Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 24

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 321-329).


CHAPITRE XXIV


Wronsky était si ému et si préoccupé qu’ayant regardé l’aiguille et le cadran il n’avait pas vu l’heure.

Tout pénétré de la pensée d’Anna, il regagna sa calèche sur la route, marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n’était plus qu’instinctive, et lui rappelait seulement ce qu’il avait résolu de faire, sans que la réflexion intervînt. Il s’approcha de son cocher endormi sur son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui s’élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se fit conduire chez Bransky ; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque la présence d’esprit lui revint ; il comprit alors qu’il était en retard, et regarda de nouveau sa montre. Elle marquait cinq heures et demie.

Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D’abord les chevaux de trait, puis une course d’officiers de deux verstes, une seconde de quatre ; celle où il devait courir était la dernière. À la rigueur, il pouvait arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n’était pas convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole ; il continua donc la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq minutes chez Bransky, et il repartit au galop ; ce mouvement rapide lui fit du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l’émotion de la course et le plaisir de ne pas la manquer ; il dépassait toutes les voitures venant de Pétersbourg ou des environs.

Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte ; tout le monde était déjà parti.

Pendant qu’il changeait de vêtements, son domestique eut le temps de lui raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes s’étaient informées de lui.

Wronsky s’habilla sans se presser, — car il savait garder son calme, — et se fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d’équipages de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes chargées de spectateurs. — La seconde course devait en effet avoir lieu, car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l’écurie l’alezan de Mahotine, Gladiator, qu’on menait couvert d’une housse orange et bleue avec d’énormes oreillères.

« Où est Cord ? demanda-t-il au palefrenier.

— À l’écurie, — on selle. »

Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire sortir.

« Je ne suis pas en retard ?

All right, all right, dit l’Anglais, ne vous inquiétez de rien. »

Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la quitta à regret ; — elle tremblait de tous ses membres. Le moment était propice pour s’approcher des tribunes sans être remarqué ; la course de deux verstes s’achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et un groupe de soldats et d’officiers de la garde saluaient avec des cris de joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.

Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s’affaissait sur sa selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et trempé de sueur.

L’étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa course rapide ; l’officier, comme au sortir d’un rêve, regardait autour de lui et souriait avec effort. Une foule d’amis et de curieux l’entoura.

C’était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait tranquillement en causant, autour de la galerie ; il avait déjà aperçu Anna, Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s’approcher d’elles, pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des connaissances qui l’arrêtaient au passage et lui racontaient quelques détails de la dernière course, ou lui demandaient la cause de son retard.

Pendant qu’on distribuait les prix dans le pavillon, et que chacun se dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre ; comme Alexis, c’était un homme de taille moyenne et un peu trapu ; mais il était plus beau, quoiqu’il eût le visage très coloré et un nez de buveur ; il portait l’uniforme de colonel avec des aiguillettes.

« As-tu reçu ma lettre ? dit-il à son frère, — on ne te trouve jamais. »

Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l’ivrognerie, fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu’il causait avec son frère d’un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante d’un homme qui plaisanterait d’une façon inoffensive, et cela à cause des yeux qu’il sentait braqués sur eux.

« Je l’ai reçue ; je ne comprends pas de quoi tu t’inquiètes.

— Je m’inquiète de ce qu’on m’a fait remarquer tout à l’heure ton absence, et ta présence à Péterhof lundi.

— Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu’elles intéressent directement, — et l’affaire dont tu te préoccupes est telle…

— Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne…

— Ne t’en mêle pas, — c’est tout ce que je demande. » Alexis Wronsky pâlit, et son visage mécontent eut un tressaillement ; il se mettait rarement en colère, mais quand cela arrivait, son menton se prenait à trembler, et il devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement.

« Je n’ai voulu que te remettre la lettre de notre mère ; réponds-lui et ne te fais pas de mauvais sang avant la course.

Bonne chance », ajouta-t-il en français, en s’éloignant.

