Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 77-82).


XI

Vers le milieu du mois de juillet, Lévine vit arriver le starosta du domaine de sa sœur, situé à vingt verstes au-delà de Pokrovskoié ; celui-ci lui apportait son rapport sur la marche des affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de ce domaine était fourni par les prairies, qu’autrefois les paysans affermaient à raison de vingt roubles par déciatine.

Lorsque Lévine prit en main l’administration de ces terres, il examina les prairies et se rendit compte qu’elles valaient davantage ; il porta alors le prix du fermage à vingt-cinq roubles par déciatine. Les paysans refusèrent de louer à ces conditions et, comme le soupçonna Lévine, détournèrent d’autres preneurs. Il fut contraint de s’y rendre en personne ; il donna l’ordre de diviser les prairies en deux parties : l’une serait fauchée par des ouvriers loués, et l’autre moyennant l’abandon d’une certaine quantité de la récolte.

Les paysans voulurent empêcher cela à tout prix, mais on passa outre et dès la première année, le rapport des prairies fut presque doublé. Les paysans continuèrent leur opposition les années suivantes, mais le fauchage se fit néanmoins comme Lévine l’avait résolu. Cette année-là les paysans avaient accepté de faire tout le travail à condition de garder pour eux un tiers de la récolte, et le starosta venait lui annoncer que tout était fini et que, par crainte de la pluie, il avait fait faire le partage en présence du garçon de bureau ; en conséquence, les onze meules des maîtres étaient terminées. Lorsque Lévine interrogea le starosta, celui-ci lui répondit évasivement sur la quantité de foin de la prairie principale, en outre cette hâte d’avoir partagé le foin sans lui en demander préalablement la permission, et le ton général du paysan lui causèrent quelque méfiance ; il se douta que ce partage du foin ne devait pas être très équitable et il résolut de s’en rendre compte par lui-même.

Il arriva au village à l’heure du dîner, laissa ses chevaux chez un vieillard de ses amis, le mari de la nourrice de son frère, et alla rejoindre celui-ci, près de ses ruches, afin d’obtenir quelques détails sur la fenaison.

Le bonhomme, nommé Parménitch, était un vieillard bavard et de belle apparence. Il reçut joyeusement Lévine, lui montra tout son bien, et s’étendit longuement sur ses abeilles et leur production de cette année ; mais lorsque Lévine entama le chapitre des foins, il fut moins prolixe et moins disposé à répondre. Cette attitude ne fit que confirmer les soupçons de Lévine. Il se rendit alors dans le champ et examina les meules. Elles ne semblaient point représenter cinquante charretées chacune. Aussi pour prendre en fraude les paysans Lévine ordonna d’amener les charrettes qui avaient servi de mesure, et de transporter sur elles une meule dans le hangar. La meule ne put fournir que trente-deux charrettées.

Malgré les serments du starosta qui affirmait que le foin était très volumineux, qu’il était mal placé dans la charrette, et que tout s’était passé honnêtement, Lévine répondit que le foin avait été partagé sans son ordre et qu’il n’acceptait pas les meules, comme valant cinquante charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les paysans garderaient les onze meules à raison de cinquante charretées et qu’on ferait un nouveau partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu’à midi. Quand tout le foin fut partagé, Lévine, confiant la fin de sa besogne à l’employé, alla s’asseoir sur une petite meule, marquée d’une branche de cythise, et admira la prairie pleine d’animation.

Devant lui la rivière formait une courbe et derrière la petite mare un groupe bigarré de femmes bavardait et poussait de joyeux éclats ; elles s’avançaient en remuant le foin qu’elles soulevaient en traînées ondoyantes d’un beau vert clair. Derrière elles, venaient des paysans qui, avec des fourches, saisissaient le foin dont ils faisaient de hautes et larges meules. À gauche, sur la prairie déjà rasée, une file de charrettes arrivait à grand bruit. Les bottes, soulevées par de longues fourches, s’enlevaient de terre pour s’entasser sur les charrettes surchargées et le foin parfumé débordant, tombait sur les croupes des chevaux.

— Quel beau temps pour faucher ! Le foin sera excellent ! dit un vieux paysan en s’asseyant près de Lévine. Ce n’est même pas du foin, on dirait du thé. Il est sec comme du grain pour les petits canetons, ajouta-t-il en désignant les meules qui s’amoncelaient. Depuis le dîner, on en a bien rangé la moitié.

— Est-ce la dernière ? cria-t-il à un jeune garçon qui, debout sur le devant de la charrette, agitait les brides de son cheval en passant près d’eux.

— C’est la dernière, père ! répondit le garçon en retenant le cheval ; puis se tournant en souriant vers une jeune femme qui, toute joyeuse, le visage frais et animé, était assise dans le chariot, il continua son chemin.

— C’est sans doute ton fils ? demanda Lévine.

— Oui, c’est mon cadet, dit le vieux avec un sourire tendre.

— Quel gaillard ! Il a l’air d’un bon garçon ! Est-il marié ?

— Oui, il y aura trois ans à la Saint-Philippe.

— A-t-il des enfants ?

— Des enfants ? Pendant une année, il a semblé n’y rien comprendre… Alors on s’est moqué… Mais quel foin ! reprit le vieux. Un vrai thé ! répéta-t-il, visiblement désireux de changer de conversation.

Lévine regarda plus attentivement Ivan Paraménov et sa femme. Non loin de là, ils arrangeaient une meule, lui, debout sur la charrette, attrapait d’énormes brassées de foin qu’il piétinait pour le tasser et que sa femme lui jetait d’abord à bout de bras puis avec la fourche. Celle-ci, agile et gaie, travaillait adroitement. Le gros foin ne s’enfourchait pas d’un coup. D’abord, elle le tassait, ensuite le prenant dans sa fourche d’un mouvement vigoureux et agile, s’appuyant de tout son corps, elle relevait le buste, avançait sa forte poitrine couverte d’une chemise blanche retenue par une ceinture rouge, soulevait lestement la fourche et lançait haut le foin dans la charrette. Ivan attrapait hâtivement le foin, s’efforçant, selon toute apparence, de lui épargner un travail superflu, et, écartant largement les bras, l’entassait dans la charrette. Quand elle lui eut jeté le reste du foin, la jeune femme secoua la poussière qui lui glissait dans le cou, rajusta le fichu rouge serré sur son front blanc, et passa sous le chariot pour attacher la corde qui retenait la charge. Ivan lui apprenait à lier les cordes. Sur une réflexion de sa femme, il partit d’un large éclat de rire. L’expression de leurs visages décelait un amour fort, jeune, nouvellement éveillé.