Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 264-271).


VI

Pendant que les enfants prenaient le thé, les grandes personnes se réunirent sur la terrasse et causèrent comme si rien n’était arrivé, cependant tous savaient, surtout Serge Ivanovitch et Varenka, qu’il s’était passé quelque chose de très important bien que négatif. Tous deux éprouvaient le même sentiment et semblaient deux écoliers qui auraient échoué à leurs examens et seraient exclus pour toujours.

Toutes les personnes présentes sentant qu’il était arrivé quelque chose causaient avec une grande animation de sujets quelconques. Lévine et Kitty se trouvaient particulièrement heureux et amoureux ce soir-là et ils se sentaient confus de leur bonheur, comme d’une allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaient pas être heureux.

— Rappelez-vous ce que j’ai dit, Alexandre ne viendra pas, dit la vieille princesse.

On attendait par le train du soir Stépan Arkadiévitch et peut-être le vieux prince.

— Et je sais pourquoi, continua la princesse ; il prétend qu’il ne faut pas troubler la solitude des jeunes mariés.

— Papa nous abandonne. Nous ne l’avons pas vu, dit Kitty. Nous ne sommes plus de jeunes mariés. Nous sommes déjà de vieux époux.

— Seulement s’il ne vient pas, moi aussi je vous dirai adieu, dit la vieille princesse, soupirant tristement.

— Que dites-vous, maman ! protestèrent ses deux filles.

— Mais pensez donc qu’il est seul là-bas. Maintenant…

Tout à coup la voix de la princesse trembla.

Ses filles, sans rien dire, échangèrent un regard : « Maman trouvera toujours quelque chose de triste », disait ce regard.

Elles ne savaient pas que, malgré le plaisir d’être chez sa fille et la nécessité qu’elle sentait d’y être, la vieille princesse était triste pour elle et son mari, car depuis le mariage de sa dernière fille, le vieux foyer était devenu vide.

— Qu’avez-vous, Agafia Mikhaïlovna ? demanda tout d’un coup Kitty à la vieille bonne qui se tenait debout, l’air mystérieux et grave.

— C’est à cause du souper…

— Eh bien, dit Dolly, va donner des ordres et moi j’irai faire travailler Gricha, sans quoi il ne fait rien.

— C’est une leçon pour moi ! dit Lévine, se levant vivement. Non, Dolly, c’est moi qui irai.

Gricha, qui allait déjà au lycée, avait des devoirs de vacances. À Moscou, Daria Alexandrovna s’était mise à faire étudier le latin à son fils, et à la campagne elle s’était imposé la tâche de lui faire travailler chaque jour l’arithmétique et le latin. Lévine s’était offert à la remplacer. Mais la mère ayant entendu les leçons de Lévine et remarqué qu’il ne s’y prenait pas comme le répétiteur qu’elle avait à Moscou, pour son fils, lui déclara résolument, de façon cependant à ne pas le blesser, qu’on devait étudier d’après le livre comme le faisait le répétiteur, et que, dorénavant, elle s’en chargerait elle-même. Lévine en voulait à Stépan Arkadiévitch qui par insouciance laissait à sa femme le soin des études de son fils, alors qu’elle n’y comprenait rien ; il en voulait également au professeur qui s’acquittait si mal de sa tâche, néanmoins il promit à sa belle-sœur de suivre la méthode qu’elle voudrait. Il continua donc de faire travailler Gricha, et cette fois, non plus à sa manière mais d’après le livre ; aussi le faisait-il sans grand enthousiasme et oubliait-il souvent l’heure de la leçon. C’était précisément le cas.

— Non, Dolly, j’irai ; reste ici. Nous ferons tout ce qu’il faut, d’après le livre. Seulement, quand Stiva sera là, nous irons à la chasse, et nous manquerons la leçon.

Lévine partit avec Gricha.

Varenka proposa son aide à Kitty. Même dans la maison heureuse et bien agencée de Lévine, Varenka savait être utile.

— Je vais commander le souper, vous, restez ici, dit-elle, se levant et se dirigeant du côté d’Agafia Mikhaïlovna.

— Oui, oui, on n’a sans doute pas trouvé de poulets, alors il faut en prendre des nôtres, dit Kitty.

— Nous verrons cela avec Agafia Mikhaïlovna.

Et Varenka disparut.

— Quelle charmante personne ! dit la princesse.

— Non, maman, pas charmante mais exquise, elle n’a pas sa pareille.

— Alors vous attendez aujourd’hui Stépan Arkadiévitch ? demanda Serge Ivanovitch, qui évidemment ne désirait pas continuer à causer de Varenka. Il est difficile de trouver deux beaux-frères aussi différents, fit-il avec un sourire malicieux : l’un, très vif, vit dans la société comme un poisson dans l’eau ; l’autre, notre Kostia, également vif, alerte, aussitôt dans le monde devient muet ou se débat comme un poisson sur la paille.