Dès qu’il l’eut quitté, Wronsky fut accosté par un autre.

« Tu ne reconnais donc plus tes amis ? Bonjour, mon cher ! » C’était Stépane Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu’à Moscou.

« Je suis arrivé d’hier et me voilà ravi d’assister à ton triomphe. — Quand nous reverrons-nous ?

— Entre demain au mess », dit Wronsky, et, s’excusant de le quitter, il lui serra la main et se dirigea vers l’endroit où les chevaux avaient été amenés pour la course d’obstacles.

Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course, et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres. C’étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et encapuchonnés, — on aurait dit d’énormes oiseaux.

Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant un pied après l’autre d’un pas élastique et rebondissant ; — non loin de là, on ôtait à Gladiator sa couverture ; les formes superbes, régulières et robustes de l’étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés, attirèrent l’attention de Wronsky.

Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quelqu’un l’arrêta encore au passage.

« Voilà Karénine, — il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l’avez-vous vue ?

— Non », répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté où on lui indiquait Mme Karénine, et il rejoignit son cheval.

À peine eut-il le temps d’examiner quelque chose qu’il fallait rectifier à la selle, qu’on appela ceux qui devaient courir pour leur distribuer leurs numéros d’ordre. Ils approchèrent tous, sérieux, presque solennels, et plusieurs d’entre eux fort pâles : ils étaient dix-sept. — Wronsky eut le no 7.

« En selle ! » cria-t-on.

Wronsky s’approcha de son cheval ; il se sentait, comme ses camarades, le point de mire de tous les regards, et, comme toujours, le malaise qu’il en éprouvait rendait ses mouvements plus lents.

Cord avait mis son costume de parade en l’honneur des courses ; il portait une redingote noire boutonnée jusqu’au cou ; un col de chemise fortement empesé faisait ressortir ses joues, — il avait des bottes à l’écuyère et un chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à la tête du cheval et tenait lui-même la bride. Frou-frou tremblait et semblait prise d’un accès de fièvre ; ses yeux pleins de feu regardaient Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle, — la jument recula et dressa les oreilles, — et l’Anglais grimaça un sourire à l’idée qu’on pût douter de la façon dont il sellait un cheval.

« Montez, vous serez moins agité », dit-il.

Wronsky jeta un dernier coup d’œil sur ses concurrents : il savait qu’il ne les verrait plus pendant la course. Deux d’entre eux se dirigeaient déjà vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs, tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc comme un linge, montait une jument pur sang qu’un Anglais menait par la bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l’amour-propre féroce de Kouzlof, joint à la faiblesse de ses nerfs. Chacun savait qu’il avait peur de tout, — mais à cause de cette peur, et parce qu’il risquait de se rompre le cou, et qu’il y avait près de chaque obstacle un chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir.

Wronsky lui sourit d’un air approbateur ; mais le rival redoutable entre tous, Mahotine sur Gladiator, n’était pas là.

« Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n’oubliez pas une chose importante : devant un obstacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, — il faut le laisser faire.

— Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides.

— Menez la course si cela se peut, sinon ne perdez pas courage, quand bien même vous seriez le dernier. »

Sans laisser à sa monture le temps de faire le moindre mouvement, Wronsky s’élança vivement sur l’étrier, se mit légèrement en selle, égalisa les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-frou allongea le cou en tirant sur la bride ; elle semblait se demander de quel pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en avançant d’un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument, agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt à gauche ; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste.

On approchait de la rivière, du côté où se trouvait le point de départ ; Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur la boue du chemin, le galop d’un cheval. C’était Gladiator monté par Mahotine ; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. Wronsky ne répondit que par un regard irrité. Il n’aimait pas Mahotine, et cette façon de galoper près de lui et d’échauffer son cheval lui déplut ; il sentait d’ailleurs en lui son plus rude adversaire.

Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se sentir retenue par le bridon, changea d’allure et prit un trot qui secoua fortement son cavalier. — Cord, mécontent, courait presque aussi vite qu’elle à côté de Wronsky.