Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/23

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 396-403).


XXIII

Dolly allait se mettre au lit quand Anna, en robe de chambre, entra chez elle.

Dans le courant de la journée Anna, plusieurs fois, avait voulu entamer une conversation intime, et chaque fois s’était aussitôt arrêtée. « Plus tard, avait-elle dit, quand nous serons seules, nous parlerons de tout, j’ai tant à te raconter ».

Maintenant elles étaient seules et Anna ne savait que dire. Assise près de la fenêtre, elle regardait Dolly, cherchant dans sa mémoire tous les sujets de conversation susceptibles de lui paraître importants et ne trouvant rien. Il lui semblait avoir déjà tout dit.

— Et que devient Kitty ? demanda-t-elle enfin après avoir soupiré profondément et regardant Dolly d’un air coupable. Dis-moi la vérité, m’en veut-elle ?

— Oh ! non ! répondit Dolly en souriant.

— Elle me hait, me méprise ?

— Non plus, mais tu sais, il y a des choses qui ne se pardonnent pas.

— Oui, oui, dit Anna en se tournant vers la fenêtre ouverte. Mais ai-je été coupable dans tout cela ? À qui la faute, et qu’appelles-tu être coupable ? Pouvait-il en être autrement ? Qu’en penses-tu : croirais-tu possible de n’être pas la femme de Stiva ?

— Je ne sais que te répondre, mais toi, dis-moi…

— Oui, mais nous n’avons pas fini avec Kitty. Est-elle heureuse ? On dit que son mari est un excellent homme.

— C’est trop peu dire. Je n’en connais pas de meilleur.

Dolly sourit.

— Mais parle-moi de toi. Je dois avoir une longue conversation avec toi. J’ai causé avec… Dolly ne savait comment nommer Vronskï ; devait-elle dire le comte ou Alexis Kyrilovitch ?

— Avec Alexis, dit Anna. Je me doute de ce que vous avez dit. Mais dis-moi franchement ce que tu penses de ma vie.

— Je ne peux te répondre d’un mot… Vraiment je ne sais pas.

— Dis-le-moi quand même ; tu vois ma vie, mais n’oublie pas que tu nous vois en été quand nous avons des invités et ne sommes pas seuls. Quand nous sommes arrivés ici, dès le premiers jours du printemps, nous étions seuls et je ne désirais rien de plus. Mais imagine-toi que je reste seule sans lui, seule, et cela arrivera… Je crains qu’il ne prenne l’habitude de s’absenter souvent, dit-elle en se levant et venant s’asseoir plus près de Dolly. Sans doute, reprit-elle interrompant Dolly qui voulait faire quelque objection, sans doute je ne le retiendrai pas de force, mais aujourd’hui ce sont les courses, ses chevaux courent et il y va… Je suis très heureuse, mais pense un peu à moi, songe à ma situation… Mais à quoi bon dire tout cela ?… Elle sourit. Eh bien, de quoi avez-vous causé ensemble ?

— D’un sujet que j’aurais abordé sans qu’il m’en parlât, c’est pourquoi il m’est facile d’être son avocat : de la possibilité… Daria Alexandrovna s’arrêta… d’améliorer ta situation… Tu sais ma manière de voir à ce sujet… mais enfin, si c’était possible, le mariage serait le mieux.

— C’est-à-dire le divorce ? Tu sais, dit Anna, la seule femme qui soit venue chez moi à Pétersbourg ce fut Betsy Tverskoï. Tu la connais ? Au fond c’est la femme la plus dépravée qui existe. Elle a trompé son mari de la façon la plus indigne avec Touchkévitch, eh bien ! elle m’a dit qu’elle ne me verrait plus tant que ma situation serait irrégulière. Ne crois pas que j’établisse de comparaison entre vous… Je te connais, mon amie… Mais involontairement je me suis souvenue de son conseil. Enfin que t’a-t-il dit ?

— Qu’il souffre pour toi et pour lui. Tu diras peut-être que c’est de l’égoïsme, mais il est légitime et vient d’un sentiment d’honneur. Il voudrait d’abord légitimer sa fille, être ton mari, avoir des droits sur toi.

— Quelle femme peut appartenir à son mari plus complètement que je lui appartiens ? Je suis son esclave !

— Et surtout, il ne voudrait pas te voir souffrir.

— C’est impossible ! Et alors ?

— Et puis, il voudrait pouvoir donner son nom à vos enfants.

— Quels enfants ? dit Anna sans regarder Dolly et fermant à demi les yeux.

— Annie et ceux qui viendront…

— Oh ! il peut être tranquille. Je n’en aurai plus.

— Comment peux-tu répondre de cela ?

— Je n’en aurai pas parce que je ne veux plus en avoir.

Et malgré son émotion Anna sourit en remarquant l’expression d’étonnement, de naïve curiosité et d’horreur qui se peignit sur le visage de Dolly.

