Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 8

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 238-243).


CHAPITRE VIII


Alexis Alexandrovitch n’avait rien trouvé d’inconvenant à ce que sa femme se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d’une façon un peu animée ; mais il lui sembla que d’autres personnes avaient paru étonnées, et il résolut d’en faire l’observation à Anna.

Comme d’ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans son cabinet, s’y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l’endroit marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu’à une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l’heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n’était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre ; mais, au lieu de ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à sa femme et à l’impression désagréable qu’il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement réfléchi aux incidents de la soirée.

Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel d’adresser une observation à sa femme ; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que ces incidents étaient d’une complication fâcheuse. Karénine n’était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui témoignant de la jalousie ; mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu qu’elle l’aimerait toujours ? C’est ce qu’il ne se demandait pas. N’ayant jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu’il garderait une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, il se sentait en face d’une situation illogique et absurde qui le trouvait désarmé. Jusqu’ici il ne s’était trouvé aux prises avec les difficultés de la vie que dans la sphère de son service officiel ; l’impression qu’il éprouvait maintenant était celle d’un homme passant tranquillement sur un pont au-dessus d’un précipice, et s’apercevant tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l’existence artificielle qu’il avait seule connue jusqu’à ce jour. L’idée que sa femme pût aimer un autre que lui le frappait pour la première fois et le terrifiait.

Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d’un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d’une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.

De temps en temps il s’arrêtait et se disait : « Oui, il faut absolument couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir ; mais que lui dire ? et quel parti prendre ? Que s’est-il passé, au bout du compte ? rien. Elle a causé longtemps avec lui… mais avec qui une femme ne cause-t-elle pas dans le monde ? Me montrer jaloux pour si peu serait humiliant pour nous deux. »

Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il crut entendre une voix lui murmurer : « Puisque d’autres ont paru étonnés, c’est qu’il y a là quelque chose… Oui, il faut couper court à tout cela, prendre un parti… lequel ? »

Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nouvelle. Il s’en aperçut, passa la main sur son front, et s’assit dans le boudoir.

Là, en regardant la table à écrire d’Anna avec son buvard en malachite, et un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours ; il pensa à elle, à ce qu’elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa femme, les besoins de son esprit et de son cœur, ses goûts, ses désirs ; et l’idée qu’elle pouvait, qu’elle devait avoir une existence personnelle, indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu’il s’empressa de la chasser. C’était le gouffre qu’il n’osait sonder du regard. Entrer par la réflexion et le sentiment dans l’âme d’autrui lui était une chose inconnue et lui paraissait dangereux.

« Et ce qu’il y a de plus terrible, pensa-t-il, c’est que cette inquiétude insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon œuvre (le projet qu’il voulait faire passer) ; lorsque j’ai le plus besoin de toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela ? Je ne suis pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m’immiscer en ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme : c’est l’affaire de sa conscience et le domaine de la religion », se dit-il, tout soulagé d’avoir trouvé une loi qu’il pût appliquer aux circonstances qui venaient de surgir.

« Ainsi, continua-t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des questions de conscience auxquelles je n’ai pas à toucher. Mon devoir se dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de lui indiquer les dangers que j’entrevois, responsable que je suis de sa conduite, je dois au besoin user de mes droits. »

Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu’il devait dire à sa femme, tout en regrettant la nécessité d’employer son temps et ses forces intellectuelles à des affaires de ménage ; malgré lui, ce plan prit dans sa tête la forme nette, précise et logique d’un rapport.

« Je dois lui faire sentir ce qui suit : 1o la signification et l’importance de l’opinion publique ; 2o le sens religieux du mariage ; 3o les malheurs qui peuvent rejaillir sur son fils ; 4o les malheurs qui peuvent l’atteindre elle-même. » Et Alexis Alexandrovitch serra ses mains l’une contre l’autre en faisant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, une mauvaise habitude, le calmait et l’aidait à reprendre l’équilibre moral dont il avait si grand besoin.

Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis Alexandrovitch s’arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme montaient l’escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant ses doigts pour les faire craquer encore : une jointure craqua. Quoique satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui allait se passer.