, ſa Mère.


Vous allez me haïr, ô ma reſpectable Mère, & cette certitude me rend la plus malheureuſe des créatures. Je mérite, ſans doute, toute votre indignation : je commets une faute énorme : je quitte la maiſon paternelle pour occuper celle d’un Homme… que je n’oſe nommer. Quand vous lirez cette Lettre, je ſerai à lui pour la vie. Jamais, non jamais, je ne me ſerois rendue auſſi coupable, ſi on m’avoit laiſſé ma liberté. Exiger que j’épouſe celui que je déteſte, & que je renonce à celui que j’aime, ce ſacrifice s’eſt trouvé au deſſus de mes forces. J’ai combattu long-temps entre la nature & l’amour : ce dernier a été victorieux… Quelle funeſte victoire ! Voilà les regrets dont je vous parlois ce matin : ils conſumeront les jours de votre infortunée & reſpectueuſe Fille

Élisabeth Green.

„ Tu peux aiſément te peindre quel dut être mon déſeſpoir : je courus à l’appartement de mon Époux : — Voilà, Mylord, le fruit de vos rigueurs. Liſez cette Lettre, & voyez ſi nous ne ſommes pas malheureux par notre faute. Pour la première fois je vis couler des larmes des yeux de mon Mari. — Ô Dieu ! s’écria-t-il, tu me punis par un endroit bien ſenſible ! Mais je ne murmure pas de tes décrets, ils ſont juſtes ; je ſuis puni de ma barbarie. Remarquez, mon Enfant, qu’il ne nous échappa pas un reproche contre l’infortunée Éliſabeth. — Et bien ! ma chère Amie, il faut employer toutes ſortes de moyens pour ramener cette pauvre égarée. Allez chez le Chevalier Roſe-Tree (il ne put prononcer ſon nom ſans indignation) ; s’ils ne ſont pas encore unis, promettez à ma Fille que jamais il ne ſera queſtion d’établiſſement pour elle. — Et s’ils le ſont, dis-je, en tremblant ? — S’ils le ſont… Je regarderois cela comme un très-grand malheur… Alors qu’ils viennent tous les deux : mon cœur ne repouſſera pas l’Époux d’Éliſabeth. Je me fis conduire à l’Hôtel du Chevalier. Le peu d’ordre qui régnoit dans ſa maiſon, ne me fit rencontrer aucun obſtacle. Un ſeul Valet que je trouvai dans l’antichambre eut pu m’empêcher d’entrer, mais il dormoit.

„ Je gagnai donc l’appartement : la porte n’étoit qu’à demi-fermée, je m’en approchai doucement. Je vis Roſe-Tree aux genoux de ma Fille qui cherchoit à la conſoler : la pauvre Enfant étoit dans l’attitude de la douleur : elle pleuroit amérement. — Non, diſoit-elle, je ne me pardonnerai jamais d’avoir quitté ainſi mes Parens : & quels Parens !… — Ceſſez de vous affliger, ma chère Éliſabeth, plus vous connoiſſez la bonté de ces Parens, & moins nous devons redouter leur haine. Et d’ailleurs, ne trouverez-vous pas dans votre Époux cette tendreſſe que vous méritez ? Laiſſez-moi lire dans ces yeux charmans l’amour que vous m’avez juré ce matin en préſence de celui qui nous a unis[1] — Si je vous ſuis chère, reprit-elle, ne vous oppoſez pas à ma juſte douleur.

Je crus qu’il étoit temps de me montrer. J’entrai ; mon apparition répandit la terreur ſur les nouveaux Époux : la douceur de mon abord ne put les raſſurer. Ma Fille tomba à genoux ; Roſe-Tree y étoit reſté. Je pris ma chère Éliſabeth dans mes bras, & tendant ma main avec bonté à ſon Époux, je parvins à les raſſurer. — Maman me pardonne ! ce fut tout ce que ta Mère put dire, & elle ſe trouva mal. Le Chevalier en témoigna une vive inquiétude : il étoit auſſi affligé que moi. Enfin, nous la vîmes ouvrir les yeux. — Reviens à toi, ma chère Fille, ton Père te verra encore avec plaiſir dans ſa maiſon. Mais, Maman, me dit-elle avec confuſion, il eſt mon Époux. — Qu’importe, au lieu d’un, nous aurons deux enfans. Nouvelle ſcène d’attendriſſement. Je les emmenai l’un & l’autre.

