Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 69-76).


X

— Kitty m’écrit qu’elle n’aspire qu’à la solitude et au repos, dit Dolly après un court silence.

— Et sa santé, est-elle meilleure ? demanda Lévine avec émotion.

— Grâce à Dieu elle s’est complètement rétablie. Au reste, je n’ai jamais cru à une maladie de poitrine.

— J’en suis bien heureux ! dit Lévine, et Dolly pendant qu’il prononçait ces mots crut voir sur son visage une expression de touchant attendrissement ; il se tut et la regarda.

— Voyons, Constantin Dmitritch, dit Daria Alexandrovna avec son bon sourire un peu moqueur, pourquoi en voulez-vous tant à Kitty ?

— Moi, mais je ne lui en veux nullement.

— Si, vous êtes certainement fâché. Pourquoi sans cela ne seriez-vous venu ni chez nous ni chez les Stcherbatzkï lors de votre dernier séjour à Moscou ?

— Daria Alexandrovna, dit Lévine en rougissant jusqu’à la racine des cheveux, je m’étonne que vous qui êtes si bonne, ne le compreniez pas. Comment n’avez-vous pas pitié de moi, sachant…

— Quoi ? Qu’est-ce que je sais ?

— Vous n’ignorez pas que je me suis déclaré et qu’on m’a éconduit, prononça Lévine ; et toute la tendresse qu’un moment auparavant il ressentait pour Kitty s’évanouit pour faire place en son âme à la colère que lui suggérait le souvenir de l’offense autrefois éprouvée.

— Pourquoi supposez-vous que je le sache ?

— Parce que tout le monde le sait.

— Non, vous vous trompez ; je ne le savais pas, cependant je m’en doutais.

— Eh bien, maintenant vous êtes fixée.

— Je savais seulement qu’elle était vivement tourmentée d’une chose à laquelle elle ne me permettait pas de faire allusion ; d’ailleurs si elle ne m’en a rien dit à moi, à plus forte raison n’en a-t-elle parlé à personne. Mais que s’est-il passé entre vous, dites-moi ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— Soit, mais à quel moment cela s’est-il passé ?

— La dernière fois que je suis allé chez vos parents.

— Voulez-vous connaître ma façon de penser : je la plains beaucoup, oui beaucoup. Vous, vous souffrez dans votre amour propre…

— Peut-être, mais…

Elle continua, l’interrompant :

— Tandis qu’elle, la pauvre enfant, est vraiment bien à plaindre. Maintenant, je comprends tout.

— Excusez-moi si je pars, Daria Alexandrovna, dit Lévine en se levant. Au revoir !

— Non, attendez, dit-elle, le retenant par la manche. Attendez. Asseyez-vous.

— Je vous en prie, oui je vous en supplie, ne parlons plus de cela, dit-il en se rasseyant ; et dans son cœur il sentait renaître un espoir qu’il avait cru ensevelir pour toujours.

— Si je ne vous aimais pas, reprit Daria Alexandrovna, et des larmes emplirent ses yeux ; si je ne vous connaissais pas comme je vous connais…

Le sentiment que Lévine croyait mort s’animait de plus en plus, se précisait et remplissait son cœur.

— Oui maintenant, je comprends tout, poursuivit Daria Alexandrovna. Vous ne pouvez vous faire une idée de cela. Pour vous autres, hommes, qui êtes libres de votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous aimez ; mais la jeune fille doit attendre ; avec la réserve qui lui est imposée, elle voit les hommes de loin et doit accepter tout sur parole. Peut-elle seulement s’expliquer à elle-même ses sentiments ?

— Oui, si son cœur ne parle pas…

— Même si le cœur parle. Songez-y : vous autres, hommes, si vous avez en vue une jeune fille, que faites-vous ? vous fréquentez sa maison, vous essayez de vous rapprocher ; vous examinez en un mot, vous attendez d’être certains que vous aimez ; ensuite, et une fois que vous êtes bien fixés, vous faites votre demande…

— Non, ce n’est pas tout à fait exact.

— Il n’en est pas moins vrai que vous ne faites votre demande que quand votre amour a mûri, quand, entre deux partis, vous avez fait votre choix. Pour la jeune fille, c’est tout autre chose : on veut qu’elle choisisse et on ne lui en fournit pas les moyens : tout ce qu’elle peut faire, c’est de répondre oui ou non.

« Oui, le choix entre moi et Vronskï », pensa Lévine ; et le mort qui ressuscitait en son âme, lui sembla mourir une seconde fois en torturant son cœur.

— Daria Alexandrovna, dit-il, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette sans importance mais pas l’amour. Au reste le choix a été fait, il en est ainsi, et on ne peut le refaire.