— Oui, il est très enfant, dit la princesse s’adressant à Serge Ivanovitch. Je voulais précisément vous demander de lui dire qu’elle (elle désigna Kitty) ne peut rester ici. Elle doit absolument venir à Moscou. Et lui parle de faire venir un docteur…

— Maman, il fera tout ce qu’il faudra ; il consent à tout, dit Kitty mécontente de voir sa mère prendre pour juge de leurs affaires Serge Ivanovitch.

L’ébrouement des chevaux accompagnant le bruit d’une voiture sur l’avenue interrompit la conversation.

Dolly n’eut pas le temps de se lever pour aller au-devant de son mari que de la fenêtre de la chambre où travaillait Gricha bondit Lévine, en écartant Gricha.

— C’est Stiva ! cria Lévine en bas du balcon. Nous avions terminé, Dolly, n’aie pas peur ! Et comme un gamin il s’élança au-devant de la voiture.

Is, ea, id, ejus, ejus, ejus, cria Gricha en courant dans l’allée.

— Il y a quelqu’un avec lui, probablement papa ! s’écria Lévine s’arrêtant à l’entrée de l’avenue. Kitty, ne descends pas l’escalier, fais le tour !

Mais Lévine se trompait en prenant pour le vieux prince le second visiteur. Quand il fut plus près de la voiture, il aperçut à côté de Stépan Arkadiévitch un beau jeune homme, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants. C’était Vassenka Veslovski, un cousin issu de germain des Stcherbatzkï, un des brillants jeunes hommes de Pétersbourg et de Moscou, « brave garçon et remarquable chasseur », ainsi que le dit Stépan Arkadiévitch en le présentant.

Nullement confus du désenchantement causé par sa présence en place de celle du vieux prince, Veslovski salua gaîment Lévine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois et souleva Gricha au-dessus du pointer qu’amenait Stépan Arkadiévitch, pour le mettre dans la voiture.

Lévine ne monta pas dans la voiture et suivit à pied. Il était contrarié de ne pas voir le prince qu’il aimait et il l’était surtout de l’arrivée de ce Vassenka Veslovski, un étranger dont la présence était parfaitement inutile. Cette impression fâcheuse s’accrut encore quand Lévine en arrivant au perron, où s’était assemblée la foule animée des grandes personnes et des enfants, vit Vassenka Veslovski baiser galamment et tendrement la main de Ivitty.

— Nous sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit-il, serrant une seconde fois fortement la main de Lévine.

— Eh bien ! Y a-t-il du gibier ? demanda Stépan Arkadiévitch à Lévine, avant même d’avoir salué tout le monde. Nous avons, lui et moi, les intentions les plus cruelles…

— Tiens, Tania, voici pour toi ! Prends dans la voiture, derrière ! dit-il, s’adressant à la fois à tout le monde. Comme tu as bonne mine, Dolly ! dit-il à sa femme baisant de nouveau sa main et la lui retenant dans les siennes.

Lévine, heureux un moment auparavant, considérait cette scène avec humeur.

« Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier ? » pensa-t-il à la vue de ces marques de tendresse de Stépan Arkadiévitch pour sa femme. Il regarda Dolly ; elle aussi lui déplut. « Elle ne croit plus à son amour. Alors de quoi est-elle si contente ? C’est répugnant ! » pensa-t-il. Il regarda la princesse qu’il trouvait si charmante un moment avant et il fut vexé de l’accueil affable qu’elle faisait à Vassenka avec ses rubans. Serge Ivanovitch lui déplut également à cause de sa politesse envers Stépan Arkadiévitch, qu’il jugea hypocrite car il savait que son frère n’aimait et n’estimait pas Oblonskï. Varenka aussi le fâcha parce qu’avec son air de sainte nitouche, elle se mettait en frais pour ce monsieur, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage.

Mais il fut surtout mécontent quand il vit Kitty prendre un air de fête, comme si l’arrivée de ce monsieur à la campagne était pour elle et pour tous une vraie réjouissance ; il était particulièrement furieux du sourire par lequel elle répondit au sien. Tous rentrèrent à la maison en causant avec animation, mais dès qu’ils furent assis, Lévine fit demi-tour et sortit.

Kitty, ayant remarqué la mauvaise humeur de son mari, voulait saisir un moment pour lui parler en tête à tête, mais il s’éloigna très vite déclarant avoir affaire au bureau. Depuis longtemps ses occupations n’avaient eu autant d’importance à ses yeux que ce jour-là.

« Pour eux c’est toujours fête, pensa-t-il, mais il y a un travail qui n’attend pas et sans lequel on ne peut vivre. »