„ La préſence d’Éliſabeth rendit à Mylord celle de Roſe-Tree moins déſagréable. Le pardon général fut répété, & nous fûmes tous heureux. Hélas ! ce ne fut que pour un temps ! les méchantes inclinations du Chevalier n’étoient qu’endormies. Mon Époux s’étoit mis à la tête de ſes affaires : les débris de ſa fortune joints à la groſſe dot que nous avions donnée à Éliſabeth, formoient encore des revenus ſuffiſans pour vivre avec aiſance. Nous logions tous dans le même hôtel : leur appartement étoit magnifique. On avoit tranſporté les meubles de la maiſon de Roſe-Tree, au nombre deſquels étoit une grande quantité de tableaux de prix. La Tableaumanie étoit une de ſes folies.

„ Ma Fille devint groſſe : cette nouvelle cauſa une grande joie à mon mari. Cependant je m’apperçus qu’Éliſabeth devenoit triſte. Je crus d’abord que c’étoit l’effet de ſa groſſeſſe, & je cherchois tous les moyens poſſibles pour la diſſiper. Pluſieurs fois je la ſurpris dérobant des pleurs prêts à couler. Le Chevalier étoit moins aſſidu. — Elle n’eſt point heureuſe, me dis-je, & ſelon les apparences c’eſt à ſon Époux qu’il faut s’en prendre. Je fus plus attentive dans mes obſervations ; mais par les ſoins de ma Fille, je ne pus rien découvrir ; j’uſai d’un moyen qui me répugnoit ; mais comme il étoit le ſeul dont j’attendois du ſuccès, il fut employé, Éliſabeth avoit à ſon ſervice une Fille que je lui avois donnée : elle étoit Nièce de Miſtreſs Turf, & avoir été élevée à la maiſon. Je la pris en particulier ; je connoiſſois ſon honnêteté, je n’eus garde de lui offrir de l’argent, mais je fis valoir ſon attachement pour ſa jeune Maîtreſſe. Elle débuta par me dire qu’elle ignoroit les raiſons de ſon chagrin. — Vous convenez donc qu’elle a du chagrin : On ne peut, Aurora, abuſer de la tendreſſe d’une Mère. Les queſtions que je vous fais ne peuvent être accuſées de curioſité. Je vois avec douleur que mon Enfant a des peines que je ne partage pas, & ſi je déſire en connoître l’eſpèce, c’eſt pour mettre en uſage des moyens qui puiſſent les diſſiper. — Eh bien ! Mylady, vous allez tout ſavoir : mais jurez-moi le plus grand ſecret : Ma chère Maîtreſſe ne me pardonneroit jamais mon indiſcrétion. Je lui promis ce qu’elle déſiroit. — Vous ſaurez donc, Mylady, que mon Maître eſt un monſtre. Il a pour ſa vertueuſe Épouſe des procédés affreux. Non content de la maltraiter en paroles & de ſe ſervir des mots les plus groſſiers, ſans égard pour ſon état, il oſe preſque tous les jours