Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/24

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 404-410).


XXIV

— Raison de plus pour régulariser ta situation si c’est possible, dit Dolly.

— Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de calme et de douceur.

— Le divorce serait-il impossible ? On me disait que ton mari y consentait.

— Dolly, ne parlons pas de cela !

— Soit, n’en parlons pas, répondit Dolly, frappée de la douleur profonde qui se peignit sur les traits d’Anna. Il me semble cependant que tu vois les choses trop en noir.

— Nullement ! Je suis heureuse et contente. Je fais des passions. Veslovski…

— À dire vrai, le ton de Veslovski me déplaît fort, dit Daria Alexandrovna désirant changer de conversation.

— Pourquoi ? L’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout. C’est un enfant, j’en fais ce que je veux, comme toi avec ton Gricha. Non, Dolly, je ne vois pas tout en noir comme tu dis, fit-elle tout à coup, changeant de ton. Tu ne peux pas comprendre… C’est trop horrible… Je cherche à ne rien voir…

— Tu as tort, il faudrait… tu devrais faire tout ton possible…

— Mais que peut-on faire ? Rien ! Épouser Alexis ? Mais crois-tu donc que je n’y songe pas ? Je ne pense qu’à cela ! dit-elle ; et une vive rougeur lui couvrit le visage. Elle se leva, redressa sa taille, soupira profondément et de son pas léger se mit à marcher d’un bout à l’autre de la chambre, s’arrêtant de temps à autre. Je n’y pense pas ! Il n’y a pas de jour, pas d’heure que je n’y pense et ne me reproche d’y penser… car cette pensée m’affole, j’en puis devenir folle ! répétait-elle. Et lorsque j’y pense, je ne puis m’endormir sans morphine. Mais c’est bon… causons raisonnablement. On me conseille le divorce ; mais premièrement il n’y consentira pas parce qu’il est sous l’influence de la comtesse Lydie.

Daria Alexandrovna, redressée sur sa chaise, le visage empreint de compassion, suivait des yeux Anna qui marchait.

— Il faut essayer, dit-elle avec douceur.

— Admettons que j’essaye, fit-elle, répétant évidemment pour la millième fois ce raisonnement qu’elle connaissait par cœur ; admettons que moi qui le hais, mais cependant me reconnais coupable envers lui, et le crois magnanime… je consente à m’humilier devant lui et à lui écrire… Admettons que je fasse cet effort de lui écrire ; de deux choses l’une : Je recevrai ou une réponse blessante ou son consentement. Bon. Je suppose avoir reçu le consentement…

En ce moment Anna était à l’autre extrémité de la chambre et arrangeait quelque chose près de la fenêtre.

— … J’ai le consentement. Et mon fils ? On ne me le rendra pas. Il grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser ! Conçois-tu que j’aime presque également et certes plus que moi-même, ces deux êtres : Serge et Alexis.

Elle s’avança au milieu de la chambre et s’arrêta devant Dolly, les mains serrées sur sa poitrine. Dans son peignoir blanc elle paraissait encore plus grande et plus forte ; elle pencha la tête et regarda, de ses yeux brillants et mouillés de larmes, la petite personne maigre de Dolly, misérable en sa camisole rapiécée et son bonnet de nuit et toute tremblante d’émotion.

— Je n’aime que ces deux êtres au monde, et ils s’excluent l’un l’autre et je ne puis les réunir ! Et c’est mon unique désir ; en dehors de cela, tout le reste m’est égal, complètement égal. Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, ne veux pas aborder ce sujet. Ne me fais donc pas de reproches ; ne me blâme donc pas ; toi qui es si pure, tu ne peux comprendre combien je souffre.

Elle vint s’asseoir près de Dolly, lui prit la main, et d’un air craintif examina attentivement son visage.

— Que penses-tu ? Que penses-tu de moi ? Ne me méprise pas ! Je ne le mérite pas. Je suis seulement malheureuse. Personne n’est plus malheureuse que moi, dit-elle. Et, se détournant, elle se mit à pleurer.

