Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/05

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 259-263).


V

« Varvara Andréievna, dans ma jeunesse je m’étais fait un idéal de la femme que j’aimerais et serais heureux d’avoir pour compagne. J’ai vécu déjà de longues années et c’est maintenant, pour la première fois, que je l’ai rencontré. Je vous aime et vous demande votre main. » Serge Ivanovitch avait eu ses paroles sur les lèvres comme il se trouvait à dix pas de Varenka qui, agenouillée et se disputant un champignon avec Gricha, appelait la petite Macha.

— Par ici ! Par ici ! les petits ! Il y en a des quantités ! criait-elle de sa belle voix grave.

Elle ne se leva pas à l’approche de Serge Ivanovitch, mais tout dans sa personne témoignait qu’elle le sentait venir et s’en réjouissait.

— Avez-vous trouvé quelque chose ? lui demanda-t-elle s’avançant vers lui avec son aimable visage souriant.

— Pas un seul, répondit Serge Ivanovitch, et vous ?

Elle ne lui répondit pas, occupée des enfants qui l’entouraient.

— Encore un, près de la branche, dit-elle, indiquant à Macha un petit champignon coupé au milieu d’une herbe séchée à laquelle il était attaché. Cela me rappelle mon enfance, ajouta-t-elle en s’éloignant avec Serge Ivanovitch.

Ils firent silencieusement quelques pas. Varenka voyait qu’il désirait parler ; elle devinait ce qu’il voulait dire et tremblait d’émotion, de joie et de crainte.

Ils étaient maintenant si loin que personne ne pouvait les entendre, cependant il se taisait encore. Varenka aussi préférait le silence ; il serait plus facile de dire ensuite ce qu’ils avaient à se dire, qu’après les propos sur les champignons. Cependant, presqu’involontairement elle prononça :

— Ainsi vous n’avez rien trouvé ? Du reste, au milieu du bois, il y a toujours moins de champignons.

Serge Ivanovitch soupira sans répondre ; il était contrarié de cette phrase sur les champignons ; il aurait voulu revenir aux paroles qu’elle avait dites de son enfance ; mais malgré lui, après un court silence, il répondit à ses dernières paroles :

— J’ai entendu dire que les champignons blancs croissent plutôt à la lisière des bois, mais je ne connais pas bien les champignons blancs.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Ils étaient encore plus loin des enfants et tout à fait seuls. Le cœur de Varenka battait si fort qu’elle en entendait les coups et se sentait pâlir et rougir.

Devenir la femme d’un homme comme Koznichev, après sa situation chez madame Sthal, n’était-ce pas pour elle le comble du bonheur ! Et de plus, elle était presque sûre d’être amoureuse de lui. Le sort allait se décider.

La situation devenait terrible. Tout ce qu’il allait dire et faire avait tant d’importance !

C’était le moment ou jamais de s’expliquer. Serge Ivanovitch le sentit aussi.

Le regard, la rougeur, les yeux baissés, tout en Varenka décelait l’attente douloureuse. Serge Ivanovitch le remarqua et la plaignit. Il sentit même qu’il l’offensait en se taisant. Il s’efforça de se rappeler ses réflexions en faveur du mariage ; il se rappela les paroles qu’il avait préparées, mais au lieu de cela, d’une façon tout inattendue, il demanda ;

— Quelle différence y a-t-il entre un champignon blanc et un champignon de bouleau ?

Les lèvres de Varenka tremblèrent en répondant :

— Il n’y a de différence que dans le pied.

Et aussitôt ces paroles dites, tous deux sentirent que c’en était fait, que les mots qui devaient les unir ne seraient jamais prononcés, et l’émotion violente qui les agitait se calma peu à peu.

— Le pied du champignon de bouleau fait penser au menton d’un homme brun qui n’a pas été rasé de deux jours, dit tranquillement Serge Ivanovitch.

— C’est vrai, répondit en souriant Varenka, et tout naturellement leur promenade changea de direction.

Ils retournèrent vers les enfants. Varenka était confuse et blessée, mais cependant soulagée.

En revenant à la maison, Serge Ivanovitch repassa dans son esprit ses raisonnements sur le mariage et les trouva faux. Il ne pouvait être infidèle à la mémoire de Marie.

— Doucement, enfants, doucement ! cria Lévine en voyant les enfants se précipiter vers Kitty avec des cris de joie, et se mettant entre eux et sa femme pour la protéger.

Derrière les enfants sortirent du bois Serge Ivanovitch et Varenka. Kitty n’eut pas besoin de questionner. Elle comprit à leur ton calme et un peu confus que ses plans ne s’étaient pas réalisés.

— Eh bien ? lui demanda son mari, comme ils retournaient à la maison.

— Ça ne mord pas, répondit Kitty, rappelant par son sourire et sa façon de parler son père, ce que Lévine remarquait souvent avec plaisir.

— Comment, ça ne mord pas ?

— Non, et, prenant la main de son mari, elle l’effleura de ses lèvres, comme on baise la main d’un archevêque.

— Et chez qui est-ce que ça ne mord pas ? demanda-t-il en riant.

— Chez tous deux. Et il faut que ce soit ainsi !…

— Que fais-tu, les paysans passent ?

— Ce n’est rien ; ils n’ont pas vu…