Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 9

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 243-248).


CHAPITRE IX


Anna entra, jouant avec les glands de son bashlik, et la tête baissée ; son visage rayonnait, mais pas de joie ; c’était plutôt le rayonnement terrible d’un incendie par une nuit obscure. Quand elle aperçut son mari, elle leva la tête, et sourit comme si elle se fût éveillée.

« Tu n’es pas au lit ? quel miracle ! — dit-elle en se débarrassant de son bashlik, et, sans s’arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette, criant à son mari du seuil de la porte : — Il est tard, Alexis Alexandrovitch.

— Anna, j’ai besoin de causer avec toi.

— Avec moi ! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant. Qu’y a-t-il ? À quel propos ? demanda-t-elle en s’asseyant. Eh bien ! causons, puisque c’est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir. »

Anna disait ce qui lui venait à l’esprit, s’étonnant elle-même de mentir si facilement ; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait réellement avoir envie de dormir ; elle se sentait soutenue, poussée par une force invisible et revêtue d’une impénétrable armure de mensonge.

« Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.

— Sur mes gardes ? Pourquoi ? »

Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu’un qui ne l’eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu’il ne pouvait déroger à aucune de ses habitudes sans qu’elle en demandât la cause, qui savait que le premier mouvement d’Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu’elle ne voulût rien remarquer de son agitation, ni parler d’elle-même, était très significatif. Cette âme, ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait même, au ton qu’elle prenait, qu’elle ne le dissimulait pas, et qu’elle disait ouvertement : « Oui, c’est ainsi que cela doit être, et que cela sera désormais. » Il se fit l’effet d’un homme qui rentrerait chez lui pour trouver sa maison barricadée. « Peut-être la clef se retrouvera-t-elle encore », pensa Alexis Alexandrovitch.

« Je veux te mettre en garde, dit-il d’une voix calme, contre l’interprétation qu’on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie : ta conversation trop animée ce soir avec le comte de Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l’attention. »

Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d’Anna et, tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.

« Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n’y comprenait absolument rien, et n’attachait d’importance qu’à une partie de la phrase. Tantôt il t’est désagréable que je m’ennuie, et tantôt que je m’amuse. Je ne me suis pas ennuyée ce soir ; cela te blesse ? »

Alexis Alexandrovitch tressaillit, il serra encore ses mains pour les faire craquer.

« Je t’en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle.

— Anna, est-ce bien toi ? dit Alexis Alexandrovitch en faisant doucement un effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains.

— Mais, enfin, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et presque comique. Que veux-tu de moi ? »

Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses paupières. Il sentait qu’au lieu d’avertir sa femme de ses erreurs aux yeux du monde il s’inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire.

« Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froidement et tranquillement, et je te prie de m’écouter jusqu’au bout. Je considère, tu le sais, la jalousie comme un sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me laisserai jamais entraîner ; mais il y a certaines barrières sociales qu’on ne franchit pas impunément. Aujourd’hui, à en juger par l’impression que tu as produite, — ce n’est pas moi, c’est tout le monde qui l’a remarqué, — tu n’as pas eu une tenue convenable.

— Décidément je n’y suis plus », dit Anna en haussant les épaules. « Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du monde. — Tu es malade, Alexis Alexandrovitch », ajouta-t-elle en se levant pour s’en aller ; mais il l’arrêta en s’avançant vers elle.

Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante ; elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d’une main agile les épingles à cheveux de sa coiffure.

« Eh bien, j’écoute, dit-elle tranquillement d’un ton moqueur ; j’écouterai même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s’agit. »

Elle s’étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu’elle prenait, ainsi que du choix de ses mots.

« Je n’ai pas le droit d’entrer dans tes sentiments. Je le crois inutile et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch ; en creusant trop profondément dans nos âmes, nous risquons d’y toucher à ce qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience ; mais je suis obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition.

— Je n’y comprends rien, et bon Dieu que j’ai sommeil, pour mon malheur ! dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épingles.

— Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que pour moi : je suis ton mari et je t’aime. »

Le visage d’Anna s’assombrit un moment, et l’éclair moqueur de ses yeux s’éteignit ; mais le mot « aimer » l’irrita. « Aimer, pensa-t-elle, sait-il seulement ce que c’est ? Est-ce qu’il peut aimer ? S’il n’avait pas entendu parler d’amour, il aurait toujours ignoré ce mot. »

« Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle : explique-moi ce que tu trouves…

— Permets-moi d’achever. Je t’aime, mais je ne parle pas pour moi ; les principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être sont-elles le résultat d’une erreur de ma part : dans ce cas, je te prie de m’excuser ; mais si tu sens toi-même qu’il y a un fondement quelconque à mes observations, je te supplie d’y réfléchir et, si le cœur t’en dit, de t’ouvrir à moi. »

Alexis Alexandrovitch, sans le remarquer, disait tout autre chose que ce qu’il avait préparé.

« Je n’ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec peine un sourire, il est vraiment temps de dormir. »

Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajouter, se dirigea vers sa chambre à coucher.

Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées d’un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant toujours qu’il lui parlerait ; elle le craignait et le désirait tout à la fois ; mais il se tut.

Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l’oublier ; elle pensait à un autre, dont l’image remplissait son cœur d’émotion et de joie coupable. Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme ; Alexis Alexandrovitch sembla s’en effrayer lui-même et s’arrêta. Mais, au bout d’un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régulier.

« Trop tard, trop tard », pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans l’obscurité.