Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 7

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 230-238).


CHAPITRE VII


On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu’elle allait voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d’attente et pourtant de crainte ; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la maison, d’un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les autres femmes de son monde ; comme d’habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança une chaise.

Anna inclina légèrement la tête, et rougit d’un air un peu contrarié ; quelques personnes amies vinrent lui serrer la main ; elle les accueillit avec animation, et, se tournant vers Betsy :

« Je viens de chez la comtesse Lydie, j’aurais voulu venir plus tôt, mais j’ai été retenue. Il y avait là sir John : il est très intéressant.

— Ah ! le missionnaire ?

— Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes. »

La conversation, que l’entrée d’Anna avait interrompue, vacilla de nouveau, comme le feu d’une lampe prête à s’éteindre.

« Sir John !

— Oui, je l’ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.

— Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof ?

— On prétend que c’est une chose décidée.

— Je m’étonne que les parents y consentent.

— C’est un mariage de passion, à ce qu’on dit.

— De passion ? où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes ? qui parle de passion de nos jours ? dit l’ambassadrice.

— Hélas ! cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.

— Tant pis pour ceux qui la conservent : je ne connais, en fait de mariages heureux, que les mariages de raison.

— Oui, mais n’arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez ?

— Entendons-nous : ce que nous appelons un mariage de raison est celui qu’on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L’amour est un mal par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine.

— Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de l’inoculer, pour s’en préserver comme de la petite vérole.

— Dans ma jeunesse, j’ai été amoureuse d’un sacristain : je voudrais bien savoir si cela m’a rendu service.

— Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l’amour il faut, après s’être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.

— Même après le mariage ? demanda l’ambassadrice en riant.

— « It is never too late to mend », dit le diplomate en citant un proverbe anglais.

— Justement, interrompit Betsy : se tromper d’abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu’en dites-vous ? » demanda-t-elle en se tournant vers Anna qui écoutait la conversation avec un sourire.

Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de cœur ; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d’un danger.

« Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s’il y a autant d’opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d’aimer qu’il y a de cœurs. »

Elle se retourna brusquement vers Wronsky.

« J’ai reçu une lettre de Moscou. On m’écrit que Kitty Cherbatzky est très malade.

— Vraiment ? » dit Wronsky d’un air sombre.

Anna le regarda sévèrement.

« Cela vous est indifférent ?

— Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier, s’il m’est permis de le demander ? »

Anna se leva et s’approcha de Betsy.

« Voulez-vous me donner une tasse de thé », dit-elle en s’appuyant sur sa chaise.

Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s’approcha d’Anna.

« Que vous écrit-on ?

— J’ai souvent pensé que, si les hommes prétendaient savoir agir avec noblesse, c’est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui répondre directement. — Il y a longtemps que je voulais vous le dire, ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d’albums.

— Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles », dit-il en lui offrant sa tasse.

Elle jeta un regard sur le divan près d’elle, et il s’y assit aussitôt.

« Oui, je voulais vous le dire, continua-t-elle sans le regarder, vous avez mal agi, très mal.

— Croyez-vous que je ne le sente pas ? Mais à qui la faute ?

— Pourquoi me dites-vous cela ? dit-elle avec un regard sévère.

— Vous le savez bien », répondit-il en supportant le regard d’Anna sans baisser les yeux.

Ce fut elle qui se troubla.

« Ceci prouve simplement que vous n’avez pas de cœur, — dit-elle. Mais ses yeux exprimaient le contraire.

— Ce dont vous parliez tout à l’heure était une erreur, non de l’amour.

— Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot, — dit Anna en tressaillant ; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot « défendu » elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait l’encourager à parler. — Depuis longtemps je voulais m’entretenir avec vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d’un ton ferme, quoique ses joues fussent brûlantes de rougeur. — Je suis venue aujourd’hui tout exprès, sachant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci finisse. Je n’ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le chagrin pénible de me sentir coupable. »

Il la regardait, frappé de l’expression élevée de sa beauté.

« Que voulez-vous que je fasse ? répondit-il simplement et sérieusement.

— Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty.

— Vous ne voulez pas cela ? »

Il sentait qu’elle s’efforçait de dire une chose, mais qu’elle en souhaitait une autre.

« Si vous m’aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois tranquille. »

Le visage de Wronsky s’éclaircit.

« Ne savez-vous pas que vous êtes ma vie ? mais je ne connais plus la tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi ne faisons qu’un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni pour vous, ni pour moi dans l’avenir. Je ne vois en perspective que le malheur, le désespoir, ou le bonheur, et quel bonheur ! Est-il vraiment impossible ? » murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots ; mais elle l’entendit.

Toutes les forces de son intelligence semblaient n’avoir d’autre but que de répondre comme son devoir l’exigeait ; mais, au lieu de parler, elle le regardait les yeux pleins d’amour, et se tut.

« Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je croyais n’y jamais parvenir, le voilà l’amour ! elle m’aime, c’est un aveu !

— Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, — dirent ses paroles ; son regard parlait différemment.

— Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-même. Serons-nous les plus heureux ou les plus malheureux des êtres ? c’est à vous d’en décider. »

Elle voulut parler, mais il l’interrompit.

« Tout ce que je demande, c’est le droit d’espérer et de souffrir comme en ce moment ; si c’est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est pénible.

— Je ne vous chasse pas.

— Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu’elles sont, dit-il d’une voix tremblante. Voilà votre mari. »

Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son air calme et sa démarche disgracieuse.

Il s’approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur Anna et Wronsky, s’assit près de la table à thé, et de sa voix lente et bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de quelqu’un ou de quelque chose, il dit en regardant l’assemblée :

« Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses ! »

Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, « sneering », comme elle disait, l’amena bien vite, en maîtresse de maison consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre les attaques de Betsy.

Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.

« Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du regard Karénine, Anna et Wronsky.

— Que vous disais-je ? » dit l’amie d’Anna.

Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation ; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d’une fois du côté où ils étaient isolés ; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne se laissa distraire de l’intéressante conversation qu’il avait entamée.

Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manœuvra de façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis Alexandrovitch, et s’approcha d’Anna.

« J’admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, dit-elle : les questions les plus transcendantes me semblent accessibles quand il parle.

— Oh oui ! » répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy, et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s’approcha de la grande table et se mêla à la conversation générale.

Au bout d’une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu’elle voulait rester à souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit.

Le vieux cocher des Karénine, un gros Tatare, vêtu de son imperméable, retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte d’entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d’une main nerveuse la dentelle de sa manche qui s’était attachée à l’agrafe de sa pelisse.

« Vous ne vous êtes engagée à rien, j’en conviens, lui disait Wronsky tout en l’accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n’est pas de l’amitié que je demande : pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort : l’amour.

— L’amour », répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à elle-même ; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à coup : « Ce mot me déplaît parce qu’il a pour moi un sens plus profond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l’imaginer. Au revoir », ajouta-t-elle en le regardant bien en face.

Elle lui tendit la main et d’un pas rapide passa devant le suisse et disparut dans sa voiture.

Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la conviction bienheureuse que cette soirée l’avait plus rapproché du but rêvé que les deux mois précédents.