Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 16

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 189-193).


CHAPITRE XVI


Levine trouva, en remontant, sa femme assise devant son nouveau service à thé, lisant une lettre de Dolly, car elles entretenaient une correspondance suivie, et Agathe Mikhaïlovna, du thé devant elle, installée à côté de sa jeune maîtresse.

« Voyez, notre dame m’a ordonné de m’asseoir ici », dit la vieille femme en regardant Kitty avec affection.

Ces derniers mots prouvèrent à Levine la fin d’un drame domestique entre Kitty et Agathe Mikhaïlovna ; malgré le chagrin qu’elle avait causé à celle-ci en s’emparant des rênes du gouvernement, Kitty, victorieuse, était arrivée à se faire pardonner.

« Tiens, voici une lettre pour toi, dit Kitty en tendant à son mari une lettre dépourvue d’orthographe. C’est, je crois, de cette femme, tu sais… de ton frère, je ne l’ai pas lue. Celle-ci vient de Dolly : figure-toi qu’elle a mené Gricha et Tania à un bal d’enfants chez les Sarmatzky. Tania était en marquise. »

Mais Levine ne l’écoutait pas ; il prit en rougissant la lettre de Marie Nicolaevna, l’ancienne maîtresse de Nicolas, et la parcourut ; elle lui écrivait pour la seconde fois. Dans la première lettre elle disait que Nicolas l’avait chassée sans qu’elle eût rien à se reprocher, et ajoutait, avec une naïveté touchante, qu’elle ne demandait aucun secours, quoique réduite à la misère, mais que la pensée de Nicolas Dmitritch la tuait ; que deviendrait-il, faible comme il l’était ? elle suppliait son frère de ne pas le perdre de vue. La seconde lettre était sur un ton différent. Elle disait avoir retrouvé Nicolas à Moscou et en être partie avec lui pour une ville de province où il avait obtenu une place ; là, s’étant querellé avec un de ses chefs, il avait repris le chemin de Moscou ; mais, tombé malade en route, il ne se relèverait probablement plus. « Il vous demande constamment, et d’ailleurs nous n’avons plus d’argent, » écrivait-elle.

« Lis donc ce que Dolly écrit de toi, — commença Kitty, mais, voyant la figure bouleversée de son mari, elle se tut. — Qu’y a-t-il, qu’arrive-t-il ?

— Elle m’écrit que Nicolas, mon frère, se meurt ; je vais partir. »

Kitty changea de visage : Dolly, Tania en marquise, tout était oublié.

« Quand donc partiras-tu ?

— Demain.

— Puis-je t’accompagner ? demanda-t-elle.

— Kitty, quelle idée ! répondit-il sur un ton de reproche.

— Comment quelle idée ? dit-elle froissée de voir sa proposition reçue de si mauvaise grâce. Pourquoi donc ne partirais-je pas avec toi ? je ne te gênerais en rien. Je…

— Je pars parce que mon frère se meurt, dit Levine. Qu’as-tu à faire là-bas… ?

— Ce que tu y feras toi-même. »

« Dans un montent si grave pour moi, elle ne songe qu’à l’ennui de rester seule », pensa Levine, et cette réflexion l’affligea.

« C’est impossible », répondit-il sévèrement.

Agathe Mikhaïlovna, voyant les choses se gâter, déposa sa tasse et sortit. Kitty ne le remarqua même pas. Le ton de son mari l’avait d’autant plus blessée qu’il n’attachait évidemment aucune importance à ses paroles.

« Je te dis, moi, que si tu pars, je pars aussi ; je t’accompagnerai certainement, dit-elle vivement et avec colère. Je voudrais bien savoir pourquoi ce serait impossible ! pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge, je le trouverai, par quelles routes j’arriverai jusqu’à lui. Tu ne feras que me gêner, dit Levine, cherchant à garder son sang-froid.

— Aucunement. Je n’ai besoin de rien ; où tu peux aller, je peux aller aussi, et…

— Quand ce ne serait qu’à cause de cette femme, avec laquelle tu ne peux te trouver en contact.

— Pourquoi ? je n’ai rien à savoir de toutes ces histoires, ce ne sont pas mes affaires. Je sais que le frère de mon mari se meurt, que mon mari va le voir, et que je l’accompagne pour…

— Kitty ! ne te fâche pas, et songe que dans un cas aussi grave il m’est douloureux de te voir mêler à mon chagrin une véritable faiblesse, la crainte de rester seule. Si tu t’ennuies, va à Moscou.

— Voilà comme tu es ! tu me supposes toujours des sentiments mesquins, s’écria-t-elle étouffée par des larmes de colère. Je ne suis pas faible… Je sens qu’il est de mon devoir de rester avec mon mari dans un moment pareil, et tu veux me blesser en te méprenant volontairement sur mon compte.

— Mais c’est affreux de devenir ainsi esclave ! — cria Levine en se levant de table, incapable de dissimuler son mécontentement ; au même instant, il comprit qu’il se fustigeait lui-même.

— Pourquoi alors t’es-tu marié ? tu serais libre : pourquoi, si tu te repens déjà ? » Et Kitty se sauva au salon.

Quand il vint la rejoindre, elle sanglotait.

Il chercha d’abord des paroles, non pour la persuader, mais pour la calmer ; elle ne l’écoutait pas et n’admettait aucun de ses arguments ; il se baissa vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la baisa, baisa ses cheveux, et encore sa main, elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tête entre ses deux mains et l’appela « Kitty », elle s’adoucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.

On décida de partir ensemble. Levine se déclara persuadé qu’elle tenait uniquement à se rendre utile, et qu’il n’y avait rien d’inconvenant à la présence de Marie Nicolaevna auprès de son frère ; mais au fond du cœur il s’en voulait, et il en voulait à sa femme ; chose étrange, lui qui n’avait pu croire au bonheur d’être aimé d’elle, se sentait presque malheureux de l’être trop ! Mécontent de sa propre faiblesse, il s’effrayait à l’avance du rapprochement inévitable entre sa femme et la maîtresse de son frère. L’idée de les voir dans la même chambre le remplissait d’horreur et de dégoût.