— Après ma maladie le docteur m’a dit…

— Pas possible ! s’écria Dolly ouvrant de grands yeux.

C’était, pour elle, une de ces révélations dont les conséquences sont tellement grandes qu’au premier abord on les sent seulement et qu’on ne peut les comprendre tout d’un coup, mais on sent qu’il faudra beaucoup y réfléchir.

Cette révélation lui éclairait soudain le mystère de ces familles qui n’ont que deux enfants, et éveillait en elle tant d’idées, de déductions, de sentiments contradictoires qu’elle ne savait que dire et regardait Anna avec de grands yeux étonnés. N’avait-elle pas rêvé quelque chose d’analogue ?… et maintenant sa possibilité la terrifiait. Elle sentait que c’était une solution trop simple pour une question si compliquée.

N’est-ce pas immoral ? demanda-t-elle après un moment de silence.

— Pourquoi ? N’oublie pas que je n’ai le choix qu’entre deux choses : ou devenir enceinte, c’est-à-dire malade, ou être l’amie, la camarade de mon mari, dit Anna d’un ton léger.

— Certainement, fit Dolly à ces arguments qu’elle s’était donnés à elle-même et n’y retrouvant plus l’ancienne conviction.

— Si le point est discutable pour toi et les autres, en ce qui me concerne, le doute n’existe pas… Rappelle-toi que je ne suis pas l’épouse. Cela durera tant qu’il m’aimera et avec quoi retiendrai-je cet amour. Avec cela ?…

Elle porta ses mains blanches au devant de son ventre.

Comme il arrive dans les moments d’émotion, les idées, les souvenirs, se heurtaient dans la tête de Daria Alexandrovna, avec une rapidité extraordinaire.

« Je n’ai jamais cherché à retenir Stiva, pensait-elle ; il m’a quittée pour d’autres ; mais la première pour laquelle il m’a trahie ne l’a pas retenu davantage, cependant elle se montrait toujours belle et gaie. Stiva l’a abandonnée pour en prendre une autre. Anna retiendra-t-elle le comte Vronskï par sa beauté ? S’il ne cherche que la beauté, il trouvera des toilettes et des manières encore plus séduisantes et plus gaies. Quelque beaux que soient son corps, ses épaules, son visage encadré de cheveux noirs, il en trouvera de plus beaux encore, comme en a cherché et trouvé mon affreux, misérable et charmant époux ! »

Dolly ne répondit rien et se contenta de soupirer. Anna remarqua ce soupir qui prouvait qu’elle n’était pas de son avis et continua. Elle avait en réserve beaucoup d’autres arguments et si puissants qu’on n’y pouvait rien objecter.

— Tu dis que c’est immoral ! Mais il faut raisonner, continua-t-elle. Tu oublies ma situation. Comment puis-je désirer des enfants ? Je ne parle pas des souffrances, je n’en ai pas peur ; mais songe donc que mes enfants ne peuvent être que des créatures malheureuses condamnées à porter un nom étranger, destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance

— C’est précisément pourquoi tu dois demander le divorce.

Anna ne l’écoutait pas, elle voulait conduire jusqu’au bout l’argumentation par laquelle tant de fois elle s’était convaincue elle-même.

— Pourquoi la raison m’a-t-elle été donnée, sinon pour ne pas procréer des infortunés ?…

Elle regarda Dolly et sans attendre sa réponse continua :

— Je me sentirais toujours coupable devant ces malheureux enfants ; s’ils n’existent pas ils ne connaissent pas le malheur, et s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi.

C’étaient ces mêmes raisonnements que se tenait Daria Alexandrovna, mais maintenant, en les écoutant, elle ne les comprenait plus. « Comment être coupable envers des êtres qui n’existent pas ? » pensait-elle ; et soudain elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux pour son préféré, Gricha, ne pas exister. Et cela lui parut si terrible, si étrange, qu’elle secoua la tête pour chasser les pensées folles qui l’assaillaient.

— Je ne sais pas, mais ce n’est pas bien, dit-elle enfin, avec une expression de dégoût.

— Songe à la différence qui existe entre nous deux… ajouta Anna qui, malgré l’abondance de ses raisonnements et la pauvreté de ceux de Dolly, semblait reconnaître aussi que c’était mal. N’oublie pas que nos situations sont différentes : pour toi il ne peut s’agir que de savoir si tu désires ne plus avoir des enfants ; pour moi, s’il m’est permis d’en désirer. Et tu dois comprendre que dans ma situation je n’en puis désirer.

Daria Alexandrovna se tut : elle entrevit tout à coup l’abîme qui la séparait d’Anna ; elle comprit qu’entre elles il existait certaines questions sur lesquelles il leur était impossible de tomber d’accord et que le mieux était de ne pas les discuter.