Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/04

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 254-258).


IV

Varenka, un mouchoir blanc sur ses cheveux noirs, entourée des enfants, très gaie au milieu d’eux et évidemment émue de la possibilité d’une explication avec l’homme qui lui plaisait, était ainsi très attrayante. Serge Ivanovitch marchait à côté d’elle, et ne cessait de l’admirer. Tout en la regardant il se rappela tout ce qu’il avait entendu dire de son passé, tout ce qu’il avait remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle, et il se rendait compte, de plus en plus, qu’il éprouvait pour elle un sentiment particulier, qu’il n’avait encore ressenti qu’une seule fois dans sa première jeunesse. L’impression de joie causée par sa présence augmentant sans cesse fut un instant si vive, qu’en mettant dans le panier de la jeune fille un énorme champignon blanc à tige mince qu’il venait de trouver, il plongea son regard dans ses yeux et, à la rougeur de l’émotion joyeuse et craintive qui se répandit sur son visage, il resta confus lui-même et lui sourit d’une façon trop expressive. « S’il en est ainsi, se dit-il, je dois réfléchir et ne pas m’abandonner comme un gamin à un entraînement passager. »

— Je vais chercher des champignons tout seul, dit-il, sans quoi mes trouvailles passeront inaperçues.

Il partit seul, et quittant la lisière du bois où ils marchaient sur l’herbe basse, parmi de vieux et rares bouleaux, il s’enfonça dans le bois où les bouleaux se mêlaient aux ormes gris et aux bouquets vert-sombre des noisetiers. Après avoir fait une quarantaine de pas, il s’arrêta derrière un bouquet de noisetiers en pleine floraison d’où il était sûr de ne pas être vu. Autour de lui tout était silencieux, sauf qu’en haut du bouleau sous lequel il se trouvait des mouches bourdonnaient comme une ruche d’abeilles et que, de temps en temps, résonnaient les voix des enfants.

Tout à coup, de la lisière du bois, Serge Ivanovitch entendit la voix grave de Varenka qui appelait Gricha, et un sourire joyeux éclaira son visage. Il hocha la tête, mécontent de lui-même, et, prenant un cigare, voulut l’allumer. Mais il avait de la peine à faire prendre l’allumette sur le tronc du bouleau : l’écorce blanche, très tendre, se collait au phosphore et la flamme s’éteignait. Enfin une des allumettes s’enflamma, et la fumée odorante du cigare en un nuage flottant s’élança en avant et en haut, au-dessus du bouquet de noisetiers. En suivant des yeux la fumée, Serge Ivanovitch s’avança à pas lents, et se livra à ses réflexions. « Pourquoi pas, pensa-t-il. Si c’était le coup de foudre ou de la passion, si ce n’était pas une inclination réciproque… (Oui, je puis dire réciproque). Si je sentais qu’elle est en complet désaccord avec toute ma vie… qu’en m’y abandonnant je trahis ma vie et mon devoir… Mais non, il n’y a rien de cela. La seule objection possible c’est la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir… » se disait Serge Ivanovitch ; mais il sentait bien que cette considération n’avait d’autre importance que celle de compromettre le rôle poétique qu’il jouait aux yeux du monde.

« À part cela, j’ai beau chercher, je ne trouve rien à opposer à mon sentiment. En ne me guidant que de ma raison, je ne pourrais trouver mieux ? »

Il avait beau évoquer le souvenir des femmes et des jeunes filles qu’il connaissait, il n’en trouvait aucune qui répondît mieux que Varenka à tout ce qu’il cherchait dans celle qu’il épouserait. Elle avait le charme et la fraîcheur de la jeunesse sans en avoir l’enfantillage ; et si elle l’aimait c’était comme doit aimer une femme. C’était un point. En outre elle n’aimait pas le monde et le fuyait, mais elle en avait l’usage et possédait toutes les manières d’une jeune fille de la bonne société, manières sans lesquelles Serge Ivanovitch ne pouvait se représenter la compagne de sa vie. Enfin, elle était religieuse, non comme une enfant, comme Kitty par exemple, mais toute sa vie était basée sur de sérieuses convictions morales. Jusque dans les moindres détails Serge Ivanovitch trouvait en elle tout ce qu’il désirait trouver en sa femme. Elle était pauvre et sans famille, de sorte qu’elle ne traînerait pas derrière elle une foule de parents et n’imposerait pas leur influence dans la maison de son mari ; c’était précisément ce qu’il désirait pour sa future vie de famille. Et cette jeune fille qui réunissait toutes ces qualités l’aimait. Quelque modeste qu’il fût il s’en apercevait et l’aimait aussi. Il y avait bien un obstacle : son âge ; mais il jouissait d’une bonne santé, n’avait pas un seul cheveu blanc ; personne ne lui donnait quarante ans et il se rappelait avoir entendu dire à Varenka qu’un homme de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu’en Russie ; qu’en France un homme à cinquante ans se croit dans la force de l’âge et, à quarante ans, un jeune homme.

Et qu’importaient les années quand il se sentait jeune de cœur comme à vingt ans. N’était-ce pas un sentiment de jeune homme, celui qu’il éprouva quand sortant de l’autre côté du bois et entrant à la lumière claire des rayons obliques du soleil, il vit la gracieuse personne de Varenka, en robe jaune, un panier au bras, marchant d’un pas léger entre les vieux bouleaux ; et quand l’impression produite par cette vue se confondit avec celle du champ d’avoine jaunissante, inondé des rayons obliques, dont la beauté le frappa, tandis que derrière lui le vieux bois jauni disparaissait dans le lointain bleu. Son cœur se serra joyeusement. Une sorte d’émotion le saisit. Il sentit qu’il était décidé. Varenka, qui s’était penchée pour cueillir un champignon, se releva d’un mouvement souple et regarda autour d’elle. Serge Ivanovitch jeta son cigare et se dirigea de son côté.