la frapper avec inhumanité. Tous ſes membres ſont meurtris. Jamais la jeune Lady n’a proféré un murmure, & comme il eſt impoſſible qu’elle me cache la conduite atroce de mon Maître, elle me dit avec ſa douceur accoutumée : — J’ai mérité ces mauvais traitemens : une Fille qui a pu quitter la maiſon paternelle, ne mérite que des rigueurs, & c’eſt mon Époux qui s’eſt chargé de me punir. Il a ſurtout exigé de moi que je n’ouvrirai de ma vie la bouche de toutes les choſes dont je ſuis le témoin. — Mais, dis-je à Aurora, pour quelle raiſon ce miſérable Roſe-Tree ſe porte-t-il à de pareilles extrêmités ? — Des raiſons, Mylady, il n’en donne jamais aucunes. Je crois cependant que ſa mauvaiſe humeur augmente quand ma Maîtreſſe n’a pas d’argent à lui donner. Tous les jours il fouille dans ſes poches, & lorſqu’il n’y trouve pas ce qu’il déſire, il jure, il tempête & maltraite Mylady. — Ô Ciel ! m’écriai-je, eſt-il un homme plus déteſtable ? — Vous ne ſavez pas encore combien il eſt ſcélérat ; Anger, ſon Valet-de-chambre (je dois ſes confidences à l’envie qu’il a de m’épouſer), me diſoit ces jours paſſés, qu’il ne connoiſſoit pas un Être plus vil que ſon Maître ; il paſſe ſa vie dans des tripots ou chez des Filles de joie : il vit habituellement avec une, qui lui coûte beaucoup d’argent : elle loge en Wells-Street, & ſe nomme Miſs Aſtrea. Cette Fille, à ce que dit Anger, eſt la cauſe qu’un Jeune homme a joué, l’an paſſé, un triſte rôle à Tyburn : Il avoit mangé toute ſa fortune avec elle ; comme il n’avoit plus rien, elle le congédia. Ce Jeune homme qui en étoit très-amoureux, fut au déſeſpoir de la dureté de ſa Maîtreſſe. Il la pria, vainement, de ſouffrir ſa préſence. — Comment voulez-vous qu’on vous ſouffre, répondit cette malheureuſe, vous êtes ſans le ſou, & votre eſprit eſt trop borné. Apprenez, mon petit Ami, que pour avoir de l’argent, tous les moyens ſont permis, juſqu’à celui de détrouſſer les paſſans. Le jeune homme n’avoit pas le cœur tout à fait gangrené. Le diſcours d’Aſtrea le remplit d’épouvante ; il la quitta ſur le champ, mais ſon image le ſuivoit par-tout. Enfin, Mylady, dans le dernier déſeſpoir il uſa du terrible conſeil que lui avoit donné cette Furie. Peu au fait de cet abominable métier, il fut pris dès la première nuit, & exécuté peu de temps après. Voilà quel eſt le caractère de la Maîtreſſe de mon Maître. Il eſt bien à craindre qu’elle ne lui ait donné des conſeils. Car ſa conduite ne peut pas lui être naturelle.

