Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 3

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 517-519).


CHAPITRE III


Kosnichef, après avoir pris congé de la princesse, entra avec Katavasof, qui venait de le rejoindre, dans un wagon bourré de monde.

L’hymne national accueillit encore les volontaires à la station suivante, et ceux-ci répondirent par les mêmes saluts ; ces ovations étaient trop familières à Serge Ivanitch, et le type des volontaires trop connu, pour qu’il témoignât la moindre curiosité ; mais Katavasof, que ses études tenaient éloignés de ce milieu, prit intérêt à ces scènes nouvelles pour lui, et interrogea son compagnon au sujet des volontaires. Serge Ivanitch lui conseilla de les étudier dans leur wagon à la station suivante, et Katavasof suivit cet avis.

Il trouva les quatre héros assis dans un coin de la voiture, causant bruyamment, et se sachant l’objet de l’attention générale ; le grand jeune homme voûté parlait plus haut que les autres, sous l’influence de trop nombreuses libations, et racontait une histoire à un officier en petite tenue d’uniforme autrichien ; le troisième volontaire, en uniforme d’artilleur, était assis auprès d’eux sur un coffre, et le quatrième dormait. Katavasof apprit que le jeune homme maladif était un marchand, qui, à peine âgé de vingt-deux ans, était parvenu à manger une fortune considérable, et croyait s’être attiré l’admiration du monde entier en partant pour la Serbie. C’était un enfant gâté, perdu de santé et plein de suffisance ; il fit la plus mauvaise impression au professeur.

Le second ne valait guère mieux ; il avait essayé de tous les métiers, et parlait de toute chose sur un ton tranchant et avec la plus complète ignorance.

Le troisième, au contraire, plut à Katavasof par sa modestie et sa douceur ; la présomption et la fausse science de ses compagnons lui imposaient, et il se tenait sur la réserve.

« Qu’allez-vous faire en Serbie ? lui demanda le professeur.

— J’y vais, comme tout le monde, essayer de me rendre utile.

— On y manque d’artilleurs.

— Oh ! j’ai si peu servi dans l’artillerie ! » Et il raconta que, n’ayant pu subir ses examens, il avait dû quitter l’armée comme sous-officier.

L’impression générale produite par ces personnages était peu favorable ; un vieillard en uniforme militaire, qui les écoutait avec Katavasof, ne semblait guère plus édifié que lui, il trouvait difficile de prendre au sérieux ces héros dont la valeur militaire se puisait surtout dans leurs gourdes de voyage mais, devant la surexcitation actuelle des esprits, il était imprudent de se prononcer franchement ; le vieux militaire, interrogé par Katavasof sur l’impression que lui faisaient les volontaires, se borna donc à répondre en souriant des yeux :

« Que voulez-vous, il faut des hommes ! » Et, sans approfondir mutuellement leurs sentiments à ce sujet, ils causèrent des nouvelles du jour et de la fameuse bataille où les turcs devaient tous être anéantis.

Katavasof n’en dit pas plus long à Serge Ivanitch tandis qu’il reprenait sa place auprès de lui : il n’eut pas le courage de son opinion.

Les chœurs, les acclamations, les bouquets et les quêteuses se retrouvèrent à la ville suivante ; on accompagna les volontaires au buffet comme à Moscou, mais avec une nuance d’enthousiasme moindre.