— Ah ! l’orgueil, l’orgueil ! dit Daria Alexandrovna, d’un air de mépris pour la bassesse de ce sentiment comparé à ceux que seules comprennent les femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty elle se trouvait précisément dans une de ces situations où l’on ne sait que répondre. Elle hésitait entre vous et Vronskï ; or, lui, elle le voyait chaque jour, tandis que vous, depuis longtemps, vous n’étiez pas venu. Si elle avait été plus âgée, si j’avais été à sa place, par exemple, il n’y aurait pas eu d’hésitation : Vronskï m’a toujours déplu. Voilà pourquoi cela s’est ainsi terminé…

Lévine croyait encore entendre la réponse de Kitty : « Non, cela ne peut être. »

— Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis touché de votre confiance, mais je crois que vous vous trompez. Est-ce à tort ou à raison, je l’ignore, mais cet orgueil que vous méprisez tant me rend désormais tout espoir relativement à Catherine Alexandrovna absolument impossible.

— Je ne vous dirai qu’une chose, songez que je vous parle d’une soeur que j’aime comme mes enfants : je ne puis vous dire qu’elle vous aime, je voulais simplement vous faire comprendre que son refus, au moment où elle vous l’a exprimé, ne prouvait absolument rien.

— Je ne vous comprends pas ! dit Lévine en se levant brusquement. Si vous saviez quelle peine vous me faites. C’est comme si vous aviez perdu un de vos enfants et qu’on vînt vous dire : il était si beau, si bon ! s’il vivait encore, vous en auriez de la joie, mais hélas ! il est mort, mort, mort…

— Comme vous êtes bizarre ! dit Daria Alexandrovna, souriant tristement à l’émotion de Lévine. Oui, maintenant, je comprends de mieux en mieux continua-t-elle d’un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici ?

— Non. Sans doute je ne fuirai pas Catherine Alexandrovna, mais je ferai tout mon possible pour lui éviter le désagrément que lui causerait ma présence.

— Vous êtes vraiment très ridicule, dit Daria Alexandrovna en le regardant tendrement. Eh bien, mettons que nous n’ayions rien dit… Que veux-tu, Tania ? dit-elle en français à la petite fille qui entrait.

— Où est ma pelle, maman ? répondit l’enfant en russe.

— Je te parle français, réponds-moi de même.

La fillette ne trouvait pas le mot français. Sa mère le lui souffla et, ensuite, lui indiqua, toujours en français, l’endroit où se trouvait cette pelle.

Tout cela déplut à Lévine. Tout maintenant, d’ailleurs, dans la maison de Dolly, même ses enfants, lui paraissait moins bien qu’auparavant. « Pourquoi leur parle-t-elle français ? Cela sonne faux, cela n’est pas naturel. Ces enfants le sentent. Elle leur apprend le français et les déshabitue de la franchise », pensait-il. Il ignorait que Daria Alexandrovna s’était déjà fait vingt fois cette réflexion ; néanmoins, en dépit du tort fait à la franchise, elle s’était vue contrainte à employer ce système nécessaire à son avis pour apprendre les langues étrangères à ses enfants.

— Mais pourquoi déjà partir ? restez donc avec nous.

Lévine resta jusqu’au thé, mais sa gaîté s’était envolée et il se sentait gêné.


Après le thé il sortit dans le vestibule et ordonna d’atteler les chevaux. Quand il revint, il trouva Daria Alexandrovna tout émue, le visage troublé, les yeux pleins de larmes. Pendant que Lévine était sorti, un incident était venu troubler toute la joie de cette journée et blesser son orgueil maternel. Gricha et Tania s’étaient battus pour une balle. Daria Alexandrovna, attirée par les cris dans la chambre des enfants, les avait trouvés dans un état affreux : Tania tenait Gricha par les cheveux, tandis que lui, les traits convulsés par la colère, la frappait au hasard à coups de poing. À ce spectacle, son cœur se déchira ; la vie lui parut s’obscurcir tout à coup, elle sentit que ces enfants dont elle était si fière, n’étaient ni plus ni moins qu’ordinaires, qu’en outre, ils étaient mauvais, mal élevés, doués d’instincts grossiers, brutaux, en un mot, c’étaient des enfants méchants.

L’impression avait été si forte qu’elle ne pouvait en détacher sa pensée ni parler d’autre chose, et qu’elle ne put s’empêcher de confier son chagrin à Lévine.

Celui-ci, la voyant malheureuse, entreprit de la consoler en lui disant que cela ne prouvait pas nécessairement de mauvais sentiments, que tous les enfants se battaient ; mais au fond de son cœur il pensait tout autre chose : « Non, moi, je ne feindrai pas et je ne parlerai pas en français à mes enfants, se disait-il, aussi ils seront différents de ceux-ci. Il ne faut pas gâter les enfants, mais il importe de ne pas les dénaturer. Oui, mes enfants seront charmants, ils ne ressembleront pas à ceux-ci. » Sur ces réflexions, il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu’elle cherchât à le retenir.