„ Je frémis au récit que venoit de me faire Aurora, & je l’engageai à ne pas quitter ma Fille un moment de vue. Je me promis bien de mon côté de veiller moi-même à ſa ſûreté. Je voulois, dans mon premier mouvement, inſtruire Mylord Green de toutes ces particularités ; mais un moment de réflexion m’arrêta. Je craignis les ſuites que pourroit avoir une explication. Plut à Dieu que cette conſidération ne m’eut pas arrêtée ; mais j’ai remarqué qu’entre deux partis on choiſit preſque toujours le plus mauvais.

„ Le temps de la couche de ma Fille arriva : elle te mit au monde le plus heureuſement poſſible. Elle voulut t’alaiter, & je ne m’y oppoſai pas. Éliſabeth ne me quitta preſque plus ; & ma préſence empêchoit ſon Époux de la maltraiter.

„ Tu n’avois que huit mois lorſque je fus attaquée d’une goutte au pied, qui me força de garder la chambre. Le miſérable Roſe-Tree profita de l’occaſion pour recommencer ſes mauvais procédés avec ma Fille. J’en fus inſtruite par Aurora : c’eſt alors que je fis part à Mylord Green de tout ce déſordre. Il en frémit de rage. Son premier ſoin fut d’obtenir un ordre ſupérieur pour faire enlever Miſs Aſtrea. On la mit dans un lieu de ſûreté où elle eut le temps de ſe repentir de tous ſes crimes. Le lendemain de ce jour, Aurora accourut dans ma chambre ; elle étoit toute en larmes : — Malheur, malheur ! s’écria-t-elle en entrant, ma Maîtreſſe eſt mourante. Je me traînai à l’appartement de ma Fille. Je la trouvai étendue dans un fauteuil ; elle ne donnoit aucun ſigne de vie ; cependant elle te tenoit dans ſes bras. Tu faiſois des cris terribles. Cette ſcène m’avoit anéantie, je ramaſſai mes forces pour appeler du ſecours. Un Chirurgien arriva avant que ton infortunée Mère eut repris connoiſſance. Il parvint à la tirer de cet état. Elle ſe plaignit d’une groſſe douleur au ſein : nous le découvrîmes. Dieu ! quel ſpectacle s’offrit à nos yeux ! il étoit meurtri & déchiré dans pluſieurs endroits. Le Chirurgien pâlit. J’en augurois mal. Cependant il y mit un cataplaſme, & on coucha la malade. Ses douleurs diminuèrent. Ce répit nous permit de nous occuper de toi, dont les cris s’étoient changés en plaintes continuelles. On te trouva un bras caſſé, & différentes meurtriſſures. — Voilà deux Êtres dans un bien mauvais état, dit tout bas le Chirurgien ; il te remit le bras, te panſa, & me pria enſuite de paſſer dans une chambre voiſine. J’étois tellement abattue de ce coup imprévu, que je ne voyois ni n’entendois rien. Le Chirurgien me répéta la même demande. Appuyée ſur ſon bras, je le ſuivis. — Je réponds, Mylady, de la vie de l’Enfant ; mais il eſt impoſſible de ſauver la Mère. Le ſang & le lait ſe ſont mêlés ; l’un & l’autre ne tarderont pas à ſe corrompre. Dans deux jours elle ne vivra plus. Je ſuis déſolé, Mylady, d’avoir une nouvelle auſſi triſte à vous apprendre ; mais mon devoir m’ordonne de ne point diſſimuler des choſes de cette importance.

„ Comme il finiſſoit, mon Époux, qui étoit ſorti, rentra. Sa préſence augmenta ma peine : je fis ſigne au Chirurgien pour qu’il gardat le ſilence ; Mylord s’en apperçut, & malgré nos efforts il voulut entrer dans la chambre de ſa Fille. Il vole à ſon lit & s’informe de ſa ſanté. — Cela va mieux, mon Père, lui dit-elle doucement. — Qu’as-tu donc, ma chère Enfant ? — Peu de choſe : je crois que je ne ſouffrirai bientôt plus. — Qu’eſt-ce que tout ceci, s’écria Mylord ? Mon Éliſabeth peut à peine parler, les viſages ſont pâles & tout le monde eſt interdit ! Morbleu ! Ne fuis-je donc plus rien chez moi, pour qu’on me faſſe des myſtères de ce qui s’y paſſe. — Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, très-bas, n’augmentez pas par vos peines, les maux de l’infortunée ! Vous ſaurez tout dans un inſtant. Il ſe rapprocha du lit, & baiſant ſa Fille avec tranſport : Mon Enfant, dis-moi que tu n’es pas mal. Eſt-ce que tu ne m’aimes plus ? — Mon Père, je ne ſuis pas mal, & je vous aime de tout mon cœur.

„ Le ſon de ſa voix étoit ſi touchant que ſon Père en fut vivement ému. — Laiſſez-la repoſer quelques inſtans, dit le Chirurgien.

„ Nous laiſsâmes auprès du lit Miſtreſs Turf, & nous paſsâmes dans l’appartement d’à côté. Le Chirurgien s’abſenta pour quelques inſtans. Je voulus alors ſavoir d’Aurora le ſujet de cette ſcène affreuſe.

