Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/25

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 411-415).


XXV

Vronskï et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne, sans faire aucune démarche pour obtenir le divorce et régulariser leur situation.

Tous deux avaient décidé de rester chez eux, mais tous deux sentaient, surtout après le départ de leurs hôtes, qu’ils ne supporteraient pas longtemps une vie pareille et qu’il faudrait la modifier.

En apparence ils avaient tout ce qu’on peut désirer : ils étaient riches, bien portants, ils avaient un enfant, leurs occupations leur plaisaient. Anna, sans amis ni invités, travaillait et lisait beaucoup, tantôt des romans, tantôt les livres sérieux à la mode. Elle faisait venir tous les ouvrages de valeur que citaient les journaux et les revues étrangères qu’elle recevait, et avec cet intérêt pour les choses lues, qui ne se développe que dans l’isolement, elle les relisait. En outre, aucun des sujets pouvant intéresser Vronskï ne la laissait indifférente ; elle les étudiait dans des livres et des revues spéciales, de sorte que souvent, il la consultait sur une question d’agronomie ou d’architecture et, parfois même, d’élevage et de sport.

Il admirait ses connaissances, sa mémoire ; au commencement, il se montrait défiant et désirait la confirmation de ce qu’elle avançait, mais elle trouvait dans les livres ce qu’il lui demandait et le lui montrait.

Elle s’intéressait aussi à la construction de l’hôpital ; elle y collaborait et y apportait des idées personnelles. Cependant, son principal succès était le soin de sa personne ; elle se savait chère à Vronskï, et elle voulait remplacer pour lui tout ce qu’il avait abandonné pour elle ; Vronskï, de son côté, appréciait ce souci devenu le but unique de sa vie : lui plaire et se dévouer à lui ; cependant ce filet dans lequel son amour s’efforcait de le retenir captif lui pesait. Plus le temps passait, plus il voyait sa captivité se resserrer ; certes il ne voulait pas s’en dégager, mais il tenait à garder quelque liberté. Sans ce désir toujours grandissant de vouloir se sentir libre, sans les scènes qu’il lui fallait subir chaque fois qu’il devait aller en ville, à une réunion, aux courses, le bonheur de Vronskï eût été complet.

Le rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, ce rôle qui devait faire la force de l’aristocratie russe, non seulement lui plaisait, mais après un essai de six mois, il y trouvait un plaisir de plus en plus grand, et son entreprise marchait admirablement. Il avait dépensé des sommes folles pour l’hôpital, les machines, les vaches qu’il avait fait venir de Suisse et pour d’autres acquisitions et, malgré cela, sa fortune augmentait. Quand il s’agissait des revenus, de la vente du bois, du blé, du fermage, Vronskï était dur comme un roc et ne cédait qu’à bon prix. Dans les questions d’administration, pour ses domaines et les autres, il s’en tenait aux règles les plus élémentaires et les plus sûres, et se montrait excessivement économe. Malgré toute la ruse et l’habileté que déployait l’Allemand pour l’entraîner dans des dépenses exagérées, dès que Vronskï avait reconnu qu’on pouvait arriver aux mêmes résultats en dépensant moins, il ne cédait pas. Il écoutait l’intendant, l’interrogeait, et ne tombait d’accord avec lui, que quand ce qu’il proposait de faire venir, ou construire, était une innovation en Russie, capable de provoquer l’admiration. De plus il ne se risquait dans les dépenses que s’il avait de l’argent disponible, et avant de s’y livrer, il calculait tout en détail et insistait pour que les sommes dépensées le fussent le mieux possible. Grâce à cette conduite prudente, il ne risquait pas de compromettre sa fortune, mais au contraire l’augmentait.

La province de Kachine, où étaient situées les terres de Vronskï, de Sviajskï, d’Oblonskï, de Kosnichev et une petite partie de celles de Lévine, devait élire au mois d’octobre ses maréchaux de la noblesse.

Ces élections, à cause de certaines personnalités qui y prenaient part, attiraient l’attention générale.

On en parlait beaucoup et des personnes vivant à Moscou, à Pétersbourg, même à l’étranger, qui d’habitude se désintéressaient de ces élections, se préparaient à y venir. Vronskï avait promis depuis longtemps à Sviajski d’y assister.

Avant les élections, Sviajski, qui venait souvent à Vosdvijenskoié, passa prendre Vronskï.

La veille de ce jour une querelle faillit éclater entre Vronskï et Anna à propos de ce voyage. On était à l’automne, saison particulièrement triste à la campagne.

Vronskï, tout préparé à la lutte, vint lui annoncer son départ d’un ton froid et bref. Sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander la date exacte de son retour.

Il la regarda attentivement, ne pouvant s’expliquer ce calme. Elle sourit en réponse à son regard. Il connaissait cette faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même, et il savait que cela lui arrivait quand elle était fermement résolue à lui cacher quelque chose. Il redoutait cela, mais il tenait tellement à éviter une scène qu’il feignit de croire à la sincérité de cette apparence de raison.

— J’espère que tu ne t’ennuieras pas ? dit-il.

— Je l’espère, répondit Anna. J’ai reçu hier de Gauthier, une caisse de livres. Non je ne m’ennuierai pas.

« C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter, tant mieux », pensa-t-il.

Il partit donc sans autre explication. C’était la première fois, depuis que durait leur liaison, qu’ils se séparaient sans s’être franchement expliqués. D’un côté il en était fâché, d’un autre il trouvait que cela valait mieux.

« Tout d’abord, il y aura en elle, comme maintenant, quelques pensées vagues et cachées ; ensuite elle s’habituera… En tout cas, je puis lui donner tout, sauf mon indépendance », pensa-t-il.