Quand Anna l’eut quittée, Dolly lit sa prière et se mit au lit. Elle plaignait Anna de toute son âme durant leur conversation, mais maintenant, ses pensées se tournaient involontairement vers la maison, les enfants et les enveloppaient d’un charme particulier. Jamais elle n’avait aussi vivement senti combien ce petit monde lui était cher et précieux. Et elle décida que rien ne la retiendrait plus longtemps éloignée et qu’elle partirait irrévocablement le lendemain.

Anna, rentrée dans son appartement, prit un verre et y versa quelques gouttes d’une potion contenant principalement de la morphine ; après avoir bu elle resta quelques instants assise immobile, et une fois calmée, passa tranquillement dans sa chambre à coucher.

Dès qu’elle parut Vronskï la regarda attentivement, étudiant dans sa physionomie les traces de la conversation qu’elle avait dû avoir avec Dolly, dans la chambre de laquelle elle était restée si longtemps. Mais elle ne laissait rien paraître, et il ne vit que cette grâce dont il subissait toujours le charme et la conscience de cette beauté dont elle connaissait si bien la force.

Il ne voulait pas l’interroger, il espérait qu’elle parlerait, mais elle dit seulement :

— Je suis contente que Dolly t’ait plu.

— Mais je la connais depuis longtemps. C’est une femme excellente, mais excessivement terre à terre. Je n’en suis pas moins très content de sa visite.

Il prit la main d’Anna et la regarda d’un air interrogateur.

Elle comprit autrement ce regard et lui sourit.


Malgré les instances réitérées des maîtres de la maison, le lendemain matin, Daria Alexandrovna fit ses préparatifs de départ. Le cocher de Lévine, vêtu d’un cafetan râpé et coiffé d’un chapeau de postillon, l’air sombre et résolu, fit avancer devant le perron couvert et sablé la vieille voiture au garde-boue raccommodé, attelée de chevaux dépareillés.

Les adieux de Daria Alexandrovna avec la princesse Barbe et les messieurs furent plutôt froids ; la journée qu’ils avaient passée ensemble avait clairement démontré à elle et à ces hôtes qu’ils n’étaient pas faits les uns pour les autres et que le mieux était de se séparer. Anna seule était triste. Elle savait que Dolly partie, personne ne viendrait plus réveiller les sentiments qu’elle avait remués en son âme. Certes, il lui était pénible d’y toucher, mais elle savait que ces sentiments représentaient le meilleur d’elle-même que la vie qu’elle menait étoufferait bientôt complètement.

Lorsqu’elle se trouva en pleins champs, Dolly éprouva un sentiment agréable de soulagement. Elle voulait connaître les impressions des domestiques sur la maison de Vronskï et allait les interroger quand Philippe, le cocher, commença de lui-même.

— Ce sont des richards, et ils n’ont donné que trois mesures d’avoine. Les chevaux ont mangé jusqu’au dernier grain. Trois mesures ! Ce n’est rien ; à peine pour y goûter ! Aujourd’hui l’avoine vaut quarante-cinq kopeks. Chez nous, quand viennent des visiteurs, on en donne tant que les chevaux en veulent…

— C’est un maître avare, confirma le garçon de bureau.

— Et les chevaux, comment les trouves-tu ?

— Les chevaux sont beaux ; la nourriture aussi est bonne ; mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, moi je me suis ennuyé, dit-il, tournant vers elle son beau visage franc.

— Moi aussi, je me suis ennuyée, Crois-tu que nous arriverons ce soir ?

— Il le faudra bien.

Daria Alexandrovna ayant retrouvé tout le monde en bonne santé et de bonne humeur, fit, avec une grande animation, le récit de son voyage ; elle vanta la cordialité de la réception qui lui avait été faite, le luxe et le bon goût de l’installation de Vronskï, et ne permit à personne la moindre critique.

— Il faut connaître Anna et Vronskï ; — à présent, je les connais mieux, — pour comprendre combien ils sont bons et touchants, disait-elle maintenant très sincèrement, oubliant ce vague malaise qu’elle avait ressenti chez eux.