„ Hélas ! Mylady, je n’en ai rien perdu. Le Chevalier n’étoit pas rentré de la nuit : ma chère Maîtreſſe n’avoit pas voulu ſe coucher, & je lui avois tenu compagnie. Vers les ſix heures du matin, elle s’étoit endormie avec ſa Fille dans ſes bras. Je la conſidérois dans cette touchante attitude, quand ſon Époux entra. Il avoit l’air ſombre. — Sortez, me dit-il durement : J’obéis, mais je reſtai à la porte, pour exécuter vos ordres, Mylady, en veillant à la fûreté de ma Maîtreſſe. L’abord du Chevalier m’avoit paru ſiniſtre. Il la réveilla par de groſſières apoſtrophes. — Ah ! vous voilà, dit-elle avec douceur, mon cher Roſe-Tree, je vous ai attendu toute la nuit. — Il ne répondit que par des coups. Je me hâtai d’entrer pour l’engager à ceſſer ; il étoit tellement en fureur qu’il me prit avec violence & m’enferma dans le cabinet de ma Maîtreſſe. La porte en eſt vitrée, comme vous ſavez, & quand je faiſois mes efforts pour l’enfoncer, je vis le Forcené prendre ſa Fille & la jeter avec violence contre le mur. Son Épouſe ſe précipita pour ramaſſer l’Enfant qui crioit : il la retint, & lui arracha le ſein avec ſes ongles. J’appelois de toutes mes forces au ſecours, mais le cabinet étant très-clos, j’eus le malheur de n’être entendue de perſonne. Au déſeſpoir, je caſſai un des carreaux, & je parvins à tourner la clef. Quand le Chevalier vit la porte ouverte, il ſortit avec précipitation en proférant des juremens affreux. Ma chère Maîtreſſe avoir repris ſa Fille, qu’elle ſerroit dans ſes bras : elle n’eut que le temps de gagner un fauteuil où elle tomba ſans ſentiment, tenant toujours ſon Enfant. Je courus vîte à l’appartement de Mylady ; vous ſavez le reſte.

„ Ce récit cauſa des convulſions à mon Époux. — Miſérable ! s’écrioit-il. Et puis en verſant des pleurs. — Pauvre Éliſabeth ! Ô ma chère Fille ! Quelle horrible punition ! L’état de mon Époux m’affligea ; mais je ne pus blâmer ſon déſeſpoir, puiſque le mien l’égaloit. Pendant deux nuits & deux jours nous veillâmes l’infortunée Éliſabeth, elle ſouffrit des maux inouis. Enfin elle expira en nous priant de pardonner à ſon Époux. Sa mort répandit la douleur dans toute la maiſon : on n’entendoit que des gémiſſemens. Mon Mari a conſervé une langueur qui ne s’eſt diſſipée qu’au bout de dix ans.

„ Le Chirurgien ne m’avoit pas trompé, ton bras s’eſt guéri parfaitement : ce fut moi qui continuai à t’élever. Mes ſoins eurent le plus grand ſuccès. Aurora ne ſurvécut qu’une année à ſa Maîtreſſe ; elle mourut en ſe félicitant de l’aller rejoindre. Je voulus quitter des lieux qui me rappeloient ſans ceſſe la perte cruelle que je venois de faire, & je n’eus pas grand peine à obtenir de Mylord Green de nous abſenter de Londres. Nous vinmes avec toi à Break-of-Day ; il eſt à préſumer que le Chevalier Roſe-Tree a quitté l’Angleterre ; car depuis la mort de ſon Épouſe, nous n’en avons pas entendu parler.

„ Que l’exemple de ta Mère, mon Enfant, ſerve à te convaincre qu’il ne faut pas toujours ſuivre la première impreſſion du cœur : Il a beſoin d’être guidé par l’expérience.

  1. Une jeune Fille de quelqu’âge & de quelque condition qu’elle ſoit, peut ſe ſauver de chez ſes Parens pour épouſer ſon Amant, le mariage eſt bon.